Jean-Dominique Merchet : « La menace d’une défaite plane toujours sur les épaules des militaires »

Alors que la guerre en Ukraine a été mise comme entre parenthèses de l’actualité française pour cause d’élections législatives anticipées, nul doute qu’elle reviendra très vite au premier plan. Avec la question déjà soulevée par Emmanuel Macron d’un éventuel engagement supplémentaire de la France dans le conflit. Mais notre pays en aurait-il les moyens ? Jean-Dominique Merchet, journaliste à ‘L’Opinion’, spécialiste des questions militaires et stratégiques, bien qu’écartant ce scénario, estime que la France pourrait engager 20 000 hommes pendant six mois sur une ligne de 80 kilomètres. Une évaluation à l’aune du diagnostic sur l’état de l’armée française – ses points forts et ses points de faiblesses – qu’il expose en détail dans un essai fort bien documenté et passionnant de bout en bout consacré à l’illusion de la puissance française. “L’armée française, c’est l’armée américaine, mais en version bonsaï. Elle sait à peu près tout faire, mais ce qu’elle sait faire, elle ne peut pas le faire beaucoup ou longtemps.” Très bien introduit dans le milieu, Jean-Dominique Merchet rend compte aussi du moral des troupes et de l’état-major. Or celui-ci n’est pas brillant, en dépit du redressement de l’effort financier que consacre la nation à son armée. Le départ de celle-ci d’Afrique subsaharienne l’année dernière, “la queue entre les jambes”, n’est toujours pas digéré.


Propos recueillis par Philippe Plassart

Les questions militaires, avec en toile de fond le conflit ukrainien, ne risquent-elles pas d’envenimer très vite la cohabitation qui s’annonce au sein de l’exécutif ?

Cette situation pose la question du “domaine réservé” du président de la République, qui lui a le premier rôle en matière de défense et de politique étrangère. La question est complexe, car le texte de la Constitution ne correspond pas à cette pratique des institutions. En droit constitutionnel, le Premier ministre est en effet “responsable de la défense nationale” et le gouvernement, qui “définit et conduit la politique de la nation (…) dispose de la force armée”. On ne peut donc pas exclure une cohabitation conflictuelle, dans laquelle les deux pôles de l’exécutif auraient les moyens de se bloquer mutuellement.

“En matière de défense et de politique étrangère. On ne peut pas exclure une cohabitation conflictuelle, dans laquelle les deux pôles de l’exécutif auraient les moyens de se bloquer mutuellement”

Sur l’Ukraine et l’Otan, le RN a mis dernièrement beaucoup d’eau dans son vin : on n’en est plus à la posture pro-russe et anti-atlantiste de 2022. Le RN est sans doute moins allant qu’Emmanuel Macron dans le soutien à l’Ukraine, mais il n’envisage plus un renversement de nos alliances et entend s’inscrire dans le “camp occidental”. Le réalignement est en cours.

Canons Caesar, instructeurs militaires, Mirages 2000 : la France n’est-elle pas déjà entrée de facto en guerre sans le dire ?

Nous sommes certainement dans une escalade, mais pas pour autant en guerre. C’est un fait : on aide de plus en plus massivement l’Ukraine à se défendre contre l’agresseur russe, mais il n’y a pas de militaires français tirant sur place. La perspective d’envoyer des troupes au sol, quand elle a été évoquée non sans ambiguïté par Emmanuel Macron, a profondément troublé au sein de la population française et a sans doute pesé au moment des Européennes et des législatives. À titre personnel, je pense que le président a raison de ne rien exclure pour soutenir l’Ukraine et pour empêcher la Russie de gagner.

Quelle est la crédibilité de ce propos présidentiel, en termes de capacité aussi bien militaire que stratégique, compte tenu de l’opposition réaffirmée de nos alliés à ce projet ?

Ces propos sont jugés crédibles, la meilleure preuve étant que le Kremlin y réagit très mal. La Russie ne se moque pas du tout des déclarations et décisions françaises. Nos missiles de croisière qui sont très performants ont neutralisé la marine russe en mer Noire ! Et la livraison d’avions de combat qui va suivre ajoute à ces moyens. La plupart des gens ont compris que la France allait engager des régiments d’infanterie.

“La Russie ne se moque pas du tout des déclarations et décisions françaises. Nos missiles de croisière qui sont très performants ont neutralisé la marine russe en mer Noire !”

Or il ne s’agit pas du tout de cela mais d’envoyer seulement des instructeurs supplémentaires aux côtés des forces spéciales qui sont déjà sur place – mais de façon non officiellement assumée. Par hypothèse, dans le cadre d’un engagement majeur qui se ferait dans le cadre d’une opération alliée, la France pourrait envoyer sur le champ de bataille en Ukraine 20 000 soldats pendant six mois sur à peu près 80 kilomètres de front.

Emmanuel Macron a changé radicalement de posture vis-à-vis de la Russie. Après avoir cherché à ne pas “l’humilier”, il est désormais particulièrement offensif à son encontre. Quel a été le déclic de ce revirement ?

Il relève plus d’une évolution d’Emmanuel Macron que de Vladimir Poutine. Le président a toujours envie d’être en haut de l’affiche. Il s’est posé dans un premier temps comme “faiseur de paix” en maintenant le contact avec Poutine, mais sans succès. À partir de là, à la suite de nombreuses conversations avec les dirigeants d’Europe de l’Est, il a compris que s’il voulait retrouver du leadership en Europe, il fallait qu’il soit réceptif de leurs craintes. D’où sa bascule et la fin de son attitude ambiguë vis-à-vis de la Russie, cette dernière manifestant il est vrai de façon de plus en plus évidente une agressivité croissante dans sa volonté révisionniste de changer l’ordre européen à son profit. Une perspective qui terrorise littéralement les Européens de l’Est. Et Macron, tirant les leçons de l’attaque russe contre l’Ukraine, n’achète plus l’idée rassurante selon laquelle Moscou n’aurait pas rationnellement intérêt à s’attaquer à l’un de ces pays.

La “réserve militaire” serait-elle, au-delà du cas de l’Ukraine, d’une quelconque aide pour l’armée dans l’hypothèse d’un conflit futur ?

La réserve militaire doit impérativement être développée. Il y a une trentaine d’années, en 1996, on a construit une armée professionnelle expéditionnaire qui a fait plutôt bien ce que l’on attendait d’elle. Mais le contexte a évolué et aujourd’hui, il faut avoir des capacités de montée en puissance, y compris sur le plan des effectifs. Nul ne songe à revenir à un service national obligatoire mais il s’agit développer la réserve militaire sur la base toujours du volontariat, sous des formes nouvelles incluant des contrats à temps partiel, et la possibilité de faire des allers-retours entre vie civile et vie militaire.

“La loi de programmation militaire a inscrit à l’horizon 2030 un réserviste pour deux militaires d’active, soit environ 100 000 réservistes – on en est encore assez loin”

À l’instar de ce qui se fait aux États-Unis ou même au sein de la gendarmerie française, qui emploie ainsi tous les jours des milliers de réservistes. Notre armée professionnelle doit plus se tourner vers les civils pour toutes sortes de missions, y compris de combat ou de soutien sanitaire. La loi de programmation militaire a inscrit à l’horizon 2030 un réserviste pour deux militaires d’active, soit environ 100 000 réservistes – on en est encore assez loin. Ces réservistes ne doivent cependant pas être considérés comme des supplétifs à qui l’on confie des tâches que les militaires ne veulent pas faire, comme celle de garder des entrepôts. Les missions doivent être intéressantes sinon les réservistes ne restent pas.

Les combats en Ukraine montrent l’importance décisive des nouvelles armes de guerre : drones, cyberattaques, désinformation. Cette dimension est-elle aujourd’hui suffisamment prise en compte par l’armée française ?

Oui mais en partie seulement. Nous avons raté complètement la grande innovation militaire de cette guerre, celle des drones et des munitions rôdeuses, si bien que l’on doit maintenant courir après pour rattraper le temps perdu. Le problème de ces armes nouvelles, qui sont considérées comme des armes de pauvres, c’est qu’elles n’intéressent pas les grands industriels qui préfèrent les sous-marins, les avions de combat et autres systèmes électroniques hypersophistiqués, plus rentables à produire. Nous sommes en revanche plus au point pour aborder la guerre hybride grâce à notre expérience de la lutte informationnelle en Afrique subsaharienne, celle de la surveillance des réseaux dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et celle des cyberattaques dans le cadre de la lutte contre le grand banditisme.

La volonté de mettre la France en “économie de guerre” se concrétise-t-elle au-delà de la relance de l’usine de fabrication de poudre située à Bergerac ?

Si la volonté s’affiche, elle reste largement rhétorique. Nous payons trente ans de désindustrialisation. Les grands groupes ne posent pas problème, ils travaillent avec l’État dans des stratégies de long terme. Mais le bât blesse au niveau des sous-traitants. Le maillage des PME apte à répondre à des commandes militaires de pièces détachées, souvent essentielles, s’est beaucoup relâché ces dernières années.

“Partager” l’arme nucléaire est-il une bonne idée ? La France ne risque-t-elle pas d’émousser sa propre capacité de dissuasion ?

Comme pour le sujet des troupes au sol, une mauvaise interprétation a été faite des propos présidentiels. Emmanuel Macron n’a fait que rappeler que la dissuasion française contribuait à la défense de l’Europe et des pays de l’Alliance atlantique. Une doctrine qui remonte au livre blanc de la défense de 1972. La défense nucléaire sert la défense des intérêts vitaux de la nation, et ces intérêts vitaux ont une dimension européenne. Cela ne veut pas dire que le président français demanderait au chancelier allemand ou à la présidente de la Commission européenne l’autorisation d’appuyer sur le bouton du feu nucléaire. Personnellement, je plaide pour aller vers une coopération plus poussée en installant par exemple des bases nucléaires françaises hors de l’Hexagone dans les pays européens, notamment en Pologne. Avec un dispositif de “double clés” comme celui que pratiquent les Américains, dont une partie des armes nucléaires est entreposée en Allemagne, en Belgique, en Italie et aux Pays-Bas. Ce faisant, on renforcerait très fortement la solidarité européenne et Paris reprendrait énormément d’influence au sein de l’Otan en montrant que la France n’est pas dotée de l’arme nucléaire que pour assurer sa seule sécurité.

Les failles dans la vision de commandement ont joué un rôle décisif dans les défaites de 1870 et 1940. À cette aune, comment jugez-vous l’état d’esprit de l’état-major actuel, de l’encadrement et de la troupe vis-à-vis en particulier de la guerre en Ukraine, et plus généralement de l’hypothèse d’une entrée en guerre ?

Comme tout organisme social, l’armée a du mal à se réformer par elle-même, tant sa préoccupation première reste de se maintenir et de croître à l’identique. Le changement ne peut être impulsé que par le politique. Sous la Ve République, il y a eu deux grandes réformes militaires, celle de De Gaulle au début des années soixante et celle de Chirac au milieu des années 90, qui mit fin au service national obligatoire.

“L’armée française considère que la guerre en Ukraine, qu’elle a du mal à appréhender, n’est pas sa guerre”

Aujourd’hui on se contente de conserver ce modèle à l’identique en y mettant plus de moyens. Une réforme devrait s’appuyer sur une réflexion stratégique d’ensemble menée par les militaires, les politiques et les experts, sans craindre de mettre en cause le catéchisme. Le moral au sein de l’armée française n’est pas brillant. Les troupes tricolores se sont fait sortir du Sahel après dix ans de présence “la queue entre les jambes”. L’armée française considère que la guerre en Ukraine, qu’elle a du mal à appréhender, n’est pas sa guerre. L’absence de consensus au sein de la classe politique sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la Russie se retrouve assez naturellement dans la hiérarchie militaire, au sein de laquelle tout un chacun peut avoir en son for intérieur sa propre opinion. Si l’armée française reste fondamentalement légitimiste, l’opinion au sein du corps des officiers n’en pèse pas moins dans les décisions. Dans l’hypothèse d’un conflit majeur – qui n’est heureusement pas à l’ordre du jour – il faut espérer que nous ne revivrions pas les défaites de 1870 et de 1940. L’armée française n’a pas gagné une guerre depuis 1918. Guerres coloniales perdues, échecs des opérations extérieures : son passif historique est plutôt lourd. La menace de la défaite plane toujours sur les épaules des militaires. Nous aurions tort de nous en croire à l’abri.

EXTRAIT– Sommes-nous prêts pour la guerre ? – L’illusion de la puissance française – Jean-Dominique Merchet – (ed Robert LAFFONT)

sommes-nous-pret-pour-la-guerreChapitre 6
Serions-nous encore assez résilients?

“C’est le sort des familles désunies de ne se rencontrer qu’aux enterrements.” Michel Audiard

Pour un peuple toujours traumatisé par la défaite militaire de 1940 comme l’est le peuple français, la résistance de l’armée et de la population ukrainiennes sont le miroir de ce que nous aurions aimé être durant ces mois tragiques. De même que chacun s’interroge en son for intérieur – “Sous l’occupation allemande, aurais-je été résistant?” –, nous nous posons collectivement la question de savoir si, face à une guerre subie, imposée, la France serait “résiliente”. La France, c’est-à-dire son armée, ses dirigeants et son peuple. Issu de la physique et de la psychologie, le terme de “résilience” a été largement popularisé par le médecin Boris Cyrulnik. Il fait désormais partie du vocabulaire politique. Récemment, le ministère des Finances a eu son “plan de résilience économique et sociale”, celui de l’Écologie, “la journée de résilience face aux risques”, le SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) “anime la mise en œuvre de la stratégie nationale de résilience”, les armées ont eu leur “opération Résilience” au moment du Covid. Le mot n’apparaît pas moins de 41 fois dans les 60 pages de la Revue nationale stratégique de 2022, “une France unie et résiliente” étant le deuxième “objectif stratégique” fixé par le président de la République.

“Pourvu qu’ils tiennent! – Qui ça ?”
Nous reviendrons longuement, dans cet ouvrage, sur la résilience des armées. Notons une évolution récente du vocabulaire, avec le retour de la notion de “force morale”, dont le président Emmanuel Macron fait un large usage et que les armées utilisent de plus en plus, mais au pluriel. Le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, insiste régulièrement sur “le rôle crucial des forces morales et l’exigence individuelle et collective qu’elles impliquent”. Il s’agit d’un concept issu de la pensée militaire et stratégique. Carl von Clausewitz estimait déjà que “les forces morales joueront un rôle considérable [dans les] motifs de l’action chez le combattant”. Dans ses Études sur le combat , le colonel Ardant du Picq insistait également sur la dimension “morale” de la guerre mais dans un sens que l’on qualifierait plutôt aujourd’hui de “psychologique”. Ce n’est pas la “morale” et ses règles de bonne conduite, mais le “moral” avec ses hauts et ses bas. De l’action du soldat sur le champ de bataille, on est passé à la société tout entière.

“Notons une évolution récente du vocabulaire, avec le retour de la notion de “force morale”, dont le président Emmanuel Macron fait un large usage et que les armées utilisent de plus en plus, mais au pluriel. Le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, insiste régulièrement sur “le rôle crucial des forces morales et l’exigence individuelle et collective qu’elles impliquent”

Le 9 janvier 1917, le journal L’Opinion publiait un dessin de Jean-Louis Forain montrant deux soldats français dans une tranchée, avec le dialogue suivant : — Pourvu qu’ils tiennent! — Qui ça ? — Les civils. La polémique que souleva ce simple dessin de presse – et le souvenir qu’il nous en reste – montre que la question n’était pas anecdotique. Elle ne l’est toujours pas. On peut y voir deux choses. Un sentiment de supériorité des militaires sur les civils, ces “pékins” qui seraient par nature moins fiables que l’armée, tabernacle autoproclamé du patriotisme, du courage, de la discipline, et cetera, et cetera ; Mais c’est aussi une question légitime, dès lors que la guerre n’est plus le seul fait des militaires au front, mais celui d’une nation tout entière mobilisée vers la victoire. Les deux poilus de Forain s’inquiétaient en vain : l’arrière a “tenu” jusqu’au 11 novembre 1918. En France, les civils ont résisté, et l’armée ne s’est pas démobilisée, malgré quelques grèves dans les usines et mutineries en arrière du front. Il n’y a pas eu de révolution comme en Russie (1917) ou en Allemagne (1918). En mai-juin 1940, en revanche, c’est bien l’armée, et d’abord ses chefs, qui n’ont pas “tenu” face à l’ennemi. Sous le choc de la défaite militaire, les civils se sont débandés à leur tour, fuyant sur les routes. Ça a été l’“exode”, si bien décrit par la romancière Irène Némirovsky dans Suite française. De là à considérer comme faible la société civile d’avant-guerre, afin de dédouaner l’armée de sa propre responsabilité dans la débâcle, il y n’a qu’un pas. Pétain l’a franchi sans vergogne, en s’en prenant à l’“esprit de jouissance” et aux “mensonges qui vous ont fait tant de mal”.

Keep calm and carry on, en VF
La résilience d’une société est une question “systémique” qu’on ne peut pas mesurer au seul courage de quelques-uns. Ainsi de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale. “Chemins de mémoire”, un site du gouvernement français, estime à “environ 150000 le nombre de résistants ayant œuvré dans les 266 réseaux homologués après-guerre”. Chaque jour, grâce à l’admirable travail de Jean-Christophe Notin, on peut apprendre qui ils étaient, grâce à “Paroles de combattants de la Libération”, sur X (ex-Twitter). En comptant les “sympathisants actifs”, on arriverait à “environ 1 million” de résistants, avance l’historien Jean-Pierre Azéma. Il faut rapporter ces chiffres aux 40 millions de Français d’alors, voire au nombre d’hommes mobilisés dans l’armée en 1939 : 2,2 millions. La Résistance reste le fait d’une petite minorité – et il en irait vraisemblablement de même si cela devait se reproduire. Pour juger de la solidité de la société française dans l’épreuve, il est sans doute plus pertinent de prendre deux exemples récents : les attaques terroristes de 2015-2016 et la crise du Covid. Dans les deux cas, la résilience des Français a été notable. Face à la menace terroriste, les Français ont fait preuve de discipline et ils ont très majoritairement soutenu l’action préventive et répressive des forces de sécurité et de la justice. Les restrictions des libertés publiques, jugées nécessaires face à la menace, ont été acceptées sans contestation majeure.

“Face à la menace terroriste, les Français ont fait preuve de discipline et ils ont très majoritairement soutenu l’action préventive et répressive des forces de sécurité et de la justice. Les restrictions des libertés publiques, jugées nécessaires face à la menace, ont été acceptées sans contestation majeure”

De même, durant la pandémie, ont-ils accepté les confinements, le port du masque, le “pass sanitaire”, la vaccination obligatoire (malgré une résistance minoritaire). Là encore, la société a tenu et s’est adaptée. Les personnels de santé et ceux, souvent peu qualifiés, de la “deuxième ligne” (commerces, transports, services…) ont suscité l’admiration de tous. Le cliché de Français égoïstes et indisciplinés s’est révélé faux. La France et ses habitants sont plus résistants qu’on ne le croit. Jusqu’à preuve du contraire, il en irait de même face à des menaces plus sérieuses. Face à la guerre, la société française sait encaisser. Y compris la mort de ses soldats en opérations extérieures, 776 hommes depuis 1963, soit une moyenne de un par mois depuis soixante ans,sans que cela suscite de protestations, ou même un simple questionnement sur la légitimité de ces pertes. Il y a, évidemment, une grande part d’indifférence dans cette tolérance aux pertes humaines, mais l’indifférence fait justement partie de la résilience. Keep calm and carry on, comme disent les Britanniques. Il n’est pas exclu que les Français partagent cette vertu, mais sur un mode moins ostensible.

Disparition de l’antimilitarisme
L’antimilitarisme a quasiment disparu de la scène française. Tous les sondages le confirment depuis plus de vingt ans : les Français ont une bonne opinion de leur armée. Une enquête d’opinion Odoxa/Le Figaro de novembre 20221 confirmait la popularité des militaires avec 86% de bonnes opinions (dont 28% de très bonnes) contre 13% de mauvaises (et seulement 2% de très mauvaises). Qui dit mieux ? Selon la sociologue Barbara Jankowski, la proportion de Français ayant une bonne opinion des armées n’est plus descendue sous la barre des 80% depuis 1992 . Ce constat est loin d’être banal. Pour se rendre compte du changement, il suffit de se souvenir de la manière dont étaient considérées les armées dans les années 1970 notamment chez les jeunes et les personnes se déclarant de gauche. Depuis lors, les conséquences négatives de la guerre d’Algérie et du service militaire obligatoire ont été effacées dans l’opinion. Cet attachement à l’armée se conjugue avec un fort patriotisme. Selon ce même sondage Odoxa, trois Français sur quatre (76%) se déclarent “patriotes” contre un seul (23%) qui affirme ne pas l’être.

“Selon ce même sondage Odoxa, trois Français sur quatre (76%) se déclarent “patriotes” contre un seul (23%) qui affirme ne pas l’être. Un autre sondage BVA pour la Fondation Jean-Jaurès en 2021 indiquait que 61% des Français étaient “prêts à s’engager personnellement pour défendre leur pays en cas de conflit”, contre 35%, et que 51% (contre 49%) étaient “prêts à risquer leur vie”

Un autre sondage BVA pour la Fondation Jean-Jaurès en 2021 indiquait que 61% des Français étaient “prêts à s’engager personnellement pour défendre leur pays en cas de conflit”, contre 35%, et que 51% (contre 49%) étaient “prêts à risquer leur vie” pour cela. Qu’après des décennies de paix, un Français sur deux soit toujours prêt à mourir pour la patrie témoigne de “la rémanence d’un certain patriotisme, qui semble trouver ses fondements dans les valeurs de la France”, concluait la Fondation Jean Jaurès. Cela n’empêchera pas les esprits chagrins de s’alarmer de la moindre nuance dans l’expression du patriotisme ou du soutien à l’armée, sur le registre du “c’était mieux avant”. Comprendre : dans la France paysanne, blanche et chrétienne. Or, rien ne le prouve. Il s’agit là d’une affirmation purement idéologique, relevant pour l’essentiel de fantasmes politiques d’extrême droite. Les mêmes qui exaltent les troupes coloniales et défendent la cause des harkis doutent de la fidélité de leurs concitoyens musulmans, issus de l’immigration, pourtant nombreux à servir dans les armées. Quelques événements anecdotiques ou déclarations provocatrices ne suffisent pas à décrire la réalité. On manque, certes, d’études sociologiques globales, faute notamment de statistiques ethniques, interdites par la loi française. Le politologue Elyamine Settoul est l’un des rares chercheurs à s’être penchés sur la question des rapports entre les “jeunes des banlieues populaires” et l’armée. Chez ces jeunes, explique-t-il, on distingue “deux pôles antagonistes. Le premier puise sa source dans un imaginaire postcolonial qui alimente une vision négative de l’institution militaire”, en particulier chez ceux issus de l’immigration algérienne, marqués par leurs histoires familiales liées à la guerre d’indépendance. En revanche, “le second pôle se fonde sur les valeurs spécifiques auxquelles renvoie le champ militaire, ce dernier étant perçu comme un univers professionnel méritocratique, solidaire et valorisant le capital corporel, ainsi que la virilité”. Tout cela débouche sur une “identification positive aux ethos militaires.

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