Un beau roman qui nous plonge dans l’atmosphère si particulière du Liban.
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Atlanti-culture
Un beau roman qui nous plonge dans l’atmosphère si particulière du Liban.
THÈME
Au centre de Beyrouth, le Palais Mawal est la demeure ancestrale d’une famille patricienne de la communauté chrétienne maronite. Autrefois riche et influente, cette famille est ruinée, ayant refusé de faire évader ses capitaux à l’étranger comme beaucoup de prédateurs du pays, mais au contraire conservant ses avoirs dans les banques locales aujourd’hui en faillite. Elle arrive toutefois à conserver un semblant de standing, avec trois employés de maison peu payés au service de Léonora, la femme de Salim Mawal.
Léonora est italienne et a été religieuse pendant sept ans, avant de renoncer à ses vœux pour épouser en 1973, soit juste avant le début de la guerre civile, Salim, fils de cette famille encore prospère à cette époque, en dépit de l’opposition des parents.
Le roman, rédigé au présent, raconte l’histoire de ce mariage pour le moins chaotique qui se confond avec celle du Liban. Si un fils naît assez vite, Léonora va connaître un amour passionné avec un cinéaste turc, amour qui durera jusqu’à la mort de celui-ci. Pour autant elle ne quittera jamais vraiment son mari qui l’aime toujours et à présent qu’ils sont tous deux âgés et malades (elle devient aveugle) leur couple paraît encore solide même si Salim n’habite plus au palais mais à l’hôtel…
Il s’agit donc d’un récit crépusculaire dans lequel la vie des personnages se confond avec le déclin inéluctable du pays dont le point d’orgue sera le 4 août 2020, date de l’explosion du port de Beyrouth. Déclin également du Palais Mawal qui comme la Maison Usher se délabre de plus en plus et dont la démolition semble inéluctable comme celle de nombre d’édifices anciens de la capitale.
POINTS FORTS
Dominique Eddé écrit dans une belle langue française, à l’instar de ces écrivains du Proche-Orient qui la maîtrisent parfaitement même si elle n’est pas leur langue maternelle (on pense notamment aux Egyptiens Albert Cossery ou Andrée Chédid). Ce livre est un témoignage sur une époque dont tout le monde a conscience qu’elle est en train de disparaître, celle d’une Méditerranée réellement cosmopolite où ont cohabité les trois religions monothéistes.
Ce roman a le charme de cet Orient toujours un peu languissant, où les pâtisseries sont toujours un peu trop sucrées et les parfums trop capiteux.
Au-delà des circonstances de la vie des personnages, c’est un sentiment de lenteur et de résignation fataliste qui s’impose, résignation devant la ruine annoncée, la disparition du palais familial, le délitement de la famille (les relations entre la mère et son fils sont criantes de justesse).
Il y a du Guépard dans ce récit d’un monde en cours d’effacement destiné à être remplacé par la vulgarité de la violence et de l’argent ; brève scène extraordinaire dans laquelle le père répond au milicien qui, en représaille d’un refus de céder au racket, vient de briser ses précieuses statuettes phéniciennes : « Laissez, vous pouvez vous retirer, on balayera… »
C’est aussi un livre où au sein du quotidien apparaît une fantaisie parfois surréaliste : la jeune femme de compagnie se prénomme Venise, une prostituée adresse une lettre à Jésus-Christ…
QUELQUES RÉSERVES
Il faut entrer dans ce texte où à la vérité il ne se passe pas grand-chose et qui prend son temps « à l’orientale ». Les personnes pressées et qui cherchent des réponses rationnelles à tout doivent passer leur chemin.
Est-ce un défaut ? Nous ne le croyons pas, qui préférons l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie.
Certains trouveront peut-être aussi le propos trop léger, et ne s’intéresseront guère aux états d’âme de ces vieux époux ; mais au-delà de cette apparence il faut faire l’effort de savourer le non-dit et la finesse d’une écriture féminine de grande qualité, donc pas vraiment de réserves en ce qui nous concerne.
ENCORE UN MOT…
L’on se souvient de la célèbre formule du Général de Gaulle : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Et aussi de cette plaisanterie prisée des Libanais : « Si vous avez compris la situation du Liban, c’est qu’on vous l’a mal expliquée ».
Ce roman n’a pas la prétention de nous fournir toutes les clés de la connaissance de ce pays, mais comme souvent, il est plus éclairant sous son aspect fictionnel que maints savants essais historiques ou géopolitiques.
Car c’est un pays fascinant que celui dont les citoyens éprouvent tous un très fort sentiment d’identité nationale… quand ils vivent à l’étranger, mais passent leur temps à s’ignorer voire à se détester jusqu’à l’extrême vIolence lorsqu’ils sont chez eux ; un pays pouvant produire sur un si petit territoire tant d’hommes et de femmes de talent dans tous les domaines, et incapable en même temps de se gouverner, s’abandonnant au chaos dans une incompréhensible indifférence.
UNE PHRASE
« Cette lenteur libanaise dans les voix qui varie selon les gens entre charme et mièvrerie n’est pas qu’une affaire de rythme oriental, c’est aussi une façon de tenir le coup, d’amortir le choc de tout ce qui, autour de soi, se démolit à toute allure. Plus le Liban s’effondre, plus les mots s’éternisent. La voix devient un pays ambulant. Les phrases chantent, traînent, se répètent. Elles miment le temps de la douceur qui n’est plus. Un yiiy, un yaay, peut durer ce que dure un éclat de rire. » (p. 19)
« Jour après jour, le Liban craque, change de peau, de visage. Tombe en miettes. Tout continue, rien ne marche. Ce n’est pas un pays, c’est un échantillon du monde qu’on a laissé pourrir sur un morceau de terre. Par endroits, l’argent coule à flots. Ailleurs, un dollar mendié assure le quotidien d’une famille. Chaque fois que la beauté marque un point, la laideur revient en force. Les villes se répandent, parmi les voitures, dans tous les sens, tous les coins. On dit de ces villes qu’elles ont du charme comme on le dit des gens à qui on n’a rien trouvé d’autre. Le pire, c’est qu’elles en ont. Parmi les immeubles de trente étages, les restes du passé sont des bijoux de famille enfouis parmi les arbres et les ordures. Les gens qui passent assistent avec un soulagement inquiet au retard de leur disparition. » (pp. 50-51)
L’AUTEUR
De mère franco-égyptienne d’Alexandrie et de père libanais, architecte et ministre issu d’une illustre famille maronite, Dominique Eddé est née à Beyrouth le 18 février 1953. Historienne de formation, puis journaliste, elle est l’auteure de romans et d’essais qui ont pour sujet le Moyen-Orient. Elle s’intéresse également à certains écrivains sur lesquels elle publie des ouvrages (Jean Genet, Cioran, Edward Saïd). Elle est une des voix qui comptent dans les débats sur le sort de son pays mais aussi sur le conflit israélo-palestinien et les grandes questions de civilisation.
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