« Des hommes armés ont fait irruption chez moi en pleine nuit et m’ont aussitôt enchaîné avant de m’emmener en brousse »,
raconte Djouda May, enlevé en mars 2023 contre rançon dans le
Mayo-Kebbi Ouest, région tchadienne frontalière avec le Cameroun. Il a
été retenu plus d’un mois en Centrafrique avec d’autres victimes
tchadiennes et camerounaises. « J’ai été privé de nourriture et torturé pour faire pression sur ma famille, poursuit-il. Mon
voisin, capturé au même moment, a été exécuté par les ravisseurs.
Depuis, dès que j’entends des chiens aboyer, comme c’était le cas le
soir de mon enlèvement, je revis les mêmes scènes. J’ai peur que tout
recommence. »
Marqué
dans sa chair par cette captivité traumatisante, ce cultivateur est
également rongé par le remords de ne plus pouvoir subvenir aux besoins
de sa famille. « Mes proches ont dû vendre les 15 vaches que je possédais et les récoltes de céréales d’une année entière pour payer la rançon, précise Djouda. Depuis, je ne peux plus travailler et je n’ai plus les moyens d’envoyer mes enfants à l’école. »
Plus de 1 500 victimes en vingt ans
Ces
enlèvements sont devenus un fléau dans le sud-ouest du Tchad. Ils
auraient fait plus de 1 500 victimes en une vingtaine d’années, selon
les estimations de l’Organisation d’appui aux initiatives de
développement (OAID), structure qui suit ce dossier depuis le début dans
les années 2000. Le Mayo-Kebbi Ouest, l’une des régions les plus
peuplées du pays, est l’épicentre du phénomène.
Des
agriculteurs aux commerçants, en passant par les fonctionnaires ou le
personnel des ONG, toute personne susceptible d’avoir des économies est
visée. Ce qui entraîne un appauvrissement de la zone, pointe Me Timothée
Fenessoubo, avocat originaire de Pala, chef-lieu du Mayo-Kebbi Ouest,
membre d’un collectif d’avocats créé en février 2023 pour venir en aide
aux victimes d’enlèvement dans la région. « Des habitants
abandonnent leurs terres pour se réfugier dans les villes et les
villages. Or, l’agriculture ou l’élevage permet aux familles de payer
l’éducation de leurs enfants, explique-t-il. Si le gouvernement ne s’attaque pas à ce problème et qu’on n’aide pas les victimes, la région risque de s’embraser. » Ce phénomène de banditisme pourrait dégénérer selon lui vers la création de rébellions structurées.
Des complicités locales
«
Dans cette zone frontalière entre le Cameroun, le Tchad et la
République centrafricaine, surnommée le “triangle de la mort” à cause de
l’insécurité générale, les représentants locaux de l’État ne font pas
leur travail et sont même parfois complices des ravisseurs, accuse Barka Tao, coordinateur national de l’OAID. Cette
corruption touche également certains membres des forces de sécurité. Au
lieu de protéger la population, ils louent leurs armes aux ravisseurs
tchadiens ou à ceux venus du Cameroun, de Centrafrique, et même du Niger
ou du Nigeria. »
Les
autorités locales n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Mais le
ministre de la sécurité publique, Mahamat Charfadine Margui, ne nie pas
le problème : « Depuis mon arrivée en mars 2023, j’ai relevé toutes
les autorités administratives dans le Mayo-Kebbi Ouest, ainsi que les
responsables des forces de sécurité, mais cela n’a rien changé. Les
ravisseurs bénéficient également de complicités au sein des villages,
avec des dénonciations entre voisins, par jalousie ou par appât du gain
», avance-t-il. Il met également en avant une zone difficile d’accès.
Des accords de coopération nécessaires
Les criminels bénéficient de la porosité des frontières pour échapper au contrôle des États. «
L’identité transfrontalière des acteurs impliqués dans les enlèvements
contre rançon, l’incapacité des États à contrôler cette zone et
l’absence de coopération régionale, tout cela permet au phénomène de
prospérer, analyse Remadji Hoinathy, anthropologue et chercheur à l’Institut d’études de sécurité à N’Djamena. Alors
que Boko Haram subit des revers militaires au niveau du lac Tchad, le
risque est désormais qu’ils envoient des commandos mobiles au niveau de
la frontière tchadienne pour tirer des revenus des enlèvements contre
rançon, comme ils le font déjà au Nigeria. Si ce phénomène est récupéré
par Boko Haram, il sera encore plus compliqué à juguler. »
Pour
y faire face, il insiste sur l’urgence de mettre en place des accords
de coopération permettant des droits de poursuite de part et d’autre des
frontières, ou de mettre sur pied une force multinationale mixte, à
l’exemple de celle qui combat justement Boko Haram dans la région du lac
Tchad. « L’idée est lancée et il y a déjà eu de premières discussions avec le Cameroun », glisse Mahamat Charfadine Margui. Mais les négociations n’ont, pour l’heure, débouché sur aucun projet d’accord.
Des comités de surveillance
En
l’absence de réponse efficace du Tchad pour juguler ce fléau, les
habitants du Mayo-Kebbi Ouest s’organisent eux-mêmes. Ils ont mis sur
pied depuis 2018 des comités de veille pour récolter des renseignements
au cœur des cantons. « Nous comptons plus de 4 000 membres répartis dans chaque village de la région, avance
Amos Mbairo Nangyo, directeur d’une société de gardiennage à Pala et
coordinateur des comités de veille et de surveillance du Mayo-Kebbi
Ouest. Dès qu’une personne étrangère nous semble suspecte, nous
faisons remonter les renseignements récoltés au gouverneur. Nous servons
aussi de guides aux forces de sécurité lors de la poursuite des
ravisseurs. »
Au-delà de la simple vigilance, ces comités traquent également eux-mêmes les ravisseurs après un enlèvement. « Nous ne restons pas les bras croisés. Il y en a assez, martèle Amos Mbairo Nangyo, entouré d’une vingtaine de membres d’un comité, armes en mains, dans un bois au sud de Pala. Équipés d’arcs, de sagaies et de lance-pierres, nous ripostons face aux ravisseurs pour qu’ils libèrent les otages. »
Cette réponse spontanée des habitants du Mayo-Kebbi Ouest soulève cependant des inquiétudes. « Si ces comités ne sont pas encadrés et canalisés par l’État, il y a un risque de règlements de comptes, alerte Mgr Dominique Tinoudji, évêque de Pala. Le
danger est également de faire émerger des rébellions. C’est à l’État
tchadien d’assumer ses responsabilités pour ne pas que la situation
dégénère. »
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Les enlèvements, un commerce lucratif
Selon les chiffres recueillis auprès des ONG locales des provinces du Mayo-Kebbi Ouest et du Logone oriental (sud du pays), récoltés par l’Institut d’études de sécurité (ISS) :
En 2022,
46 personnes ont été enlevées, 12 assassinées et 42 925 000 francs CFA
(65 440 €) ont été versés comme rançon dans le Logone oriental.
En 2023,
41 personnes ont été enlevées, huit ont été tuées, deux sont portées
disparues et 52 405 000 francs CFA (79 892 €) ont été versés dans le
Mayo-Kebbi.
Au Tchad, les ravisseurs sont principalement issus des communautés transfrontalières peules, arabes et haoussas.
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