Portrait – De Conakry à Paris, une question de survie pour Mohamed

Nous sommes le 29 mars 2024. Il est aux alentours de 15 heures. Lorsque je retrouve Mohamed, il a déjà un large sourire. Sa silhouette est longiligne, une barbe peu fournie encadre le bas de son visage, jusqu’à ses oreilles. Il revient d’un rendez-vous à la préfecture de Paris pour y déposer ses empreintes, lançant ainsi la procédure de sa demande de titre de séjour.

Mohamed est né en 1998, à Conakry, la capitale de la Guinée. Avec ses parents et ses six frères et sœurs, ils habitent à Matoto, dans le quartier de Bessia Kondbounyi. Matoto est l’une des six communes qui constituent la capitale. Mohamed s’investit très rapidement dans le domaine musical.

« C’est à travers mes paroles que j’arrive à faire passer des messages politiques aux jeunes », explique-t-il. Un engagement politique qu’il va développer. En 2016, à 18 ans, il rejoint le parti d’opposition de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG). Il y entre en tant que simple militant, puis en devient le secrétaire de l’information.

Déjà, la situation politique et sociale du pays le révolte. « En Guinée, nous devons revendiquer nos droits tous les jours : un bon logement, un bon salaire, manifester. Le gouvernement d’Alpha Condé n’a aucun respect pour la démocratie », se révolte-t-il. À Conakry, les manifestations sont quotidiennes. Mohamed y participe activement et se fait peu à peu connaître à Bessia Kondbounyi. C’est le quartier où l’on compte le plus de soutiens d’Alpha Condé, président depuis 2010. Ses engagements politiques et artistiques font alors de Mohamed une cible pour les militants locaux du régime.

Un engagement politique dangereux

En juillet 2018, lors d’une manifestation dans Matoto, Mohamed est arrêté avec plusieurs autres personnes. « Il y a des arrestations tous les jours, sans raison. Il n’y aucun procès ni jugement quand tu te fais arrêter, précise Mohamed. Tu es directement emprisonné, sans même savoir pourquoi. » Il passe deux mois dans une prison à Conakry, avec une quinzaine de personnes, sans aucune visite ni nouvelle de ses proches. Il subit des insultes et des violences physiques à répétition. « La police se sert des détenus pour manipuler la population : ils te prennent en photo, avec une affiche où il est inscrit un appel à ne pas manifester. Puis, ces photos sont publiées sur les réseaux sociaux », décrit Mohamed.

Les places pour sortir de prison sont chères. Ses parents payent sa libération. À sa sortie, Mohamed part s’installer à Ratoma, une autre commune de Conakry. C’est une commune d’opposition. Il y retrouve des militants de l’UFDG et poursuit son engagement plus en sécurité.

En mai 2019, il est de nouveau arrêté en amont d’un rassemblement à l’appel du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC). « Cette fois-là, ils sont venus exprès pour moi », se rappelle-t-il. La police l’arrête dans la cour de la maison familiale, à Matoto. « J’étais en conflit avec Cébé Sylla, le chef du quartier, c’est lui qui a renseigné la police où je me trouvais. » Il est emmené à la prison de l’escadron de gendarmerie de Matam, en banlieue de Conakry. « Cette fois-là, ça a été plus dur, admet-il, j’ai été torturé. » Il s’interrompt pour me montrer les doigts de sa main droite, déformés à plusieurs endroits. « C’est là qu’ils m’ont cassé les doigts, sans raison. » Il dit qu’il se souvient très bien des détails, mais qu’il préfère ne pas en parler davantage.

Le début d’un périple

Le 12 juin 2019, « une date que je n’oublierai jamais » précise-t-il, il sort de prison, grâce à un pot-de-vin équivalent à 1 500 euros, versé par sa mère à un colonel. Mohamed ne peut pas rentrer à Matoto, ni à Ratoma. Il ne peut même pas rester en Guinée. Sa vie en dépend. Tout va alors très vite. La nuit de sa libération, il quitte son pays. « À ce moment, je me sens gravement blessé, je voulais rester en Guinée et continuer de me battre. » Avec sa mère et son frère, ils partent en direction du Mali. Après avoir traversé la frontière pour 200 000 francs guinéens, l’équivalent de 20 euros, ils rejoignent Bamako. Sa mère et son frère y restent deux semaines.

« C’est la dernière fois que je les ai vus, ils sont rentrés en Guinée, et moi, je suis resté au Mali. » À Bamako, il est logé par une femme, Kadi Sow*, qu’il connaît de l’université de Conakry. Son mari est “coquesseur” : il fait passer les frontières aux personnes, jusqu’en Espagne. Avec la menace de l’État guinéen voisin et celle de la guerre qui fait rage au Mali, Mohamed décide de partir. Il paye alors cinq millions de francs guinéens, soit 5 000 euros, pour rejoindre le continent européen. Commence alors un périple à travers l’Afrique saharienne.

Mohamed prend le bus, direction Gao, à mille kilomètres au nord-est du pays. Sur la route, les barrages se multiplient. Pour continuer, une seule solution : l’argent. Après plusieurs jours de voyage, le bus arrive à Gao. Là-bas, sans carte d’identité ni argent, impossible de continuer. Le seul document d’identité que Mohamed possède est sa licence de football. Cela ne suffit pas. Il reste bloqué au poste de police. « Aliou Cissé, membre du réseau de passeurs, est venu me chercher et m’a emmené dans un foyer. » Il y reste quatre jours, en payant 20 000 francs CFA. Les conditions de vie y sont très difficiles. Mohamed parvient à survivre grâce à l’argent envoyé par sa mère. Au cinquième jour, il rejoint un convoi de Touaregs, qui organisent le passage entre le Mali et l’Algérie.

Direction Kidal, en pleine zone de guerre. Avancer sur ces routes devient dangereux. « On a dû faire une pause, dans un bâtiment en ruine sur le bord de la route, en attendant qu’elle se libère, explique Mohamed. Là, sur l’un des murs, je lis le message de l’un de mes amis du même quartier que moi à Matoto, Booba* : l’aventure n’est pas facile, toujours garder espoir’. Je n’oublierai jamais. »

Le passage en Algérie, au-delà des limites

Le convoi passe la frontière entre le Mali et l’Algérie, et s’arrête à Timiaouine, l’une des villes algériennes les plus au sud. Dans cette région frontalière instable, les Touaregs maliens sont maîtres. « Les locaux achètent les migrants aux Touaregs. Bakayoko, malien, Franck, ivoirien, Abedi, Rouzo et Rasta, guinéens, énumère avec précision Mohamed. Ils viennent voir le convoi et ils t’achètent. Ils ont appelé ma famille pour qu’elle les paie. Je suis resté deux semaines dans un autre foyer, en attendant que ma famille envoie l’argent. Si tu ne peux pas payer, tu restes coincé. » Mohamed est arrivé jusqu’en Algérie, mais il demeure encore loin du sol européen. La prochaine étape est Tamanrasset, au nord-est de Timiaouine. Là encore, il faut payer : 200 000 francs CFA pour avancer, pour environ 20 heures de voyage.

Arrivé là-bas, Mohamed l’a compris : il doit à tout prix éviter les foyers. « Les foyers, ce sont un piège, car tu dois payer pour rester puis pour repartir. » Il passe alors la nuit dehors, seul, sous un pont, en direction d’Alger. Le lendemain, sur la route, il retrouve un groupe de migrants, principalement des Guinéens. Il appelle sa famille, ainsi que le “coquesseur” de Bamako. À partir de là, tout s’organise très vite. « Un Malien est venu me chercher peu de temps après, et m’a emmené dans un bon foyer, où je suis resté deux jours. Puis, tout s’est enchaîné : Ain Salah, puis Adrar, Ghardaïa, Alger, Oran, Oujda (Maroc), et enfin Nador. »

De cette ville côtière, Mohamed tente par deux fois de rejoindre les côtes espagnoles, sans succès. La troisième tentative sera la bonne : le 4 août 2019, il embarque avec 84 autres personnes, direction Málaga. « Pendant la traversée, j’ai beaucoup pensé à ma famille, surtout à ma grande sœur, qui s’est mariée durant mon voyage. C’est avec elle que je communiquais, c’est elle qui a payé les différentes étapes de mon voyage », se remémore Mohamed. Le bateau accoste sur les côtes espagnoles le jour-même. Mohamed est sur le sol européen, moins de deux mois après son départ de Conakry.

L’Europe, enfin

À Málaga, Mohamed passe deux jours en détention, pour la prise d’empreintes. Il est ensuite transféré dans un foyer à Valence, puis à Irun, à la frontière franco-espagnole atlantique. « Là-bas, une dame de la Croix-Rouge m’a beaucoup aidé, précise-t-il. Elle m’a dit de prendre le bus jusqu’à Hendaye, mais de ne m’approcher de la gare seulement lorsque le train sera là pour éviter les contrôles de police. Elle m’a donné l’heure précise du train et la direction : Bayonne. » De Bayonne, il prend un train pour Paris, et arrive enfin dans la capitale le 28 août 2019.

Avec sa situation, Mohamed demande l’asile le 19 septembre 2019. Il lui est refusé. Il enchaîne alors les petits boulots sous la menace constante d’une expulsion. Il est accompagné par une assistante sociale d’Emmaüs, « qui m’aide beaucoup pour l’administratif » et rejoint le programme de mentorat Côte à côte, de l’association Tirelire d’avenir, qui accompagne des jeunes en situation d’isolement. En avril 2023, il tombe gravement malade et est même hospitalisé entre août et septembre.

Aujourd’hui, Mohamed va mieux. Il a effectué la demande d’un titre de séjour pour soin le 27 février 2024, et travaille comme livreur. « Les papiers ? Je n’y pense pas encore, ça viendra avec le temps. Tout ce que je veux, c’est vivre dans un bon appartement, même un petit studio, avoir enfin un chez-moi. »

Tanguy Oudoire

*les noms et prénoms ont été modifiés

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