«La France est vue comme un État colonial et toute action qu’elle engage apparaît comme illégitime»

ENTRETIEN – Le géographe Laurent Chalard voit dans les émeutes qui frappent la Nouvelle-Calédonie le signe d’une défiance vis-à-vis de l’État central, sur fond de logique communautariste.

Laurent Chalard est docteur en géographie de l’université Paris IV-Sorbonne et travaille au European Centre for International Affairs.


LE FIGARO. – Magasins détruits, maisons incendiées, tirs avec des armes de gros calibres: une violence «assez inouïe», selon les autorités, s’est déchaînée dans la nuit de lundi à mardi en Nouvelle-Calédonie, avant le vote des députés sur une révision constitutionnelle décriée par les indépendantistes. De quoi ce mouvement de colère est-il le nom ? Peut-il s’expliquer par le seul projet de réforme constitutionnelle en Nouvelle-Calédonie ?

Laurent CHALARD. – Les émeutes qui se sont déroulées à Nouméa, chef-lieu et commune la plus peuplée de Nouvelle-Calédonie, et sa périphérie peuvent être considérées comme un mouvement de fierté nationaliste, de la part d’un peuple autochtone, les Kanaks, minoritaire démographiquement dans son territoire d’origine (41,21 % de la population déclarée au recensement de 2019), dont la situation socio-économique apparaît dégradée par rapport à l’autre grande communauté de l’archipel, les «Caldoches», principalement d’origine européenne, qui contrôle les principaux leviers économiques. En effet, les indépendantistes kanaks considèrent que le maintien ad vitam aeternam au sein de la France, suite au résultat des trois référendums sur l’indépendance tenus entre 2018 et 2021, ne fera que renforcer leur position de «dominé» dans la société calédonienne, avec le risque à terme d’une perte de leur identité, si le processus de diversification du peuplement venait à se poursuivre, en faisant, par certains aspects, un mouvement populiste.

Comme dans de nombreux autres mouvements de colère, le projet de réforme constitutionnelle en Nouvelle-Calédonie n’est pas le seul moteur de la contestation, mais il constitue la (grosse) goutte d’eau qui vient faire déborder le vase. Ces émeutes s’inscrivent dans le prolongement de la persistance d’inégalités socio-économiques importantes entre les communautés, d’autant plus perceptibles dans le Grand Nouméa, où, du fait d’un exode rural important depuis le nord de l’île principale de l’archipel, Grande Terre, se côtoient désormais Kanaks et Caldoches dans la même agglomération. Ce, avec des contrastes de richesse marqués entre les quartiers, en particulier entre le nord défavorisé (dont la commune de Dumbéa) et le sud aisé (comme le quartier de la Baie des Citrons à Nouméa), comme dans les grandes métropoles de l’hexagone, sources de tensions. Dans ce cadre, la violence sert d’exutoire à une jeunesse kanake, en partie marginalisée.

Depuis le 4 mai, les indépendantistes multiplient les actions dans le cadre de l’opération «Dix jours pour Kanaky». Ils s’opposent à la réforme de la Constitution qui fait suite aux trois référendums sur l’indépendance remportés par le camp du «non» entre 2018 et 2021. Faut-il y voir une forme de défiance plus large à l’égard du vote démocratique, et par extension de l’État ? Est-il vu comme illégitime ?

Effectivement, bien que les deux premiers référendums sur l’indépendance, ayant conduit à une victoire du «non», se soient déroulés dans des conditions respectant les règles démocratiques internationales, le troisième a été boycotté par les indépendantistes, officiellement du fait du contexte de crise sanitaire, mais plus probablement car ils craignaient une nouvelle défaite. Donc, dès 2021, il y avait une remise en cause du processus démocratique d’auto-détermination, qui repose sur la question épineuse du corps électoral. En effet, en fonction de sa composition, le résultat final peut s’avérer différent. Or, les indépendantistes ont toujours suspecté une manipulation de la part de l’État central du corps électoral en leur défaveur, conduisant à s’assurer d’une victoire du maintien dans la république française lors des consultations politiques. Cette défiance perdure depuis les incidents d’Ouvéa du printemps 1988, faisant que l’État français est soupçonné, à tort ou à raison, de tout faire pour empêcher la Nouvelle-Calédonie d’accéder à l’indépendance.

C’est un des symboles de l’affaiblissement de l’autorité de l’État, l’intérêt collectif, entendu comme celui de la majorité, faisant de moins en moins sens dans des sociétés de plus en plus individualistes et communautaristes.

Laurent Chalard

Pour la frange la plus dure des indépendantistes, s’appuyant sur l’inscription par l’ONU de la Nouvelle-Calédonie sur la liste des territoires non autonomes en 1946, la France est un État colonial et, de ce fait, toute action qu’elle engage, aussi démocratique puisse-t-elle être, apparaît comme illégitime. Pour eux, seul un référendum organisé par leur propre soin et suivant leur propre détermination du corps électoral, aurait une validité. En conséquence, ces derniers s’opposent systématiquement aux décisions du gouvernement central parisien en la matière, telles que l’actuel projet de réforme constitutionnelle.

Peut-on comparer, d’une certaine manière, cette défiance avec celle qui s’exprime contre l’A69 reliant Castres à Toulouse ou les contestations contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ?

Même si le contexte est totalement différent, dans le sens que les revendications de ces deux mouvements de contestation contre des infrastructures de transport sont officiellement d’ordre écologique, leur point de ressemblance concerne le rejet du fonctionnement du système démocratique. Les prises de décisions de l’État, très normées dans le domaine de l’aménagement du territoire, sont jugées illégitimes par certains individus, qui s’autorisent consécutivement le droit d’exercer la violence pour arriver à leur fin, c’est-à-dire faire reculer les dirigeants politiques. Si le phénomène n’est pas nouveau (lutte du Larzac dans les années 1970 contre l’extension d’un camp militaire, mobilisation contre l’implantation d’une centrale nucléaire à Plogoff en 1980), la multiplication des cas apparaît inquiétante car, d’une certaine manière, il y a une forme de légitimation de la violence par des groupes minoritaires, qui ne reconnaissent plus l’autorité de l’État central. C’est un des symboles de l’affaiblissement de l’autorité de l’État, l’intérêt collectif, entendu comme celui de la majorité, faisant de moins en moins sens dans des sociétés de plus en plus individualistes et communautaristes.

Ce sentiment est-il plus fort en Nouvelle-Calédonie qu’ailleurs ? Pourquoi ?

En Nouvelle-Calédonie, le sentiment de défiance vis-à-vis de l’État central est beaucoup plus fort que dans d’autres territoires car nous sommes dans une problématique ethnicisée, où un groupe, les Kanaks, qui se considère comme le peuple légitime, s’oppose à un autre groupe, les Européens, dont il soupçonne l’État central de privilégier les intérêts.

Alors que dans les conflits contre la construction d’infrastructures de transport, la légitimité de l’État est contestée sur un seul projet, en Nouvelle-Calédonie, c’est dans tous les domaines. Il ne s’agit pas tant d’une remise en cause de la réforme constitutionnelle que du fait que l’État français puisse légiférer sur le sujet. La logique communautariste joue donc un rôle important, d’autant qu’elle recoupe une logique socio-économique. Lorsque les deux vont de pair, les tensions sont, en règle générale, très vives.

L’État n’a-t-il pas aussi une part de responsabilité ?

L’État français a aussi une part de responsabilité dans la situation dans le sens qu’il ne s’est pas montré particulièrement attaché au maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République française, contrairement à l’ancienne perspective gaulliste. Nos gouvernants ne se sont pas précipités à déclarer leur amour de l’archipel et de ses habitants à l’occasion des campagnes des référendums sur l’indépendance entre 2018 et 2021 ! En effet, depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, le tropisme ultra-libéral de nos dirigeants a fait émerger une nouvelle tendance au sein des élites, les conduisant à vouloir se désengager des territoires qui posent des problèmes ou qui constituent une charge pour l’État central, ce qui est le cas de nombreux territoires d’Outre-mer. Or, cette attitude est perçue comme un signe de faiblesse par les pays étrangers, pour qui la France est une puissance moyenne en difficulté, dont le recul géopolitique sur la scène internationale en quelques années est impressionnant et, sauf ressaisissement inespéré, a probablement vocation à s’accélérer. À vouloir faire maigrir à tout prix l’État, les ultra-libéraux de Paris, de forte inspiration anglo-saxonne, ont fini par faire maigrir la puissance française…

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