À Fatick (Sénégal)
Quand la sonnerie de la récréation retentit dans les classes de l’établissement scolaire Diaoulé, dans la région de Fatick, au Sénégal, un étrange manège se met en place. Tandis que les garçons sortent en courant bruyamment, certaines écolières cherchent un coin plus calme, sous le préau ou à l’abri d’un arbre. Elles attrapent dans leurs poches de petits téléphones portables, et se mettent à raconter leur journée, leurs tracas, leurs craintes et leurs réussites.
Au bout du fil, leur magalé, littéralement «grande sœur» en wolof et en peul. Une sœur de cœur, âgée de quelques années de plus, souvent en licence ou master à Dakar, et qui les accompagne dans leurs études, même si elles sont séparées par plus de 100 kilomètres. Ces oreilles aussi attentives qu’inspirantes sont là pour aider les écolières à surmonter tout ce qui pourrait les empêcher de suivre une scolarité normale.
Traditions patriarcales, stéréotypes sexistes, manque de modèles féminins, tabou autour des cycles menstruels… Les obstacles qui découragent et empêchent les Sénégalaises de rester à l’école ne manquent pas. Les statistiques le montrent: le nombre de filles inscrites au Sénégal diminue au fur et à mesure qu’elles avancent dans le système, si bien que leur taux d’abandon en dernière année d’école élémentaire est de 26,7% (contre 22,2% pour les garçons).
Pour lutter contre ce phénomène, un programme de l’association française Action éducation, alliant dons de fournitures scolaires et mise en place du réseau des magalés, a été implanté, de 2020 à 2023, dans les régions de Fatick et Kolda. Celles-ci présentent un taux d’alphabétisation inférieur à la moyenne nationale (respectivement 53 et 45% contre 63%) et un taux de pauvreté supérieur à celui du reste du pays (49 et 56% contre 37%).
Un dernier facteur qui n’est pas sans conséquence pour l’éducation des filles: la pauvreté pousse ces dernières à travailler dès le collège pour payer leurs frais de scolarité, tout en les exposant davantage à des mariages précoces, synonymes, bien souvent, d’arrêt des études.
Des jeunes sortent de l’établissement scolaire Diaoulé, dans la région de Fatick, au Sénégal. l Robin Tutenges
Travailler pour étudier
«On avait remarqué qu’à Dakar, la plupart des jeunes bonnes qui travaillaient pour des familles venaient de Fatick», explique Makhaly Kebe, administratrice Sénégal d’Action éducation, qui a suivi l’évolution de ce projet. L’ONG remonte la source, et découvre que l’achat de fournitures scolaires, que les parents pauvres de la région ne peuvent pas payer à leurs filles, est un véritable frein à leur éducation. Sans fournitures, elles ne sont pas acceptées en classe, et sont renvoyées. «C’est un motif d’abandon», déplore Makhaly.
Plutôt que de laisser tomber l’école, ce que leurs parents les incitent pourtant à faire, les jeunes filles âgées parfois d’à peine 10 ans partent l’été pour Dakar, travaillent sans relâche comme nounou, et économisent un salaire de misère pour s’acheter un cartable et des cahiers. Celles qui rentrent arrivent plusieurs semaines après la rentrée, et manquent une partie de l’année. D’autres ne repartent jamais de la capitale.
Face à ce constat, l’ONG, qui s’appuie aussi sur un rapport de l’inspection d’académie, s’est donné pour mission de soutenir la scolarisation, le maintien et la réussite de 300 filles, issues du milieu rural et particulièrement à risque de décrochage scolaire, dans cinq collèges de cinq communes des régions de Fatick et de Kolda. Elles reçoivent chaque année gratuitement leurs fournitures scolaires, une tablette pour travailler à distance, ainsi que des protections hygiéniques réutilisables. Cette aide précieuse leur permet à la fois de ne plus se soucier de l’argent nécessaire à leur matériel scolaire (un argument de poids pour que les familles laissent leurs filles étudier), tout en leur permettant d’assister aux cours pendant leurs règles –une fille sur dix ne fréquente pas l’école pendant ses menstruations en Afrique subsaharienne.
Parfois pourtant, les fournitures ne suffisent pas à ce que les filles puissent continuer à aller à l’école. Les protections hygiéniques non plus. Les obstacles sont autres, ils sont quotidiens. Chaque jour est un combat pour garder intacte sa motivation face à une société qui pousse constamment à arrêter les études, qui déprécie le rôle et l’importance des filles, et face à des parents qui cherchent à vous marier dès qu’ils le peuvent. C’est là qu’interviennent les «grandes sœurs».
Des serviettes hygiéniques sont distribuées aux filles de l’établissement scolaire Diaoulé, dans la région de Fatick, au Sénégal. | Robin Tutenges
Dès le début du projet en 2020, les membres de l’ONG réfléchissaient à mettre en place un réseau de femmes capables de parler au quotidien à ces étudiantes, pour discuter de leurs problèmes et voir comme elles pouvaient y faire face. Des femmes modèles, des commerçantes du coin, des enseignantes. Très vite, un problème apparaît:«Est-ce que les filles vont vraiment se confier à elles?», se souvient s’être demandé Makhaly Kebe. Leur vient alors l’idée des magalés.
«Magalé», une sœur modèle
Toutes les écolières ciblées par le projet à Fatick et Kolda se sont ainsi vu attribuer une magalé, une étudiante en licence ou en master d’une grande école partenaire à Dakar. Chaque magalé (elles sont 120 au total, et s’occupent d’environ trois écolières chacune) a été sélectionnée puis formée parmi les étudiantes ayant le plus haut taux de réussite scolaire, et sur la base du bénévolat. L’objectif: mettre en relation les écolières exposées à un risque de décrochage avec une étudiante-modèle, pour que cette dernière leur apporte un soutien moral, des conseils au quotidien et une oreille bienveillante pour surmonter les défis qui s’interposeront tout au long de leurs études.
«La communication entre elles, c’est le plus important, parce qu’il n’y a pas de limite de discussion. Il n’y a pas de tabou», explique Madame Mbacké, responsable genre de l’inspection académique de Fatick et point focal du projet. Les filles ont environ cinq ans d’écart, parfois un peu plus. Elles ont traversé les mêmes épreuves, se comprennent, et peuvent aborder les sujets les plus intimes, comme les règles. Des sujets dont les communautés isolées, même entre mère et fille, ne veulent pas entendre parler.
Pour autant, le rôle des magalés n’est pas de remplacer une mère ou une enseignante. Elles jouent plutôt un rôle de grande sœur, en discutant chaque semaine par téléphone sur des thèmes variés: leur projet professionnel, la confiance et l’estime de soi, les rapports avec les parents ou les professeurs, le travail à la maison, l’hygiène menstruelle, le harcèlement, les représentations dans la famille de la place des filles ou encore les mutilations génitales et le mariage précoce.
Fatouma Sow, une étudiante de l’établissement scolaire Diaoulé, dans la région de Fatick, étudie chez elle, sous le regard de sa mère. | Robin Tutenges
«Ce qui est important, c’est que les filles les voient comme des modèles de référence, pour être un jour à leur place», ajoute Madame Mbacké, qui se félicite du programme. Une caractéristique fondamentale qu’approuve Diane Richard, porte-parole de Plan international, une ONG mondialement reconnue pour son soutien à l’éducation dans le monde et extérieure à ce projet. «Avoir des modèles, c’est vraiment essentiel pour montrer aux filles que tout est possible. Ça peut être des filles qui ont réussi à poursuivre leur scolarité, à avoir une carrière scientifique, à devenir des sportives de haut niveau. Sans ces exemples, on peut très vite être découragé et croire que, de toute façon, c’est impossible et que ça ne vaut pas le coup de se battre. Ça encourage les filles à poursuivre leurs rêves.»
Près de quatre ans après le lancement du programme, les résultats sont déjà là. Au total, fin 2022, 295 participantes du projet (soit 98%) ont achevé l’année scolaire sans l’abandonner et 252 (soit 84%) sont passées en classe supérieure. Le taux de présence des écolières, même celles qui n’étaient pas concernées par le projet, a lui aussi drastiquement augmenté, grimpant par exemple de 40 à 80% pour l’établissement Diaoulé de Fatick. Une concurrence vertueuse s’est installée, poussant chaque fille à essayer d’avoir les meilleures notes, à rester le plus longtemps à l’école. «Une vraie énergie positive se dégage», explique l’une des professeures de l’établissement.
«C’est comme une sœur»
Fatouma Sow a 18 ans, et étudie en seconde après avoir réussi son Brevet de fin d’études moyen (BFEM). Presque une anomalie dans la région, où beaucoup arrêtent leur scolarité avant l’obtention du diplôme. «J’ai vraiment vu mes résultats progresser», se souvient la jeune fille. Cette prouesse, elle la doit notamment à sa magalé, qui la soutient depuis trois ans. «Je n’ai pas de sœur. Ma magalé a pris ce rôle. Elle m’a beaucoup apporté, notamment pour parler des menstruations, dont je ne peux pas parler avec ma mère. Elle m’a permis d’être plus à l’aise avec mon corps, de briser la glace.»
«Ma magalé me conseille quand j’ai des problèmes, elle me guide sur beaucoup de plans, me montre la voie. On discute de tout, s’enthousiasme à son tour Diary Ba, une écolière de 15 ans dans l’établissement Diaoulé, à Fatick. Un moment, je suis restée quatre mois sans avoir mes règles. Je ne savais pas quoi faire, c’était un moment difficile. J’ai contacté ma magalé, on a discuté, elle m’a dit que ça pouvait engendrer des complications. J’ai donc réussi à en parler à ma mère et on est allées à l’hôpital.» Réussir à évoquer ce sujet avec sa famille était un véritable défi.
Parler à ses parents, notamment sur la question de sa scolarité, reste difficile pour la jeune fille. «Parfois mon père me dit que l’école n’est pas bien pour moi, que cela change mon comportement, que l’on se prend pour des Françaises.» Diary Ba tient pourtant bon, avec le soutien de sa magalé, et grâce aux fournitures scolaires gratuites fournies par l’association. «Avant, j’étais la dernière dans ma classe à avoir des fournitures. Mon père est polygame, il n’a pas assez de moyens pour moi et mes sœurs.»
Si Diary Ba tient bon, c’est aussi parce qu’elle sait ce qu’elle veut: devenir comme sa magalé. «C’est mon idole, j’aimerais être comme elle. Tout ce qui m’importe désormais, c’est de réussir dans mes études, aider mes parents et devenir quelque chose dans ce pays.» Très tôt pourtant, son rêve s’est heurté aux normes emprisonnantes de sa communauté. «On m’avait donné en mariage sans que je m’en rende compte. J’avais 10 ans. Tous les enfants se moquaient de moi, j’ai beaucoup pleuré.».
Fatouma Sow avec l’un de ses frères, ici devant sa maison, dans la région de Fatick. | Robin Tutenges
Sans trop savoir pourquoi, l’affaire traîne, les deux familles se fâchent, et l’union forcée tombe à l’eau. Depuis, Diary Ba se sait sous la menace d’un mariage précoce, qui peut être conclu à tout moment. Alors elle se réfugie dans la voix de sa magalé. «Quand elle m’appelle, j’oublie tous mes soucis.»
D’autres n’ont pas eu cette chance. Amy Collé Diouf, une écolière de 15 ans, vient tout juste d’être mariée de force. Plutôt que de s’opposer à cette union contre laquelle elle ne pouvait rien sauf se mettre à dos la communauté, et perdre Amy pour de bon, sa magalé la réconforte: elle n’arrêtera pas l’école pour autant. Elle s’en assurera.
Depuis, même mariée et croulant sous les obligations familiales, la jeune étudiante n’a pas lâché, soutenue moralement par sa «grande sœur». Amy s’occupe des tâches ménagères de sa maison dès 5 heures du matin, avant de marcher trois heures aller-retour pour se rendre à l’école. «Ma magalé m’a dit qu’au Sénégal, si tu ne travailles pas à l’école, tu ne signifies rien en tant que femme. Elle me donne de la force à chaque fois. Elle me donne des ailes.»
«Quand je peux gérer, que c’est à mon niveau, je gère, explique Aïssatou Billy Diallo, une magalé de 22 ans, étudiante en gestion de projets à Dakar. Mais parfois il y a des blocages, on ne peut pas enfreindre les règles.» La jeune fille a pourtant déjà réussi à arrêter un mariage, celui d’une des filles à sa charge. «La maman a vu qu’elle pouvait avoir confiance en moi, elle avait une écoute active, elle voulait que sa fille devienne comme moi. Elle a compris, a parlé à son mari, et l’affaire s’est réglée.»
Aïssatou Billy Diallo, la magalé de Fatouma Sow, lui passe un coup de fil depuis un toit de Dakar. | Robin Tutenges
Dans cette relation, les magalés s’impliquent beaucoup, et reçoivent tout autant. «En les aidant, je m’aide moi-même. En les forgeant, je me forge moi-même», explique Amy Andréa Sene, 24 ans, étudiante en master, qui aurait aimé avoir un soutien similaire plus jeune. «Quand elles arrivent à l’âge de la puberté, ça se complique avec leur famille. Moi aussi, je l’ai vécu. À un moment donné, je m’étais renfermée sur moi parce que j’avais l’impression qu’on ne me comprenait pas chez moi. Donc quand elles font face à ces problèmes-là, je me sens directement concernée.»
Si leur soutien n’a pas de date limite, il vient un temps où les filles prennent leur envol par elle même. «Plus on les aide à répondre à leurs questions, plus elles avancent, moins elles nous appellent, parce qu’elles sont responsabilisées», ajoute Aïssatou Billy Diallo.
«Il faudrait l’étendre à tout le pays»
Cette implication personnelle n’est pas sans conséquence pour les magalés. «Il y a beaucoup d’émotions. Parfois, tu te morfonds et tu essaies de passer l’éponge sur tes émotions pour pouvoir supporter.» Voir une de ces filles être mariée est sans conteste le moment le plus douloureux. Une limite au programme pour Amy Andréa Sene, qui explique ne pas pouvoir s’interposer face à ce type de décision familiale. «Vu que ce sont eux qui sont à la base [de la communauté], tu risques d’avoir des problèmes et ne plus pouvoir mener les activités.»
L’organisation a trouvé un moyen pour tenter de raisonner les parents sceptiques vis-à-vis du projet, ou qui souhaitent mettre un terme à l’éducation de leur fille pour une quelconque raison: elle a impliqué les bajenu gox («marraine de quartier», en wolof). Généralement une femme d’un certain âge, la bajenu gox est le plus souvent respectée dans sa communauté, et transmet son savoir à toutes les femmes, qu’elles soient adolescentes, jeunes mariées ou mères.
«Bon nombre de parents étaient venus se plaindre au début, se souvient l’une des bajenu gox sensibilisée dans les villages autour de l’établissement Dioulé. Ils me demandaient si c’était sûr de laisser nos enfants communiquer avec des inconnues? Je les ai rassurés en leur disant que ces gens ne voulaient que la réussite de leurs enfants.»
Comme la plupart des habitants des zones isolées de la région de Fatick, le père de Fatouma Sow, ici dans son champ de pastèques, travaille la terre. | Robin Tutenges
Passer par ces portes d’entrée pour vulgariser les missions des ONG auprès des communautés semble fondamental. Convaincu du programme, notamment celui des magalés qui vient pallier, selon la bajenu gox, l’écart d’âge trop important qui la sépare des jeunes écolières et de leurs problèmes, cette dernière verrait d’un bon œil la propagation du projet sur le reste du territoire. «Il faudrait l’étendre à tout le pays, parce que c’est tout simplement bénéfique.»
Une idée partagée par Madame Mbacké. «Si on pouvait vraiment donner la chance aux autres filles pour qu’elles puissent bénéficier de ce projet, ça serait merveilleux.» Le programme se heurte pourtant à un problème de financement et ne peut aujourd’hui s’étendre au-delà des premières zones impliquées.
Les membres du projet ont pour autant de quoi se réjouir: à Fatick, la relève est assurée. Les étudiantes magalés du programme se sont regroupées et ont formé une association. Ce sont elles qui, à l’avenir, se chargeront de la pérennisation de ce réseau bénéfique, pour donner à des milliers de jeunes filles la force de rêver plus grand.
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