Texte de Mathieu Saujot, chercheur à l’IDDRI, Sarah Thiriot, sociologue à l’Ademe
En 2020, Bon Pote présentait les 12 excuses de l’inaction climatique et les manières d’y répondre, sur la base d’un article scientifique qui a depuis touché une forte audience. Dans ce travail, 12 discours de délai, qui « acceptent la réalité du changement climatique mais justifient l’inaction ou des actions inadéquates », étaient identifiés et analysés.
Parmi les différents types d’actions à mener pour faire face au changement climatique, la question des modes de vie plus durables nous semble être particulièrement sujette à ce type de discours. Les réactions au concept de sobriété en sont un bon exemple. Celui-ci apparaît souvent comme un tabou qui peut être soit écarté soit dilué en jouant sur la confusion avec l’efficacité ou encore neutralisé en renvoyant vers la décroissance. On se trouve donc dans une situation où de plus en plus de déclarations politiques reconnaissent la nécessité de faire évoluer nos modes de vie, mais où des obstacles se présentent dès que l’on aborde concrètement les changements à mettre en œuvre.
Prendre en compte ces préoccupations et savoir y répondre
Faire ce travail d’identification des arguments de résistance au changement et des réponses possibles à apporter n’est pas seulement un enjeu de communication politique : il révèle des éléments sur ce que représente changer les modes de vie et ce qu’il faut mettre en œuvre collectivement pour que cela devienne possible, acceptable, souhaitable.
Les auteurs de l’article sur les 12 discours d’inaction climatique soulignent que ces derniers « s’appuient sur les préoccupations et les craintes légitimes (…) Nous soutenons qu’ils deviennent des arguments dilatoires lorsqu’ils déforment plutôt que de clarifier, soulèvent l’adversité plutôt que le consensus ou laissent entendre que prendre des mesures est un défi impossible. ».
Nous cherchons donc à répondre à ces arguments afin de progresser dans notre capacité à rendre possibles ces changements de modes de vie. Pour cela il nous paraît essentiel d’éclairer et orienter le débat avec les acquis et connaissances des sciences humaines et sociales.
1. Ces changements ne sont pas acceptables
Cet argument décrédibilise une action climatique qui passerait par des changements de modes de vie en considérant qu’ils ne seraient pas acceptables par la population. On pense généralement ici à changer sa mobilité, son chauffage, ses pratiques de consommation et alimentaire, sa manière de faire du tourisme, d’utiliser le numérique…
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Inverser la charge de la preuve
Cet argument comme d’autres fonctionne car il évacue la situation actuelle et reporte totalement la charge de la preuve sur le projet de transition. Dire que ces changements ne sont pas acceptables fait passer implicitement l’idée que nos modes de vie actuels ne posent pas de question, et que seule la transition pose problème.
Or c’est bien évidemment faux. Nos modes de vie sont déjà associés à des choses qui, lorsqu’elles sont identifiées et dénoncées notamment par des ONG, suscitent des débats dans la société. Pensons par exemple à l’impact de ce que révèlent des associations comme L214 sur ce qu’impliquent concrètement pour le bien-être des animaux nos pratiques alimentaires actuelles, reposant sur la large disponibilité de produits animaux peu coûteux. Pensons également aux manquements de l’industrie textile en termes de droit social, par exemple avec l’effondrement d’une usine en 2013 à Dacca, causant plus de 1000 morts parmi les ouvriers et ouvrières. Cet événement a été associé à la pression qu’exerce sur la main d’œuvre le besoin de produire à faible coût dans une logique de fast fashion, ce qui renvoie in fine à nos pratiques vestimentaires. Et au quotidien, nos manières de nous déplacer, fortement dépendantes de la voiture thermique, impliquent un haut niveau de pollution de l’air dans les métropoles, au détriment de la santé de leurs habitants.
Évidemment, déplorer les impacts négatifs de nos modes de vie actuels n’équivaut pas à rendre acceptable tout changement futur. Mais cela doit permettre d’ouvrir la discussion sur une base équitable : nos modes de vie actuels ont leurs qualités comme leurs défauts, ils posent également des enjeux moraux et éthiques qu’il convient de mettre à jour. Cet examen rééquilibré incite à penser le changement. Les débats qu’il peut susciter au sein de la société sont certainement une voie de progrès.
Nos préférences sont malléables
Qu’est ce qui est inacceptable ? Le résultat ou les moyens ? Nous faisons souvent face à cette question : est-ce que la sobriété est acceptable ? Comme si on pouvait répondre de but en blanc face à un concept qui n’a rien d’évident.
Prenons un exemple : si par un bon matin pluvieux, tout d’un coup, vous tendez un vélo à votre voisin automobiliste invétéré pour réaliser les 5 kilomètres qui le séparent de son travail, il y a effectivement de fortes chances qu’il trouve cela inacceptable. Si ce même moment arrive après 6 mois où se sont succédés l’inauguration d’une nouvelle voie verte dans son village périurbain, le test d’un vélo électrique à son travail, un rendez-vous avec son médecin l’alertant sur sa trop grande sédentarité, une discussion avec ses enfants qui utilisent leur vélo sur leur lieu d’étude… (et l’achat d’un bon imperméable !) ; alors la réponse sera certainement différente.
Pourquoi cette variation ? Tout simplement car nos préférences, nos représentations de ce qui est possible, positif, désirable sont malléables, comme cela a été rappelé dans le récent rapport du GIEC . Ces évolutions peuvent être stimulées par un ensemble de leviers dans les mains des décideurs politiques, des décideurs privés et des citoyens. Pour le vélo par exemple, le schéma ci-dessous et le dossier complet sur Bon Pote permettent d’identifier l’ensemble de ces leviers.
Le travail mené par l’Ademe autour de la prospective “Transition(s)2050” pour mettre en discussion ces choix de société auprès d’une trentaine de Français et Françaises est également riche d’enseignements. D’abord, il montre que l’on ne peut poser cette question de l’acceptabilité sans rendre concrets et préhensibles plusieurs futurs possibles. Il montre également que les scénarios activant davantage la sobriété ne sont pas moins acceptables que les scénarios qui parient sur d’importants déploiements technologiques pour préserver nos modes de consommation individuels.
Certes changer nos modes de vie, de consommation, de déplacement n’est pas sans poser de question, mais les faire perdurer au prix de technologies lourdes soulève également tout un ensemble d’incertitudes aux yeux des citoyens. Cela rejoint l’idée d’aller au-delà du terme d’acceptabilité pour mieux comprendre ce qui se joue derrière ce terme : la désirabilité des scénarios, leur faisabilité et enfin les conditions de réalisation nécessaires à leur mise en place.
2. Ces changements sont socialement injustes
Cet argument s’inscrit dans la logique des critiques contre une écologie dite “punitive”. Elle s’appuie sur une forme de simplification : la transition se ferait par principe au détriment des plus vulnérables, et notamment quand on cherche à réorienter les comportements et les modes de vie. L’exemple de la taxe carbone, réel (voir ces travaux qui montrent l’impact inégalitaire et notre article sur la question), permet alors de disqualifier l’ensemble du projet de transition.
– Réponses possibles –
Des inégalités bien réelles… mais le plus souvent indépendantes de la transition
Encore une fois, cet argument a tendance implicitement à rejeter sur les porteurs de la transition les inégalités et problèmes sociaux actuels. La crise des Gilets jaunes, qui a notamment mis en exergue la dépendance à la voiture et la vulnérabilité aux prix du carburant (problème identifié par la recherche dès les années 2000-2010, avant que la taxe carbone ne soit mise en place), le mal-logement et la lutte contre les passoires énergétiques (voir le collectif Rénovons), et l’alimentation avec les enjeux de précarité et d’insécurité alimentaire qui touchent des millions de Français.e.s (voir le récent rapport de 7 chercheur.e.s sur la question) montrent que nos sociétés sont déjà tiraillées par des inégalités et des souffrances sociales. Le premier vecteur d’inégalités n’est pas la transition, mais bien les politiques actuelles et ce que les politiques passées ont créé.
Dans ce contexte, s’il est important de s’interroger sur les potentiels impacts négatifs de la transition, celle-ci peut aussi être vue comme une source de solutions. De fait, , les travaux de recherche sur les modes de vie durables et les propositions associées adoptent de plus en plus une approche mettant au cœur de leur réflexion les enjeux de justice sociale, d’équité et d’égalité. Ils partent du principe qu’il faut s’assurer des besoins de base pour tous avec les concepts de « social floor », de « basic needs », de « social threshold », qui dessineraient un cadre vecteur de progrès pour les plus modestes. Ces travaux pointent également que les efforts les plus importants seront certainement du côté de ceux qui aujourd’hui ont les revenus les plus élevés et de facto consomment plus et émettent plus. Le cas de l’avion est emblématique car une minorité de la population représente la majorité des vols, ce qui fait qu’une mesure comme une taxe qui croît avec la fréquence de vol impacterait avant tout les plus aisés. Pour un bon résumé de ce que dit la recherche sur la question de l’équité dans la transition des modes de vie, voir cet article.
De nouveaux cadres d’actions publiques à construire
Penser la transition de manière à ce qu’elle n’impacte pas les plus vulnérables et qu’elle soit au contraire un progrès social est évidemment essentiel et peut aussi être exploré au niveau sectoriel. Concernant l’agriculture et l’alimentation, il faut à la fois penser les évolutions des filières, le revenu des agriculteurs et les ménages les plus contraints, ce qui implique d’anticiper les politiques publiques nécessaires. Sur cet exemple, des solutions existent et peuvent être mises en place. Ce n’est donc pas un défi impossible.
Au-delà des idées reçues
Il est également crucial d’aller au-delà des idées reçues entourant ces questions d’inégalités. Par exemple, contrairement à une vision où l’alimentation durable serait l’apanage de publics aisés et diplômés, on observe que les publics modestes expriment un intérêt pour une alimentation saine, de qualité et durable et ne sont pas absents des tendances de consommation, comme celle du bio. L’enjeu crucial se situe donc davantage dans le besoin d’inclusion et de cohésion dans la façon de concevoir, présenter et mener le projet de transition, ce qui peut prendre des formes très concrètes notamment au niveau local (voir par exemple le projet « Territoires à vivres » ).
Enfin, encore une fois, il faut faire attention au « deux poids, deux mesures » : personne, par exemple, ne s’est alarmé du potentiel surcoût impliqué pour les ménages modestes par le développement rapide de la 5G, alors que la téléphonie mobile est aujourd’hui un prérequis pour être inclus dans la vie sociale, économique, professionnelle pour tout un chacun, y compris pour les plus contraints financièrement. C’est parce que nous sommes habitués à cette course à l’innovation, parce que les changements de nos modes de vie liés au numérique ont été incités et déployés par une multitude d’actions des acteurs publics et privés (voir La numérisation du monde, F. Flipo, 2021) que cette dynamique du numérique ne pose pas de question.
Les problèmes d’inégalités sont cruciaux et de nombreux travaux cherchent à les résoudre dans le cadre de la transition, cette question ne peut se résumer à l’idée d’une “écologie punitive”, clivage que les français sont prêts à dépasser.
3. Cela menace nos libertés
Les mesures écologistes vont restreindre nos capacités à consommer, à nous déplacer. Ce sont des intrusions inacceptables dans notre vie privée. On retrouve ici les termes de Khmer verts, de dictature écologique…
– Réponses possibles –
Libres… dans un cadre très contraint
Commençons par un paradoxe : « tout le monde est libre mais tout le monde fait la même chose ! ». Dit autrement, nos vies sont largement régies par des cadres qui organisent et structurent fortement nos vies : infrastructures, offres de produits et de services, organisation du temps, normes sociales et imaginaires, réglementations… C’est d’ailleurs ce qui explique qu’il y a une importante régularité de nos modes de vie : on parle ainsi de mode de vie occidental, français ou périurbain par exemple. Cela ne veut pas dire que chacun ne trouve pas un peu de marge de manœuvre pour développer son propre style de vie, mais cela se traduit dans un cadre partagé prépondérant, qui relativise l’idée d’une totale liberté de nos modes de vie.
De plus, la liberté considérée dans ces discours est avant tout celle de consommer, or ce n’est qu’une de nos libertés. Évidemment les débats soulevés par la crise sanitaire et les mesures impactant nos libertés, comme ceux concernant la liberté de la presse dans un contexte de concentration économique (ce qui a motivé une commission d’enquête du Sénat), plaident pour avoir une vue d’ensemble sur la préservation de nos libertés. Pensons notamment au travail de François Sureau sur nos libertés publiques.
Par ailleurs, notre liberté de consommer elle-même est bridée par l’offre existante : aujourd’hui personne n’est libre d’acheter une voiture low cost sans électronique, elle n’est tout simplement pas produite ; on ne peut pas non plus se passer des outils numériques ; et faire réparer les objets de son quotidien n’est pas toujours possible. Elle est aussi orientée par la publicité, qui nous enferme dans des stéréotypes et des représentations datées et nous dépeint un imaginaire que nous ne sommes en moyenne pas en capacité d’acheter. Qu’il s’agisse du marronnier des “sports d’hiver”, largement couverts par les journaux télévisés alors même que seuls 10% de la population les pratiquent, de l’idéal de la maison individuelle ou de l’achat d’une voiture neuve… Quelles sont les marges de manœuvre et les libertés des Françaises et Français, et notamment ceux ayant des revenus modestes, pour se conformer aux représentations véhiculées dans la publicité et les médias ?
Changer ces représentations de manière cohérente avec les crises environnementales est un enjeu essentiel et cette évolution n’implique pas forcément une perte de liberté (voir par exemple le récent rapport EPE). Et rappelons que la publicité dispose de moyens très importants, bien supérieurs à ceux des politiques publiques dont on questionne pourtant l’aspect liberticide. En 2014 par exemple, le budget de communication publique sur la nutrition et la santé s’élevait à 4 millions d’euros quand l’investissement du secteur de l’alimentation dans les médias atteignait 2,4 milliards d’euros, qui plus est fortement orientés vers la publicité des aliments pauvres, nutritivement déconseillés par ce programme. Dans le secteur automobile, au niveau mondial, c’est plus de 35 Md$ qui sont dépensés en publicité, dont 5 Md$ au total pour la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne.
Pour le dire de manière directe : aujourd’hui personne n’est libre d’avoir une vie sobre car appartenir à la société nécessite la consommation de certains biens et services indispensables (communiquer, se déplacer…) et car l’organisation qui produit ces biens et services n’est pas sobre.
Réécrire nos histoires collectives
L’évolution de nos normes sociales relativise également en partie ce questionnement sur notre liberté de désirer et de choisir. Les normes sociales actuelles, fruits de l’histoire et de conventions, sont autant un ciment de notre vie collective que des contraintes sur nos pratiques quotidiennes (ex. “un bon repas de famille doit inclure de la viande” ; “une personne respectable ne se déplace pas en vélo”). On peut de ce fait voir la transition vers de nouveaux modes de vie comme une redéfinition collective de ce qui est désirable et positif , chose que l’humanité fait en permanence, de manière plus ou moins explicite. Comme Y. N. Harari l’explique, le propre de l’humanité est de croire collectivement dans les histoires qu’elle se raconte, et ces histoires changent.
Enfin, le fait de concéder, à l’Etat et à nos concitoyens, une part de nos libertés dans le cadre d’un contrat social est le ciment de nos vies collectives. C’est d’ailleurs un des résultats de l’enquête ADEME sur les modes de vie menée dans la prospective “Transition(s) 2050” : les citoyens interrogés perçoivent bien l’enjeu de la réduction de la liberté de consommer. Mais, pour eux, la consommation n’est pas la pratique cardinale derrière l’idée de liberté. In fine, ce qui compte le plus à leurs yeux relève de l’organisation de la vie sociale, tout particulièrement de la prise en charge des inégalités et de la capacité à influer sur son futur ou celui de son territoire. La transition écologique réactualise le besoin de se poser ces questions : que sommes-nous prêts à donner et à recevoir, en termes de droits et de devoirs, dans le cadre d’un nouveau contrat social nous permettant de rester dans les limites de la planète ? Et que deviendraient nos libertés dans un monde frappé par un lourd changement climatique ?
4. La puissance publique n’est pas légitime pour agir sur nos modes de vie
Selon cet argument, la puissance publique sortirait de son rôle en cherchant à transformer nos modes de vie pour la transition. Cela irait à l’encontre de l’idée d’un individu libre et responsable. Dans un contexte économique mondialisé, marqué par des discours sur la régulation par le marché lui-même, l’action de la puissance publique étatique serait également inadaptée.
– Réponses possibles –
Un rôle légitime de chef d’orchestre de la vie collective
Cet argument peut constituer un obstacle (ou une excuse à l’inaction) pour les décideurs politiques. Prenons l’exemple de l’agriculture : étant donné que la puissance publique n’est pas légitime pour agir sur la demande de viande ou n’en est pas capable, une politique de réduction de la production de viande ne serait pas souhaitable car elle conduirait à renforcer des importations moins disantes sur le plan environnemental (la demande restant fixe). Cet argument, qui délégitime l’action sur la demande, devient bloquant pour mettre en œuvre l’évolution de l’offre.
Dans la section précédente “Cela menace nos libertés”, nous expliquions que les cadres collectifs sont prépondérants pour organiser nos modes de vie. La puissance publique, et en particulier l’État, n’est pas le seul acteur à agir sur ce cadre de référence, qui est mû par l’ensemble des acteurs de la vie sociale : entreprises, médias – sociaux ou non –, mouvements citoyens, artistes, acteurs financiers, etc. Mais elle y joue un rôle particulier, celui de chef d’orchestre, en tant que garante de l’intérêt général et du « vivre ensemble ». Ainsi, une politique publique par définition vient encadrer les pratiques ou les modes de vie afin de permettre à un groupe d’individus de vivre ensemble.
Si la puissance publique est légitime à agir sur les modes de vie, la question de son périmètre d’intervention est un objet constant de débat dans les sociétés démocratiques, et ne doit pas être interrogée de façon « hors sol », mais contextualisée : ce qu’on va considérer comme étant une action publique légitime dépend des convictions et des valeurs de chaque citoyen, mais aussi des principes au nom desquels l’État justifie son intervention dans tel ou tel champ et des modalités d’action (quelles politiques publiques sont mises en œuvre).
Débattre des façons d’agir
Ce sont donc autant les fins que les moyens qui peuvent être objets de discussion. Le tableau ci-dessous répertorie 8 philosophies pour agir sur les modes de vie, auxquelles sont associées une diversité de parti pris idéologiques, qui se traduiront ensuite dans les politiques mises en œuvre. Cela nous semble être une base utile pour débattre démocratiquement des moyens de mise en œuvre de la transition. Par exemple, pour un même enjeu (par ex. la mobilité), les citoyens pourraient considérer qu’agir par la taxe carbone est moins acceptable qu’agir par la réglementation. Le débat démocratique, comme l’a illustré la Convention Citoyenne pour le Climat, est alors utile pour identifier les moyens d’actions qui paraissent légitimes et équitables.
Puiser dans les exemples historiques
Un retour historique est également utile pour battre en brèche cette idée : F. Trentmann dans sa magistrale histoire de la consommation montre que l’histoire regorge d’exemples d’intervention de l’Etat sur nos modes de consommation, que ce soit dans l’alimentation, nos pratiques d’épargne (ex. incitation très forte à l’épargne au Japon pendant le développement post 2ème guerre mondiale), notre mobilité… Aux États-Unis par exemple, après la Seconde Guerre mondiale, l’État doit écouler les surplus de son agriculture ; il développe alors l’idée d’un bon repas pour tous les enfants, en tant que service public délivré à l’école, et affecte ainsi directement des millions d’enfants.
L’arrivée de Nixon au pouvoir sonne la fin de ce dispositif : la mesure est transformée en une seule aide aux plus pauvres, puis privatisée ; on s’éloigne alors de l’idée d’un repas sain, et les fruits et légumes sont progressivement remplacés par produits plus gras, plus sucrés, préparant ainsi des générations de consommateurs à ces pratiques alimentaires. Pour l’historien, l’État ne peut tout simplement pas dire « je ne peux rien faire, le consommateur est souverain ».
5. Il faut sauvegarder nos modes de vie actuels
Ce discours renvoie à l’idée selon laquelle nos modes de vie actuels seraient les plus progressistes et développés qui soient. Il renvoie largement à une représentation qui perçoit le développement de notre société comme une trajectoire linéaire, évidente, où développement économique et social sont intimement liés au progrès technique. Ainsi on va retrouver dans certains scénarios l’idée que le fort développement des solutions technologiques pour atteindre la neutralité carbone permettra de sauvegarder les modes de vie du début du XXIème siècle. Cet argument repose implicitement sur l’idée que nous serions à une sorte d’âge d’or de nos modes de vie, et qu’ils mériteraient donc d’être préservés.
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Serions-nous à un âge d’or des modes de vie ? Chacun, selon sa génération, a sa propre nostalgie d’une époque et d’un mode de vie en particulier, ce qui n’empêche pas que les modes de vie évoluent en permanence. L’évolution récente la plus marquante est évidemment la place que le numérique a pris dans notre vie quotidienne et dans l’organisation de la société. Communiquer, s’informer, se divertir, consommer, s’éduquer… ont évolué sur un laps de temps court. Aurions-nous dû sauvegarder nos modes de vie d’avant le numérique ?
Le fait de figer ainsi la société dans ses modes de vie actuels conduit à tout faire reposer sur les changements technologiques et la transformation de l’économie pour atteindre la neutralité carbone. Ce raisonnement ignore donc le fait, bien établi notamment par la sociologie des techniques, que l’évolution des technologies conduit inévitablement à des changements de mode de vie : la technique et le social étant interdépendants, ce sont des coévolutions. Pensons à la façon dont 70 ans de développement automobile ont façonné nos territoires, notre rapport à l’espace (ex. je vis dans un espace périurbain étendu connecté par les infrastructures automobiles) et au temps (ex. “c’est à combien de temps”, sous-entendu “en voiture”).
Cela est aussi vrai avec l’évolution de nos systèmes économiques (nouveaux emplois, organisation du travail, place de l’État et du marché…) : par exemple, la révolution industrielle a conduit à l’émergence d’une population ouvrière nombreuse dans les villes, la transformation progressive du monde agricole (chute du nombre de paysan, concentration des parcelles) et une évolution forte des paysages (remembrement).
Sur la période 1980-2000, la mondialisation et la numérisation de l’économie ont entraîné une tertiarisation de l’économie française et une polarisation du marché du travail (multiplication des formes d’emplois), une métropolisation du territoire français et des pratiques de déplacement accentuées dans les modes de vie valorisés (avion, tgv, voyage dans une capitale européenne sur le week-end…).
6. Nos modes de vie ne peuvent pas changer
A ce discours de sauvegarde de nos modes de vie actuels peut s’ajouter celui qui veut que « changer nos modes de vie est idéaliste, voire tout bonnement impossible » : cet argument joue sur un implicite fréquent, l’impression de fixité de nos modes de vie.
– Réponses possibles –
Pourtant l’histoire récente regorge de changements de modes de vie, prenons simplement quelques exemples. Certains de ces changements sont le fait de décisions politiques :
- Une circulaire du 8 août 1956, signée du ministre de l’Education nationale, « relative aux boissons de table servies dans les internats et cantines scolaires», interdit la distribution d’alcool à la cantine pour les enfants, une pratique jusqu’alors assez fréquente. A la place, la consommation quotidienne de lait est expérimentée pour ses vertus nutritionnelles. Quand on connaît, aujourd’hui, l’importance de l’enfance et de l’éducation dans la formation des habitudes alimentaires, ce type de mesure a inévitablement eu des effets de long terme.
- La loi du 13 juillet 1965 : les femmes mariées peuvent occuper un emploi sans l’autorisation de leur époux et ouvrir un compte en banque en leur nom propre. Cela aura des implications majeures sur la féminisation de l’emploi , et in fine sur les modes de vie.
D’autres changements sont liés à de nouvelles offres, qui rentrent dans nos pratiques de consommation:
- Le déploiement du smartphone, comme illustré par les courbes ci-dessous, modifiera profondément et rapidement nos façons de communiquer, de nous informer, de consommer.
- Le champ de l’alimentation verra aussi les pratiques évoluer au fur et à mesure de la commercialisation de nouveaux produits et de changement dans les rythmes quotidiens : la consommation de plats préparés a par exemple été multiplié par 3 en 30 ans dénotant un changement dans notre rapport à la préparation des repas et à la nourriture.
D’autres changements sont plus systémiques et sont la résultante de nombreux autres changements dans la société.Entre 1980 et 2008, les distances quotidiennes parcourues par les Français ont été multipliées par 1,5 . Et la taille de nos grandes aires urbaines par 1.4 entre 2000 et 2010 . C’est donc le cadre territorial et temporel concret des modes de vie quotidiens qui a fortement évolué lors de ces dernières décennies.
Ces illustrations visent simplement à montrer la diversité des changements qui s’exercent en permanence sur nos modes de vie, pour une diversité de raisons et dans une diversité de directions. Bien d’autres encore pourraient être mobilisées. Cela n’est pas une preuve que nos modes de vie peuvent évoluer assez vite pour faire face aux crises environnementales, mais c’est le signe que des réinventions sont toujours en cours et que la transition peut s’appuyer sur ces réinventions.
Enfin, on sait que les changements sociaux ne sont pas totalement linéaires : il existe des points de bascule (voir l’article Bon Pote) qui peuvent accélérer les changements, comme rappelé par le récent rapport du GIEC . Par exemple, une fois que la population possède une certaine proportion de smartphone, des effets de réseaux font que son usage est de plus en plus facile, utile, nécessaire ce qui va pousser la suite de son déploiement.
7. La sobriété est un choix avant tout “idéologique”
Cet argument vise à discréditer une approche par la sobriété en la présentant comme idéologique (associée à des valeurs subjectives) et non scientifique (là où une approche perçue comme scientifique est issue d’un raisonnement rationnel basé sur des faits). Une illustration est la critique des travaux de l’association négaWatt : leur hypothèse de sobriété proviendrait de leur opposition “idéologique” au nucléaire. Ainsi, dans une situation où l’on produirait moins d’électricité, on serait obligé de se « serrer la ceinture » sur nos modes de vie.
– Réponses possibles –
Un concept ancien…
Ce concept de sobriété a des racines anciennes, pouvant être spirituelles, religieuses et philosophiques et a connu une forme de renouveau dans la société moderne du fait des interrogations sur les impacts de la croissance économique (Cezard et Mourad, 2019 ; Guillard et Ben Kemoun, 2019). Il renvoie aux idées de tempérance, de modération, de frugalité, comme sources de bonheur et d’émancipation. Quand il s’agit de penser la transition écologique, il est important d’avoir en tête que la sobriété concerne l’ensemble des systèmes, des filières et des organisations et non pas uniquement l’individu en bout de chaîne. Cette acception restrictive de la sobriété se révèle inefficace: l’individu se retrouve alors chargé de mettre en œuvre une logique de sobriété orthogonale au reste de la société fondé sur l’abondance comme nous l’avons montré plus haut (imaginaire de la publicité, organisation des chaines de valeur peu adaptée à l’émergence d’offre sobre, modes de production et de recyclage, etc.).
En termes concrets, on peut définir la sobriété énergétique comme le fait de réduire les besoins en énergie en changeant les pratiques ou les habitudes, en changeant la façon de rendre le service à tous les niveaux de la société. La sobriété consiste à interroger le besoin (ex. combien de m2 de logement par habitant ou de taille de voiture) ou de changer la façon de rendre le même service (ex. augmenter la part de protéines végétales, changer le mode de transport). L’idée est, dans la mesure du possible, de chercher à réduire à la source le besoin de mobiliser des ressources ou des équipements techniques. Cette étape amont est complémentaire des efforts d’efficacité énergétique, qui cherche elle à améliorer la capacité des équipements techniques à rendre leur service tout en minimisant leur consommation d’énergie (ex. un moteur de voiture moins consommateur de carburant pour une même puissance).
…de plus en plus mis en avant par la communauté scientifique
Les analyses scientifiques globales pointent de plus en plus le besoin de sobriété : le rapport 1.5°C du GIEC soulignait déjà qu’agir pour une « low demand », en complément de l’efficacité facilitait l’atteinte des objectifs climatiques et l’indépendance à des technologies incertaines de captation du carbone. Et de plus en plus de travaux de prospective cherchent à intégrer les changements de modes de vie.Le UNEP Gap Report de 2020 soulignait également ce besoin d’aller vers des modes de vie plus sobres. Le récent rapport du GIEC renforce encore ce constat en mettant en avant l’impact global d’atténuation que pourraient avoir les actions sur la demande .
Cette thématique prend une place croissante dans la recherche : le réseau Enough regroupe les scientifiques européens qui travaillent sur ces questions et recense une littérature de plus en plus abondante sur le sujet, avec notamment beaucoup de travaux récents cherchant à identifier les conditions d’une « bonne vie » (la préservation de l’ensemble des bénéfices sociaux clés) dans les limites de la planète. La sobriété fait partie des options privilégiées pour une raison principale : la multiplicité des crises environnementales (climat, biodiversité, ressources…) telle que représentées par le cadre des limites planétaires combinée à la lenteur des progrès actuels fait que l’ampleur des changements à mettre en œuvre est de plus en plus grande et exigeante, nécessitant de considérer tous les leviers possibles.
La notion de sobriété recouvre deux faces, qui ne sont pas contradictoires mais au contraire complémentaires. D’une part, ce qui est de l’ordre de l’idéologie, plongeant dans nos racines religieuses et philosophiques, dont l’encyclique Laudato Si est un bon exemple récent. Cette approche ne devrait pas être perçue comme un refus du progrès technique mais comme une invitation à s’interroger sur les sources du bien-être humain et de l’émancipation. D’autre part, ce qui est de l’ordre scientifique et rationnel. Dans cette dernière perspective, il est nécessaire de rechercher toutes les solutions nécessaires pour limiter les crises environnementales, la sobriété faisant partie de cet éventail de solutions. Quelques soient les solutions technologiques mobilisées pour produire de l’énergie ou se déplacer par exemple, réduire la demande amont est une stratégie pertinente pour réduire les impacts environnementaux.
Enfin, l’idée derrière la sobriété n’est pas aussi marquée idéologiquement que certains le présentent : un article scientifique de psychologie montre qu’un discours climatique orienté sur la réduction du gaspillage fonctionne avec les publics conservateurs et résonne avec leurs valeurs. Voyons la sobriété comme une politique anti-gaspillage généralisée !
8. La responsabilité individuelle devrait être mise en avant
Cet argument met en avant la responsabilité individuelle des consommateurs pour réorienter leurs comportements et ainsi l’ensemble de l’économie. Si ces changements s’avèrent impossibles, c’est à cause des contradictions et incohérences des individus : d’un côté des sondages et baromètres révèlent leurs préoccupations et leurs aspirations à des modes de vie et de consommation plus durables ; mais de l’autre les actes ne suivent pas dans les choix de mobilité, d’alimentation ou de consommation durable. Cet état de fait peut constituer une forme d’excuse à l’inaction pour les décideurs publics et privés, qui se disent incapables d’agir dans ce contexte.
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Les baromètres successifs menés par l’Ademe le montrent, les Français sont conscients de la nécessité de changements de modes de vie et prêts à cela. D’autres sondages, menés au niveau international, identifient également la volonté d’une partie significative de la population à mettre en œuvre des changements.
Toutefois ces déclarations d’intention ne se retrouvent pas forcément dans les actes. Comme l’observaient les auteurs d’une étude du Behavioural Insight Team: “two-thirds of people want to consume less, and consume more sustainably, and yet most fail to act on this expressed preference”. Certains scientifiques interprètent ce décalage comme un value-action-gap” et explorent les mécanismes psychologiques individuels associés. Leurs résultats indiquent que la communication à l’égard du public, afin de renforcer la prise de conscience sur les changements liés à la transition, a des limites, car l’intention ne déclenche pas forcément l’action.
Lamb et al. 2020 décryptent les risques politiques de ce discours sur l’individualisme qui réoriente « l’action climatique des solutions systémiques vers des actions individuelles, comme rénover sa maison ou conduire une voiture plus efficace ». Pour ces auteurs, le problème est que « ce discours réduit l’espace de solution aux choix de consommation personnels, en occultant le rôle des acteurs et organisations puissants qui façonnent ces choix et génèrent des émissions de combustibles fossiles ». En orientant les responsabilités vers les seuls individus, ce discours risque ainsi de retarder l’action.
Et ce d’autant plus que l’analyse par la responsabilité individuelle a des limites et peut avoir des conséquences politiques néfastes. Les sciences humaines et sociales expliquent bien comment nos modes de vie et de consommation sont dépendants de schémas collectifs : mes choix d’alimentation ou de mobilité sont dépendants des normes sociales de mon groupe (qui est ce qui désirable, valorisé socialement autour de moi) et également de l’offre concrète qui m’est accessible quotidiennement ; mon imaginaire de consommation basé sur l’abondance est nourri par la publicité et plus largement par l’idéal de progrès au centre de nos sociétés. Cet écart n’est pas irrationnel et ne relève en aucun cas uniquement de biais de raisonnement : infrastructure, acteurs privés et institutionnels qui montrent l’exemple, normes sociales…
Des actions collectives sont nécessaires pour combler cet écart, et le récent rapport du GIEC rappelle la responsabilité des entreprises et des pouvoirs publics dans la mise en œuvre des infrastructures indispensables (Chapitre 5, WG III). Par ailleurs, les individus ne sont pas que des consommateurs, ce sont des citoyens en attente de solution équitable et de partage juste des efforts : c’est ce qui ressort en condition n°1 de changement de mode de vie du baromètre Ademe. C’est aussi le travail des 150 citoyens de la Convention Citoyenne qui a justement consisté à décrire un ensemble de politiques publiques, agissant à tous les niveaux, permettant de mener une action ambitieuse et acceptable.
9. Cela nous mènera vers la décroissance et c’est la fin de la prospérité
Cet argument consiste à dire que même si les changements de modes de vie vers la sobriété étaient possibles, ils ne seraient pas souhaitables, voire dangereux, du fait de l’impact négatif sur la croissance économique et donc sur notre prospérité. Moins consommer et moins produire, c’est automatiquement moins de ressources économiques pour financer nos systèmes sociaux et notre prospérité.
On trouve le reflet de cet argument dans les injonctions contradictoires que reçoivent les individus. Par exemple, à l’éloge de la sobriété lors du 1er confinement a succédé dès la rentrée un appel à consommer l’épargne mise de côté pour relancer l’économie, car celle-ci repose en effet en partie sur la consommation des ménages. C’est bien en pensant conjointement les changements de modes de vie et les cadres politiques et économiques de nos sociétés que l’on peut réellement mener la transition.
– Réponses possibles –
Cette controverse est majeure et évidemment très vaste et il n’est pas question de tenter de la trancher ici mais essayons de montrer à minima que cela ne devrait pas être un élément bloquant à la mise en place de la transition des modes de vie.
Décroissance de quoi ? Prospérité pour qui ?
La première question concerne évidemment la nature de ce qui doit décroitre et les implications sur la prospérité. Depuis l’important ouvrage de T. Jackson, « Prospérité sans croissance », de nombreux travaux scientifiques ont exploré la possibilité de réduire la consommation de ressources matérielles et énergétiques tout en conservant de bonnes conditions de vie et de bien-être. Deux principes expliquent cette possibilité : 1) au-delà d’un certain seuil, la consommation n’apporte plus ou peu de bien-être supplémentaire et c’est notamment le cas dans les pays développés (idée de rendement décroissant ou de saturation du besoin) ; 2) ce qui apporte du bien-être ce sont les services rendus (un service de mobilité, un service d’alimentation) et non les ressources directement, or il est possible de rendre les mêmes services avec plus de sobriété et d’efficacité et donc moins de ressources naturelles prélevées.
Le récent rapport du Giec, en s’appuyant sur tous ces travaux scientifiques, estime donc que les actions sur la demande (et donc nos modes de vie et de consommation) sont cohérentes avec le fait d’améliorer le bien-être de base pour tous (“Demand side mitigation response options are consistent with improving basic wellbeing for all.(high confidence)” (SPM C.10)). Ce rapport indique également que les politiques de sobriété sont un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter de la demande pour l’énergie, les matériaux, le sol et l’eau tout en délivrant du bien-être humain pour tous dans les limites de la planète. Il semble donc exister un espace des possibles combinant décroissance de la consommation d’énergie et de ressources naturelles et prospérité, qu’il reste évidemment à explorer et à créer.
Et la croissance économique alors ?
Rappelons que le PIB, s’il est la boussole de nos politiques, n’est pas l’indicateur le plus adéquat pour comprendre la répartition des richesses, le développement ou le bien-être humain. Il s’agit là d’un consensus bien établi dans les sciences humaines et sociales. Cela implique d’une part de se préoccuper davantage du contenu réel de la croissance économique, comme la récente analyse des scénarios Transition(s) 2050 de l’ADEME le souligne. D’autre part, de plus en plus de travaux s’intéressent au bien-être ou à d’autres indicateurs alternatifs de prospérité dans leurs analyses des limites planétaires (voir par exemple la “doughnut economy” de K. Raworth). Dans le même temps, cela n’évacue pas totalement la question de la croissance économique car comme le notait avec malice T. Jackson (2017) “in an economy that is founded on growth, growth is essential for stability” : même si elle n’est pas l’alpha et l’omega de notre prospérité, la croissance économique est un pilier des sociétés que nous avons construit autour d’elle. Cela conduit ainsi à la question de la capacité des pays développés à « découpler », c’est-à-dire à concilier une baisse forte de leurs émissions et consommations de ressources naturelles avec une croissance de leur activité économique mesurée par le PIB.
Aujourd’hui il est très incertain qu’un découplage à un rythme suffisant pour rester dans les limites de la planète soit suffisant, ce qui questionne le narratif de la « croissance verte » (voir l’analyse détaillée des conclusions du GIEC de T. Parrique). Dans le même temps, de nombreux acteurs travaillent pour identifier comment obtenir les fruits de la croissance économique (stabilité sociale, résilience sociale, emploi) sans que la croissance en tant que telle continue d’être une boussole de l’action publique (voir ce récit de Zoe Institute).
Que faire ? Accepter les incertitudes sur le futur de la croissance économique et agir dès aujourd’hui.
Il est important d’avoir en tête qu’indépendamment des changements pour faire face à la crise environnementale, il y a des incertitudes sur la croissance économique future et il faut de toute façon nous y préparer, notamment pour préserver notre système social. Cela passe par davantage d’arbitrages politiques dans le partage des fruits de notre activité économique. L’échange entre S. Hallegate et J. Hickel, le premier un tenant de la croissance verte et le second un défenseur de la décroissance (entendue comme “a planned reduction of aggregate resource and energy use in high-income nations designed to bring the economy back into balance with the living world in a safe, just and equitable way”), est également riche d’enseignements sur les différentes positions dans ce débat et permet de montrer les points de désaccords mais aussi les points d’accords sur lesquels s’appuyer pour agir dès à présent pour mener la transition, sans devoir attendre d’avoir totalement tranché ces débats en partie théoriques. La réflexion par secteur peut aussi être très utile pour comprendre comment les choses peuvent évoluer. Par exemple, dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, la décroissance en quantité n’implique pas forcément une baisse en valeur globale : la logique « moins mais mieux » cherche par exemple à mettre en avant l’idée de consommer moins de viande mais mieux produite et donc plus chère.
10. Les solutions technologiques vont résoudre les crises environnementales
Cet argument consiste tout simplement à écarter le besoin de faire évoluer nos modes de vie sur la base d’un « optimisme technologique ». Cette idée reçue a trois variations, qu’il est important d’identifier : celle qui voudrait que les enjeux énergétiques et environnementaux soient uniquement des sujets techniques, ce qui implique qu’ils n’auraient pas à être débattus collectivement ; celle qui survalorise la place de la technique comme levier pour résoudre les défis écologiques considérant qu’il est inutile, voire idéologique de questionner les transformations de nos modes de vie actuels ; celle qui sous-entend que l’innovation technique est forcément consensuelle, bénéfique, et ne soulève pas de controverses, a l’inverse d’autres leviers de transition de la société.
– Réponses possibles –
Un changement technique ne va pas sans changement social !
C’est un biais très courant de penser que l’un et l’autre sont séparés, mais il n’existe pas de changement technique sans changement social. De nombreux travaux en sciences humaines et sociales ont décrit comment changements techniques et changements sociaux allaient de pair. Une chercheuse comme E. Shove a par exemple traité de ces liens de dépendances dans de nombreux travaux et sur de nombreux domaines. Prenons simplement l’exemple de l’automobile : le développement technique des véhicules et des infrastructures est allé de pair à des changements dans les territoires de vie (accessibilité de zone périurbaines) et l’aménagement de nos villes, la façon de consommer (développement des centres commerciaux) et la façon d’habiter (maison individuelle), la représentation de la vitesse et du temps (« cette ville est à 20 min » sous-entendu de voiture) mais aussi de ce qui est confortable et désirable… La prospective “Transition(s) 2050”, menée par l’ADEME autour des quatre scénarios montre que quelque soit le chemin adopté, l’objectif de neutralité carbone implique autant des changements techniques que sociaux de grande ampleur que ce soit à court comme à moyen terme.
Le paradoxe de l’efficacité énergétique
Différents travaux montrent que les gains d’efficacité énergétique ne conduisent pas nécessairement à une réduction de la consommation d’énergie. C’est le cas des travaux historiques de Jevons sur l’usage du charbon au 19° siècle : il observe que plus l’on consomme de charbon, plus on est efficace dans son usage, ce qui permet de réduire sa consommation pour un processus en particulier… et d’en démultiplier les usages et donc d’en consommer de plus en plus ! Plus récemment, différentes démonstrations montrent que les gains d’efficacité énergétique sans questionnement sur nos pratiques et nos besoins induisent un surcroît de consommation d’énergie.
Dans le secteur du numérique, la dynamique technologique a procuré d’importants gains d’efficacité énergétique à chaque nouvelle génération d’équipements numériques et dans le traitement des données, c’est-à-dire qu’il était possible de faire plus de choses avec la même consommation d’énergie. Néanmoins, les usages ont aussi explosé en parallèle, que l’efficacité énergétique seule ne permet pas de compenser. Autre exemple dans le bâtiment : les travaux d’efficacité énergétique comme l’isolation et l’installation de système de chauffage performant n’impliquent pas toujours la baisse de consommation escomptée. Les sommes économisées peuvent en effet être réinvesties, dans une température de chauffage supérieure ou dans d’autres équipements permettant de répondre aux canons du confort domestique. Dans l’automobile, les gains d’efficacité des moteurs s’accompagnent d’une croissance de la taille et du poids des véhicules. On peut retrouver d’autres formes d’effets rebonds dans la consommation de biens et services : le fait de davantage mobiliser le marché de l’occasion pour revendre ses objets peut doper la consommation de produits neufs.
Pour maîtriser ces effets rebond, il est nécessaire de se questionner, collectivement, sur nos besoins afin de réduire nos consommations matérielles et énergétiques, réflexion qui ne relève pas du champ technique mais bien du champ démocratique. Sans cette réflexion sur nos besoins, et leur modération, qui s’apparente à une dynamique de sobriété, il est probable que des effets rebond multiples nous feront perdre du temps au regard des défis écologiques.
Des incertitudes quant aux solutions techniques par la communauté scientifique et par les citoyens
Ensuite, on trouve des incertitudes à l’égard des solutions techniques : elles sont émises tant par les scientifiques eux même que par les citoyens
Du côté des scientifiques d’abord, certaines promesses techniques aujourd’hui promues font l’objet de controverses sur leur capacité à réduire de façon effective les émissions carbone. Jusqu’où pourrons-nous utiliser les technologies de « carbon dioxide removal » sans impacter négativement d’autres dimensions environnementales (ex. impact sur les sols et la biodiversité quand cela repose sur l’usage de biomasse) et sans autres impacts négatifs (voir le tableau des risques et impacts p96 du Technical Summary du GIEC) ? La communauté scientifique émet également des doutes sur la capacité à résoudre les enjeux environnementaux associés aux modèles agro-alimentaires (climat, biodiversité, pollution des eaux et des sols) en se fondant uniquement sur des évolutions d’ordre techniques : changer les pratiques alimentaires semble indispensable pour réduire la pression planétaire sur la biosphère (voir par exemple le travail de la commission Eat the Lancet ou le scénario TYFA).
Du côté des citoyens également, la récente étude pilotée par l’ADEME autour des 4 scénarios prospectifs “Transition(s)2050” montre que les scénarios les plus technophiles soulèvent différentes inquiétudes de la part des citoyens. Par exemple, dans le scénario dans lequel le numérique et l’intelligence des objets serviraient à réguler nos consommations, les citoyens émettent des craintes sur la gouvernance des données et sur la marchandisation qui en serait faite. Sur le sujet environnemental, les citoyens mettent également en doute la capacité des innovations techniques seules pour résoudre les enjeux climatiques, soulèvent des risques de “fuite en avant”, de greenwashing. Il leur semble nécessaire de sortir de ces promesses techniques pour questionner tant leurs besoins que les valeurs souhaitables à mettre au cœur de la société, pour refonder un nouveau contrat social.
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