Des tirs d’artilleries qui déciment des camps de déplacés et s’écrasent sur des quartiers résidentiels. Des réserves de nourriture et de médicaments qui sont en train de s’épuiser. Des gens qui fuient sans avoir eu le temps d’enterrer leurs proches.
Voilà la situation actuelle à El-Fasher, l’une des plus grandes villes du Darfour et épicentre du conflit meurtrier qui oppose l’armée soudanaise et les milices des Forces de soutien rapide (RSF) – une guerre qui a déjà conduit à l’exode 9 millions de personnes et laisse planer le spectre de la famine.
Pour les représentants de l’ONU, la situation à El-Fasher est “un enfer” et ils redoutent un génocide. D’après les conversations quotidiennes que j’ai avec des amis et des observateurs des droits de l’homme à El-Fasher, ces craintes sont bien réelles.
“Je n’ai jamais rien vu de pire que le sort de ces mamans et de ces orphelins dans les hôpitaux, en proie aux souffrances et à l’angoisse”, m’a raconté la semaine dernière Jamal*, un ami habitant El-Fasher, après la mort de dizaines de personnes dans le bombardement de son quartier.
La bataille pour le contrôle d’El-Fasher – où vivent 2 millions de personnes – a commencé [en mai] mais elle était attendue. La ville est le dernier bastion de l’armée au Darfour, le seul endroit dans la région de l’Ouest qui n’est pas encore sous le contrôle des RSF depuis un an.
Pour prendre la ville, les RSF – dont les soldats sont principalement des Arabes du Darfour – devront affronter non seulement l’armée, mais aussi plusieurs groupes paramilitaires dont la plupart des combattants ne sont pas des Arabes mais des Zaghawas, qui représentent une part importante de la population d’El-Fasher.
Alors que les combats s’intensifient, les organisations de défense des droits de l’homme redoutent des massacres ethniques. Pour l’instant, les civils sont pris entre deux lignes de feu. Les RFS encerclent la ville et lui imposent un siège brutal.
Mourir sous les balles ou mourir de faim
Il y a peu d’associations humanitaires internationales sur place à El-Fasher et les convois d’aide ne peuvent pas entrer. Le seul espoir des habitants sur le terrain réside dans un réseau composé de jeunes et de services d’urgence improvisés qui risquent leur vie pour aider les populations.
Ces dernières semaines, ces groupes d’entraide – qui se sont créés dans tout le Soudan – ont monté une clinique pour enfant après la destruction du principal hôpital pédiatrique dans un bombardement, et ils ont mis en place des soupes populaires pour nourrir les gens qui fuient les attaques des RSF.
Mohammed, un ami bénévole, m’a rapporté la conversation qu’il avait eue avec une femme âgée déplacée dans un village aux abords d’El-Fasher : “Sans vous, non seulement on serait morts à cause des tirs mais on serait aussi morts de faim.”
El-Fasher, la capitale du Darfour du Nord, était un sanctuaire avant les récents combats. Des centaines de milliers de personnes s’y étaient réfugiées pour échapper aux atrocités commises par les RSF dans d’autres régions du Darfour, mais aussi dans les grandes villes comme Khartoum.
Ce calme a volé en éclats. Le seul hôpital de la ville encore épargné vit sur ses réserves, selon l’ONU, et son réseau d’approvisionnement en eau est également compromis [selon les informations de l’ONG Médecins sans frontières, de nouveaux tirs ont touché l’hôpital dans la foulée d’une attaque des RSF le 21 juin, et les combats auraient fait au moins 260 morts et plus de 1 630 blessés dans la ville en mai et juin].
Bombardement continu
Des milliers de Soudanais ont déjà été déplacés par les affrontements, mais fuir El-Fasher signifie passer par les barrages mis en place par les RSF autour de la ville. Les milices rançonnent ceux qui veulent fuir, en leur confisquant leurs voitures et leurs affaires, et interrogent les gens sur leur proximité avec l’armée et les groupes rebelles.
La situation est peut-être encore pire à Abou Shouk. Ce camp de réfugiés accueille les victimes du conflit au Darfour des années 2000, quand les milices arabes soutenues par le gouvernement, les Janjawid (qui sont devenues les RSF), ont écrasé la révolte des groupes paramilitaires non arabes pour la plupart.
Le camp situé aux abords d’El-Fasher se trouve plus proche du front. Ces derniers jours, des roquettes lancées par les RSF ont atterri sur les habitations de civils, ce qui a entraîné la mort de dizaines de personnes et causé d’énormes incendies, selon Jamal qui vit à Abou Shouk.
D’après le témoignage de Jamal, des corps mutilés gisaient sur le sol et les blessés en sang erraient un peu partout. Les gens meurent parce que l’hôpital du camp n’a pas de salle d’opération et qu’il n’y a pas d’ambulance pour transporter les gens ailleurs.
“Nous ne comprenons pas pourquoi les RSF visent les civils et les attaquent avec des tirs d’artillerie aussi puissants”, soupire Jamal. Pour lui, ce bombardement continu “est indigne” et crée un sentiment d’impuissance et de résignation.
La ville est devenue “une véritable souricière”
Abou Shouk n’est pas le seul endroit touché d’El-Fasher. L’intensité des combats fait qu’il y a peu d’endroits où se mettre en sécurité dans la ville, devenue “une véritable souricière” selon le Laboratoire de recherches humanitaires de Yale.
Tout le monde est touché par le siège. S’il reste encore des stocks de nourriture dans la ville – et qu’il est possible pour certains marchands de faire entrer des réserves en contrebande –, les prix des denrées de base comme la viande, la farine, le sucre, les pâtes et le savon sont devenus inabordables.
Une enquête de la CPI sur les crimes commis au Darfour
Le mardi 11 juin, dans un message vidéo, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a appelé à la coopération de tous les acteurs de la société civile pour enquêter sur les crimes commis au Darfour. Son objectif est de réunir des informations et des preuves pour documenter les exactions commises par les deux camps. Khan a notamment fait mention de cas de violences sexuelles et d’attaques systématiques contre des civils, insistant sur les possibles “motivations ethniques de ces attaques”. Cette adresse suggère qu’un génocide pourrait être à l’œuvre dans la région.
Selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, le génocide est un crime commis dans l’intention de détruire, ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
“La CPI réussira-t-elle à refréner les ardeurs des protagonistes soudanais ? interroge le journal burkinabè Le Pays. Malheureusement, les multiples interpellations de la CPI et des organisations des droits de l’Homme n’ont jamais produit les effets escomptés.” Comme le rappelle le titre, une enquête est en effet ouverte depuis 2005 sur les violences dont le Darfour a été le théâtre sous la présidence d’Omar Al-Bachir.
Le quotidien de Ouagadougou craint également que ne prévale la loi des vainqueurs : seules les forces défaites à l’issue du conflit seraient jugées pour les crimes qu’elles auraient commis. Les belligérants pourraient dès lors opérer une fuite en avant et s’engager dans une lutte toujours plus destructrice pour la victoire.
Alors que les combats se poursuivent à El-Fasher, dernier bastion de l’armée régulière soudanaise au Darfour, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté, le jeudi 13 juin, une résolution exigeant l’arrêt du siège de la ville par les paramilitaires des Forces de soutien rapide (RSF). Le Conseil enjoint par ailleurs aux belligérants d’“œuvrer pour la cessation immédiate des hostilités”.
Courrier International
Si le siège continue, de nombreux civils vont mourir, c’est inévitable, que ce soit à cause des pénuries de nourriture ou de soins. Les gens sur le terrain réclament un arrêt immédiat du blocage de la ville et des combats.
Dans cette situation critique, la seule aide humanitaire provient des groupes locaux qui se sont constitués spontanément, même si certains de leurs membres ont été blessés ou tués ces dernières semaines.
Mohammed, le bénévole qui aide les réfugiés, aimerait que les deux camps puissent entendre les histoires des gens touchés par les violences. S’ils voyaient ce dont il est le témoin impuissant au quotidien, peut-être baisseraient-ils les armes, me dit-il.
Si les RSF prennent El-Fasher, elles risquent de lancer des représailles sanglantes contre les civils soupçonnés de collusions avec l’armée et les groupes paramilitaires. Les Zaghawas sont les plus vulnérables.
Ces craintes sont fondées parce que durant leur campagne militaire pour contrôler le Darfour de l’Ouest l’année dernière, les RSF ont tué des milliers de civils non arabes de la tribu Massalit, qu’ils accusaient de soutenir l’armée. Des massacres qui s’apparentaient à un génocide.
Soutenir l’action des bénévoles sur le terrain
Cela dit, les RSF ne sont pas les seuls à commettre des violations des droits humains, comme pourraient le laisser croire les rapports et les analyses des médias internationaux qui font des parallèles, peut-être hâtifs, avec la violence des Janjawid des années 2000.
Les RSF et leurs milices alliées font peut-être de El-Fasher un enfer, mais l’armée et les groupes rebelles ne sont pas en reste. Ils sont armés jusqu’aux dents et diffusent des messages de haine sur les réseaux sociaux contre les communautés arabes.
Il est important que les groupes issus de la société civile soudanaise s’inquiètent de toutes les atrocités commises à El-Fasher et ailleurs. Peu importent les auteurs de ces crimes, que ce soit les RSF, l’armée ou toute autre force paramilitaire. Il n’y a pas de camp du bien et de camp du mal. Il n’y a que des victimes.
La société civile doit également essayer de résister à la division et refuser de prendre parti. Nous devons tout faire pour porter la voix et soutenir l’action des bénévoles sur le terrain qui sont en première ligne.
Ces personnes représentent notre seule chance de résoudre ce conflit et de construire un avenir plus juste. Les gens qui dépendent d’eux en ce moment à El-Fasher en sont bien conscients.
“Vous êtes les seuls à nous nous donner à manger tous les jours”, disait une de ces femmes à mon ami Mohammed, qui distribue de la nourriture malgré les tirs et les bombardements. “Je prierai pour vous jusqu’à mon dernier souffle.”
* Pour la sécurité des sources, seuls les prénoms ont été retranscrits.
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