En Côte d’Ivoire, une succession de suicides ouvre le débat sur ce tabou

Il y a d’abord eu deux suicides au sein de l’armée ivoirienne, en avril. L’un, un adjudant en permission, a tué sa femme avant de retourner l’arme contre lui dans la commune de Bingerville. L’autre, un médecin lieutenant-colonel, s’est tiré une balle dans la tête à son domicile de Yopougon, à Abidjan.

Puis, mardi 9 juillet, un homme a garé sa voiture sur le pont Général-de-Gaulle, au Plateau, avant de sauter dans la lagune. Son corps, repêché quelques heures plus tard, a été identifié comme celui d’un gendarme de la commune d’Attécoubé. Le lendemain, c’est un étudiant de Port-Bouët II qui s’est donné la mort en sautant du troisième étage d’un bâtiment de sa cité universitaire. Les images de son corps brisé ont fait le tour des réseaux sociaux, abondamment commentées par les internautes. Enfin, le 14 juillet, un autre étudiant s’est pendu à Danané, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire.

Ces drames n’ont pas tardé à quitter la rubrique des faits divers pour s’étaler en une dans tous les kiosques. « Côte d’Ivoire, le paradis des suicides », titrait ainsi Ivoir’Hebdo, tandis que le site Crocinfos qualifiait le suicide de « nouveau sport national » et qu’Afrik Soir évoquait une « série noire ». Le 11 juillet, la chaîne gouvernementale RTI diffusait un dossier intitulé « Comment inverser la tendance des suicides, qui sont en recrudescence ? ».

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L’opposition et la société civile se sont également emparées de la question, présentant ces suicides comme le signe révélateur d’une population en souffrance. L’ancien président Laurent Gbagbo a évoqué brièvement le sujet lors de son meeting à Bonoua (sud-est), le 14 juillet, et la militante Pulchérie Gbalet a publié ce message sur sa page Facebook : « Croissance + citoyens pauvres = taux de suicides élevé ! »

Un discours « culpabilisant »

« Le suicide est l’expression d’un mal-être chronique », indique le père jésuite Jean Messingué, directeur du Centre de counseling et de pastorale clinique (Copac), qui mène des actions de promotion de la santé mentale : « Le fait que les cas de suicide se multiplient pousse à se demander s’il y a un mal-être social à la base. Pire, ce sont des adolescents et des jeunes qui sont impliqués dans la majorité des cas de suicides dont les médias ont fait cas ces deux dernières années dans le grand Abidjan, ce qui doit nous inquiéter. »

Pour Médard Koua Asseman, coordinateur du Programme national de santé mentale (PNSM), le taux de prévalence des suicides n’a pas augmenté en 2024 par rapport au premier semestre 2023, mais leur médiatisation récente a permis de relancer le débat sur un sujet encore tabou. Son équipe a entrepris ces dernières semaines d’analyser le traitement des cas de suicide dans les médias et sur les réseaux sociaux. « Malheureusement, le discours est en général culpabilisant ou fataliste, soupire-t-il. La société dans son ensemble a une mauvaise appréhension du sujet et ne parvient pas à l’aborder comme un problème de santé publique. »

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La souffrance psychique est ainsi largement banalisée, souligne Médard Koua Asseman : « Si on voit quelqu’un qui est blessé, on lui dira d’aller voir le médecin. Mais à quelqu’un qui souffre de dépression, on conseillera simplement d’aller prier et de se ressaisir. Il faut que nous prenions la question du suicide à bras-le-corps et que nous assumions une responsabilité partagée» En Côte d’Ivoire, une expression est éloquente sur le sujet : « Si tu es fâché, il faut te tuer. »

Les chiffres manquent sur l’ampleur du phénomène. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a financé une étude de prévalence effectuée par le PNSM en 2022. Celle-ci a recensé 418 suicides et 927 tentatives entre 2019 et 2021. Selon une autre étude menée par l’unité de médecine légale du CHU de Treichville, sur la période 2013-2020, la Côte d’Ivoire comptabiliserait 23 cas de suicides par an. Un chiffre qui la placerait au troisième rang en Afrique, mais qui reste extrêmement bas en comparaison avec le reste du monde. En France, par exemple, le taux standardisé de décès par suicide était de 14,1 pour 100 000 habitants en 2020.

« Une honte pour les familles »

Si les statistiques pour la Côte d’Ivoire sont probablement sous-évaluées, elles révèlent tout de même l’amorce d’un changement de paradigme sanitaire. « La Côte d’Ivoire est le premier pays d’Afrique francophone à avoir mis en place, en 2023, un système de notification des cas de suicides », indique Médard Koua Asseman.

« Avant, les professionnels de santé pouvaient écrire ce qu’ils voulaient dans les causes de la mort, parfois en employant des formules détournées comme “autolyse”, poursuit le psychiatre. On a effectué un travail de sensibilisation et instauré un système de notification dans les hôpitaux psychiatriques, les services d’urgence et de réanimation des hôpitaux. On réfléchit également à un mécanisme national d’alerte précoce communautaire. Car les suicides sont sous-notifiés dans les milieux ruraux, par peur de l’enquête médico-légale ou à cause de la stigmatisation. »

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Dans les villages, nombre de suicides sont ainsi recensés comme des décès par morsure de serpent pour que le défunt ne se voie pas refuser l’accès aux rites funéraires. « On a encore l’idée fausse qu’une personne dépressive ou suicidaire est un mauvais croyant, observe le coordinateur du PNSM. On dit que si quelqu’un a des idées noires, c’est qu’il ne croit pas vraiment en Dieu. Un suicide, c’est une honte pour les familles. »

L’étude de 2022 révèle pourtant que toutes les régions et toutes les classes socio-économiques du pays sont concernées, avec une surreprésentation des jeunes hommes et des adolescents. Le PNSM maintient une permanence téléphonique, le 143, pour apporter une aide psychologique d’urgence aux personnes sujettes aux idées suicidaires.

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