REPORTAGE. Colère des agriculteurs : « Pas un métier mais un mode de vie »… Nous avons passé 24 heures chez un éleveur

l’essentiel
Éleveur commingeois passionné par son activité, François Manent refuse de céder à la fatalité quant à l’avenir de l’agriculture. Pendant toute une journée, nous avons suivi son quotidien sur son exploitation de Saint-Pé-Delbosc (Haute-Garonne).

Le jour termine à peine de se lever sur Saint-Pé-Delbosc (Haute-Garonne). Après avoir bu son café au lait, François Manent met le nez dehors : 3°C au mercure, rien d’insurmontable pour une première matinée de février. Il est un peu plus de 8 heures, le moment de venir troubler le calme ambiant avec la mise en route de l’évacuateur à fumier. L’odeur dans l’étable a de quoi un peu plus éveiller les sens. Le coup d’envoi d’une nouvelle journée à la ferme pour le jeune éleveur est donné. « Ça, je l’ai réparé cet été quand les vaches étaient en estive, j’ai fait avec les moyens du bord », sourit-il, en présentant le mécanisme fraîchement rénové.

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À 32 ans, le Commingeois est dans son élément au milieu des vaches et des brebis qui peuplent son exploitation, à l’endroit même où sa famille, originaire de Luchon, s’est installée en 1964. La paysannerie, un mode de vie qui se transmet de père en fils chez les Manent, et ce depuis de nombreuses générations. François le concède, comparé à ses aïeux, il a eu « la possibilité d’avoir le choix ». Faire autre chose, cela ne lui jamais traverser l’esprit alors que son frère et sa sœur n’ont eux pas voulu de cette vie.

Élevage 100 % gascon

En naissant le 8 juin, le jour de la Saint-Médard, le saint patron des agriculteurs, il faut croire qu’il était prédestiné. « Ce n’est pas un métier, c’est plutôt un mode de vie : le métro, boulot, dodo, pour moi, ça n’existe pas, je vis au rythme du bétail », relève-t-il en tombant la veste, mais le béret bien vissé sur sa tête. « Ça fait cliché, n’est-ce pas ? Moi, j’ai toujours porté des bérets depuis tout petit, en toutes circonstances, explique-t-il. Ceux que je porte tous les jours, ils étaient à mon grand-père. Dans le coin, si vous parlez de l’homme au béret, tout le monde vous dira que c’est Manent. » La fierté de la terre, François la revendique à l’inverse de la génération précédente qui pouvait, selon lui, « en avoir honte ».

Premier acte de la journée : soigner les bêtes. La routine en somme. La botte de foin à peine défaite, la chienne s’en donne à cœur joie en sautant dans le tas. « C’est moi qui lui ai appris », sourit l’agriculteur à propos de Taylor, nommée ainsi en référence à la pop star Taylor Swift.

Le triage des agneaux, un moment un peu sportif.
DDM – MICHEL VIALA

Sur son exploitation, François est à la tête d’un cheptel de 23 vaches, en majorité des Gasconnes, mais aussi des laitières pour faire du veau sous la mère. Il y a aussi 400 brebis, des Tarasconnaises que l’on entend bêler dans la bergerie, à quelques dizaines de mètres de là, au moment où le père de l’éleveur, Aimé, 67 ans, passe une tête pour les nourrir. « Il a pris sa retraite quand j’ai créé mon activité en 2018, mais il n’est jamais très loin », relate le jeune homme, qui vit encore chez ses parents, au sein de la maison familiale bâtie sur le domaine. Les deux hommes partagent le même métier, mais pas forcément la même vision à les entendre. Une affaire de générations.

Après la pause-café de 10 heures, place à un peu de sport : il faut aller trier neuf agneaux amenés à être confiés le lendemain à l’Unité pyrénéenne des races allaitantes ovines (UPRA), du côté de Saint-Médard. La précaution est de mise, un mauvais geste suffit pour s’esquinter : en détachant un veau, il y a quelques années, François s’est par exemple sectionné l’index et y a laissé une phalange.

« Petit, dès que je voyais le facteur arrivé, je courais vers lui car j’étais heureux d’avoir du courrier, maintenant ma boîte aux lettres, j’y foutrais bien le feu (rires) ! »

Liste à la main, François s’en va à la pêche aux bons numéros qu’il pointe un par un sur son bout de carton à l’Opinel. Les heureux élus, destinés à devenir des béliers reproducteurs, auront même le droit à une petite pédicure dans l’après-midi.

Les tâches administratives, un enfer du quotidien.
Les tâches administratives, un enfer du quotidien.
DDM – V.M.

Pour sortir ses neuf agneaux, il faut également être en règle avec l’administration et émettre des bons de circulation. L’occasion d’aller faire un tour dans son bureau pour imprimer les documents. Un joli foutoir de paperasses entassées ci et là, alors que toute une série de classeurs trône au-dessus de l’ordinateur. « En fait, la solitude de l’agriculteur, elle est là, quand tu es seule face à tous ces papiers », souligne François. Formulaires à remplir, factures à payer, relances administratives, il y a de quoi devenir fou. « Petit, dès que je voyais le facteur arrivé, je courais vers lui car j’étais heureux d’avoir du courrier, maintenant ma boîte aux lettres, j’y foutrais bien le feu (rires) ! » Un avis volontiers partagé par ses copains, venus prendre le café dans l’après-midi.

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Comme François, Jérémy et Baptiste, 24 ans tous deux, étaient présents sur l’A64 à Carbonne pour manifester leur mécontentement. Le premier n’est pas encore installé mais se dit déjà inquiet quant à son avenir. « J’ai toujours baigné dans ce milieu mais c’est vrai que j’ai du mal à me projeter, relate le jeune homme, qui lui aussi fait dans l’élevage de bovins. Quand on voit toutes les charges… Si j’arrive à me sortir un SMIC, je me dis que ce sera très bien mais la réalité, c’est que ce sera plus autour de 800€. »

Baptiste, François et Jérémy ont tous les trois participé au blocage de l'A64 à Carbonne.
Baptiste, François et Jérémy ont tous les trois participé au blocage de l’A64 à Carbonne.
DDM – V.M.

François, lui, déclare parvenir à se dégager « plus ou moins un SMIC » et revendique un chiffre d’affaires annuel avoisinant les 150 000€, dont un tiers provient des aides de la PAC. Ces dernières semaines, avec les retards de paiement de ces aides, ses quelques économies ont pris « une belle cartouche ».

Une semaine de blocage sur l’A64

La fin de l’avantage fiscal sur le gazole non routier (GNR), l’inquiétude liée à la maladie hémorragique épizootique (MHE) – dont plusieurs de ses bêtes ont été touchées – et du manque à gagner qui en découle : il n’en fallait pas plus pour que la colère éclate. « On a été les premiers à bloquer en France, on a eu nos trois revendications (GNR, MHE, eau) et j’estime qu’on est resté sage dans notre mode d’action », souligne François, qui a raté de peu la visite du Premier ministre Gabriel Attal le 26 janvier dernier sur l’autoroute.

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« Une reconnaissance du mouvement », selon Baptiste, éleveur de vaches laitières, qui lui a assisté à la scène. « C’était bien qu’il vienne chez nous, ça montre qu’on est capable de bien des choses en se mobilisant, et si ce n’étaient que des paroles en l’air, pas de problème, on ressortira », embraye Jérémy. « Surtout, c’est parti de la base, spontanément, sans aucun syndicat », précise François qui officie en tant que co-président des Jeunes agriculteurs (JA) sur le secteur de Boulogne-sur-Gesse et L’Isle-en-Dodon.

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La nuit tombante, il est temps d’aller de nouveau nourrir les bêtes, avec du grain fait maison, car ici, on cultive également du maïs, de l’orge et du triticale pour jouer à fond la carte de l’autoconsommation. « Au moins, on sait ce qu’on donne à manger à nos bêtes », lance-t-il, en précisant qu’il travaille en label rouge pour sa viande alors qu’il a œuvré, avec d’autres collègues, à l’obtention de l’appellation IGP (Indication géographique protégée) pour l’agneau des Pyrénées en septembre 2022. Une fierté de plus pour l’éleveur mais qui n’est pas assez valorisée selon lui. « Sur l’agneau, je parle pour mon cas, on est entre 6,50 et 8,50€ le kilo carcasse. Quand tu vois le kilo viande à plus de 15€ en grande surface, tu te dis qu’il y a un problème et que ce n’est pas toi qui en profites ».

Ne pas se laisser abattre

L’heure du repas approche, l’occasion de prolonger la discussion sur la colère du monde agricole en compagnie du paternel. Accoudé au buffet, quand le fiston se sert un petit verre de jaune, le sexagénaire déplore un monde politique qui ne connaît plus grand-chose à l’agriculture, alors qu’il y a encore quelques décennies, « on voyait des hommes politiques de premier plan issus de notre milieu ». « Ça c’est sûr qu’Attal, la première vache qu’il a vu, ça devait être à Montastruc-de-Salies », s’amuse le fiston. « Qu’il faille passer par des actions de blocage comme on en a vu pour se faire entendre, c’est très malheureux, estime Aimé. Mais aujourd’hui, les jeunes sont plus instruits, ils arrivent plus facilement à attirer l’attention, ils ont les codes. Je reste très inquiet pour leur avenir parce que ce n’est pas le sursaut du moment qui va changer la donne selon moi. J’espère me tromper mais dans deux semaines, tout le monde sera passé à autre chose, un peu comme le Covid quand on nous parlait du monde d’après ».
François ne se montre pas aussi fataliste.

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« Si je commence à me dire ce que je fous là, à mon âge… », souffle-t-il avant de monter en cuisine préparer une omelette à base de lardons et croûtons. Les projets, le jeune homme, célibataire, en a plein la tête. Développer son activité au maximum, cela va de soi. Mais surtout bâtir dans un avenir proche sa propre maison, un peu plus loin sur l’exploitation. « C’est con que le temps soit couvert parce que là, quand c’est dégagé on voit toute la chaîne des Pyrénées, pointe-t-il du doigt le lendemain matin pour exposer son projet de construction. Ici, je serai vraiment au top, la montagne d’un côté, la vue sur les coteaux avec la vallée de la Save en contrebas, il y a pire, non ? »

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