RFI Musique : Commençons par le début. Vous êtes né à Londres, il y a presque 61 ans. Et vous êtes tout autant anglais que nigérian.
Dele Sosimi : J’étais dans le ventre de ma mère au Nigeria le 10 février 1963 quand elle est arrivée à Londres, et je suis né le 22 février. Donc j’ai réussi mon coup, et je suis devenu anglais. Voilà toute l’histoire (rires) ! A cette époque, la plupart de ceux qui venaient d’un pays nouvellement indépendant comme le Nigéria étaient hyper motivés pour retourner en Afrique et mettre leurs compétences au service de leur pays. Personne ne voulait rester en Europe. Mon père a toujours insisté sur le fait qu’il voulait rentrer au pays et payer ses impôts là-bas pour aider à la construction de la nation. Mais peu à peu, la corruption, la cupidité, les divisions ont dressé les gens les uns contre les autres, jusqu’à aboutir à la situation que nous vivons aujourd’hui.
Votre père a connu un destin tragique. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?
Mon père était banquier. Et plutôt bon dans ce qu’il faisait. Rapidement, il a été embauché dans le service de lutte contre la fraude de sa banque. Il a découvert une fraude à grande échelle qui impliquait des personnalités très puissantes. Assez en tous cas pour vouloir le faire taire et parvenir à l’éliminer. Donc, il a été assassiné quand j’avais environ 12 ans. Cette affaire a défrayé la chronique à l’époque au Nigéria. Et Fela a été profondément marqué par cet assassinat. Environ deux ans après, je venais de rencontrer son fils Femi qui lui a dit, « voilà mon ami, tu sais, le fils du banquier assassiné« . Et Fela m’a tout de suite demandé de lui raconter l’histoire de mon père. Puis, il m’a demandé si nous avions, ma mère, mes frères et sœur et moi, reçu une aide psychologique après ce traumatisme. Car j’avais vu mon père et mon grand-père assassinés à coups de machette. Fela a ensuite voulu savoir comment ma mère s’en sortait depuis pour vivre, comment elle s’arrangeait pour payer notre scolarité et nourrir la famille. Heureusement, ma mère avait un travail à l’ambassade américaine. Elle faisait beaucoup d’heures supplémentaires pour améliorer son salaire. Fela était très sensible à notre sort. Il m’a dit, « tu sais, moi ils ont brûlé ma maison et je vais poursuivre l’Etat en justice pour obtenir des dommages et intérêts. Quand j’aurai l’argent, je me battrai pour votre famille« . Là, je me suis dit « Waouh ! Ce gars ne me connait pas. Et il veut m’aider !« . Autour de nous à la maison, c’était plutôt l’inverse. Les gens disaient que nous devions faire profil bas, nous taire. On a même perdu beaucoup d’amis qui ne venaient plus chez nous. Personne ne nous avait encore dit : « Ne vous inquiétez pas, rien ne vous arrivera. » Fela était très compatissant. Pour lui, tout cela était injuste.
Vous aviez environ quatorze ans, au moment de cette rencontre. Aviez-vous déjà commencé à apprendre le piano ?
Oui, et le plus drôle, c’est que j’apprenais en m’entrainant sur la musique de Fela. Il savait que j’étais ami avec son fils Femi. A chaque fois que nous allions le voir à deux, Fela voyait que Femi avait un sax. Ce qui n’était pas le cas quand il allait voir son père avec d’autres copains. Et comme Fela savait que je jouais du clavier, il devait se dire que tous les deux nous nous entrainions. Alors, il a commencé à nous donner des conseils et à nous faire faire des improvisations. Nous deux, nous n’arrêtions pas de jouer. Que ce soit après l’école ou dans des sessions d’improvisation. On jouait la musique de Fela. Et donc, à partir de 1979-1980, c’est devenu merveilleux. Peu à peu, j’ai été autorisé à suivre ce que faisait l’orchestre de Fela. Un jour, je suis arrivé et j’ai demandé à Fela si je pouvais jouer l’un de ses morceaux que j’avais appris par cœur. Il m’a dit « ok, vas-y« .
C’était la première fois que vous avez joué avec Fela ?
Et la première fois que j’ai joué avec Egypt 80 (le deuxième orchestre de Fela, fondé en 1979, NDLR). C’était au Shrine (le club musical de Fela à Lagos, NDLR). Je me souviens encore de ce jour et du morceau que j’ai interprété, Authority Stealing. Jouer avec Fela, apprendre sa musique, tout ça a constitué mon socle artistique. Même si je faisais aussi du jazz. J’adorais Miles Davis, j’aimais le son des Big Band, ou encore Duke Ellington et Count Basie. J’aimais aussi la musique traditionnelle ou encore le High Life.
D’ailleurs, quand on entend certains de vos morceaux actuels, on sent l’influence jazz. Est-ce que vous êtes un musicien de jazz ou un musicien d’afrobeat ?
Je ne veux pas entrer dans des catégories, je suis quelqu’un qui saisit l’inspiration du moment ou du lieu, et qui fait la musique qui lui plait. Quand je suis inspiré, je joue. Sinon, je me tais. Quant à définir ma musique, c’est vous qui voyez en l’écoutant comment la qualifier. Tout ce que je sais, c’est que j’ai de l’inspiration et que je veux la transmettre. Je travaille avec mes musiciens et j’espère que le résultat va plaire à ceux qui écoutent, et peut-être même les aider à soigner leur âme, ou leur esprit. A guérir leurs éventuelles blessures psychologiques.
Revenons un instant sur la période où vous avez joué avec l’orchestre Egypt 80. Vous étiez encore très jeune (16 ans). Etais-ce facile ou au contraire difficile d’intégrer un tel groupe ?
J’étais l’ami du fils de Fela, et ça me donnait un avantage ! Et en même temps, je n’avais pas besoin de cette relation privilégiée, car j’étais bon ! La seule façon d’exister dans le groupe de Fela, c’était d’être bon. Il fallait connaitre son travail. Fela montrait à chacun ce qu’il devait faire. Il me disait « Dele regarde-moi ! » Et il montrait les instrumentistes du doigt, les uns après les autres pour qu’ils entrent dans le morceau. Et il fallait toujours suivre ses instructions. Et surtout s’en souvenir. Car il détestait quand on oubliait ce qu’il avait indiqué. « Je t’ai montré le truc, c’est ta partie ! Tu ne peux pas l’avoir oubliée ! » Et je peux vous assurer qu’il y avait dans Egypt 80 des musiciens qui oubliaient toujours certains mouvements. Ce qui énervait Fela.
Il était dur avec ses musiciens ?
Non. Seulement avec ceux qui se prétendaient musiciens alors qu’ils auraient dû faire autre chose dans la vie.
Quel genre de direction artistique pratiquait-il ? Était-il ouvert aux idées de ses musiciens ? Laissait-il la place à l’improvisation ?
Non. Il venait avec tout. Il écrivait tout, du début jusqu’à la fin. Il écrivait la musique, les textes, tout. Il n’y avait pas de place pour nos propositions. Dans Egypt 80 par exemple, il y avait quatre batteurs pour remplacer Tony Allen (fondateur avec Fela Kuti de l’orchestre Africa 70 et qui s’est séparé du groupe en 1978, NDLR). A chaque fois, Fela devait leur expliquer comment et sur quel rythme jouer. Et il les engueulait les uns après les autres ! Mais puisque l’on parle de Tony Allen, je voudrais saluer sa mémoire. (Il est décédé en 2020, NDLR) Tony était le maitre. Aucun autre batteur n’a possédé une telle virtuosité et un tel sens de l’anticipation. Quand vous écrivez un texte, vous devez mettre des virgules, des points, des parenthèses, sinon le texte est incompréhensible, et c’est ça que faisait Tony Allen. Fela rédigeait l’histoire et Tony Allen plaçait la ponctuation. Pour ce qui est de la direction artistique entre Tony Allen et Fela dans l’orchestre Africa 70, je ne peux pas être affirmatif car je n’étais pas là. Mais je sais que Fela proposait des schémas à Tony, et tout ce que Tony produisait ensuite – ses intuitions, ses éclairs, sa ponctuation – c’est ça qui faisait la substance. Et il le faisait avec une facilité incroyable. Beaucoup de batteurs de jazz ont essayé de l’imiter en pensant que c’était de la musique simple. La plupart n’y sont jamais parvenu.
Après l’orchestre Egypt 80, vous avez formé un groupe avec votre ami de toujours Femi Kuti, ce groupe s’appelait Positive Force. Quels étaient vos objectifs ? Poursuivre la musique afrobeat ou inventer autre chose ?
Au départ nous voulions surtout avoir notre propre formation et composer notre propre musique. C’était aussi l’époque où Fela était en prison (1984-86, NDLR). Il nous avait promis qu’à la sortie nous ferions une grande tournée mondiale mais il n’a appelé personne pour venir jouer avec lui après l’épisode de la prison. On a quelques petits problèmes comme ça. Mais surtout, l’idée pour moi était de commencer quelque chose de nouveau. Femi et moi avions quitté Egypt 80. L’idée était d’utiliser le nom de Femi : Femi Kuti et le Positive Force. On avait plus de facilité pour trouver des dates de concert en Europe en mettant en avant la filiation Fela-Femi. On a joué partout en Europe, et ce pendant des années. On est même venu en France, ici au New Morning. Parfois on faisait trois tournées. Printemps, été, automne. C’était le bon temps ! L’autre objectif, c’était de survivre, à la fois musicalement et financièrement.
Selon vous, est-ce que l’afrobeat est devenu un mouvement culturel plus large que la musique ?
Je ne parlerais pas en ces termes. Vous savez, moi, je crois à l’inspiration. Vous avez entendu parler du poète Ikwunga et de ses poésies ? J’ai écrit la musique et produit le disque qui accompagne son recueil, Calabash. Comme lui, il y a beaucoup de poètes qui font du « spoken word » (l’ancêtre du slam actuel, aux USA, NDLR). Ils ont besoin de l’inspiration musicale de l’afrobeat pour compléter leur travail. La musique afrobeat peut être à la fois spirituelle, métaphysique et thérapeutique. Et même physique, si l’on songe à la danse qu’elle provoque.
Aujourd’hui, beaucoup de jazzmen anglais de la nouvelle génération se disent inspirés par l’afrobeat. J’imagine que vous devez en être particulièrement fier.
Oui, d’autant que j’y ai contribué. Je vis en Angleterre depuis 1995. J’ai créé un festival il y a quinze ans où l’on joue à la fois ma musique et celle de Fela, et ces jeunes artistes sont venus m’écouter. Ils ont entendu ce que je faisais. J’ai même enseigné à certains d’entre eux. De même que j’enseigne au Trinity College of Music, l’université où Fela avait étudié quand il était en Angleterre. Donc, je montre aux jeunes générations ce qu’est l’afrobeat. Et je suis fier de contribuer à garder allumée la flamme de l’afrobeat et de transmettre l’inspiration.
Que pensez-vous des jeunes musiciens nigérians comme Rema ou Davido qui pratiquent une afro-pop baptisée « afrobeats« , qui est assez éloignée de votre musique ?
Je ne critique jamais la musique. Si les gens aiment cette musique alors tant mieux. Elle crée une atmosphère de joie, de fête, de dance. Si j’organisais une fête ce soir, je mettrais probablement cette musique. Bon, ok, à un certain point, je dirais de passer un peu de musique de Femi ou de Dele Sosimi (rires). Du lourd quoi ! Mais je pense que c’est bien d’avoir une musique reconnue internationalement. Je suis très heureux pour ces artistes. Ça ne veut pas dire que je jouerais cette musique. Vous savez, c’est comme aller au supermarché et regarder le rayon des vins. On ne sait pas lesquels sont bons ou mauvais. Et subitement, quelqu’un vous emmène à la campagne, dans une cave et vous fait gouter un nectar à nul autre pareil. Waouuuh ! « Incroyable » (en français dans le texte, NDLR). Et là, on se dit, « je suis prêt à payer n’importe quel prix pour en avoir« . Moi, je suis comme ça. Comme un vin rare.
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