Au Soudan, la prise du Sennar menace d’aggraver l’insécurité alimentaire

Les sacs de vêtements et de provisions sont hissés sur la tête des femmes, des hommes et des enfants traversant, à pied, le Nil Bleu. L’eau atteint le haut des cuisses des adultes. Quelques motos sont à moitié immergées. Les 4 x 4 et les tracteurs s’en sortent à peine mieux. Depuis l’arrivée des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) dans l’État du Sennar, le 24 juin, au moins 136 000 individus ont fui, rejoignant principalement les États frontaliers du Nil Bleu et de Gedaref.

Parmi eux, beaucoup avaient quitté une première fois leur foyer, à Khartoum, au début de la guerre qui oppose les FSR aux troupes régulières des Forces armées soudanaises (FAS) depuis le 15 avril 2023. Certains s’étaient réfugiés dans un premier temps dans l’État d’Al Jazirah avant de reprendre la route en décembre lorsque les FSR ont capturé cette région. Au total, les affrontements ont déplacé plus de 12 millions de Soudanais, dont 2 millions dans les pays voisins. Cette population se trouve au bord de la famine. Or, la prise d’une partie du Sennar, au début de la saison des pluies, risque d’avoir des conséquences dramatiques.

Plus de la moitié de la population souffre d’insécurité alimentaire aiguë

« Cette attaque intervient au pire moment, lorsque les agriculteurs commencent à planter leurs champs. Cela signifie que les répercussions se ressentiront non seulement à court terme, mais également à moyen et long termes », avertit Abraham Abatneh, représentant du Programme alimentaire mondial (PAM) au Soudan. Cet État fait partie du grenier du pays des deux Nils. La saison dernière, un cinquième de la production nationale de sorgho émanait du Sennar.
« Le problème, c’est que l’arrivée des FSR est systématiquement suivie de pillages, poursuit Abraham Abatneh. Même si les riverains avaient des provisions, ils sont contraints de partir, perdant ainsi leurs moyens de subsistance. » Une telle situation s’est produite dans l’État d’Al Jazirah, qui fait aussi partie de la ceinture fertile du Soudan. Depuis sa prise par les FSR, cet État est en train de sombrer dans la famine.

Selon le dernier rapport du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC) publié le 27 juin, quelque 755 000 personnes vont atteindre le dernier niveau d’insécurité alimentaire entre juin et septembre 2024, qui correspond au risque imminent de famine. Tandis que 25,6 millions d’individus, soit plus de la moitié de la population, « connaîtront probablement des niveaux élevés d’insécurité alimentaire aiguë ».

Des riverains contraints à boire l’eau du Nil pour survivre

« Le Sennar est l’un des principaux centres de production le long du couloir du Nil au Soudan et joue par conséquent un rôle crucial dans la production locale, l’approvisionnement des marchés et les stocks alimentaires des ménages, complète Belihu Negesse, coordinateur de l’IPC pour l’Afrique de l’Est. Alors que nous approchons du pic de la saison des préparations agricoles et des cultures, le conflit en cours dans le Sennar, ainsi que dans d’autres États, comme Al Jazirah et Gedaref, risque fort d’exacerber l’insécurité alimentaire à travers le Soudan. »

Jusqu’ici, le Sennar échappait de justesse à l’urgence alimentaire. « Nous allons assister à une dégradation de la situation dans les prochains mois, à moins que le conflit s’arrête et que les moyens de subsistance soient restaurés », résume le représentant du PAM. Les habitants, pris au piège, sentent déjà l’étau se refermer. « Plus aucun bien n’arrive de l’extérieur, donc les prix augmentent. La miche de pain coûte toujours une livre soudanaise (SDG) mais sa taille a diminué. Le kilo de sucre atteint 3 000 SDG, alors qu’il coûtait 2 000 SDG (de 1,30 à 0,87 euro) », témoigne, le 6 juillet, une jeune professionnelle de santé qui préfère ne pas révéler son nom par mesure de sécurité. Deux jours plus tard, le prix du kilo d’oignons avait été multiplié par quatre.

Les FSR ont bloqué les routes reliant le Sennar au reste du pays, empêchant les livraisons de vivres mais aussi les civils de partir pour échapper aux tueries, aux viols et aux autres exactions typiques de ces paramilitaires. La jeune soignante et sa famille sont donc bloquées près de Mayerno, à trois quarts d’heure de route des troupes. « Nous avons entendu les détonations des combats lorsque les FSR sont arrivés. Depuis, l’électricité et l’eau sont coupées dans tout l’État. Nous souffrons de maux de ventre et de diarrhées car nous sommes obligés de boire l’eau de la rivière », déplore cette Soudanaise. Elle espère rejoindre le Soudan du Sud lorsque les routes rouvriront. Avec ses proches, ils font partie de ceux qui ont fui les combats une première fois, à Khartoum, et craignent d’être de nouveau rattrapés par les armes en gagnant l’est du pays, pour l’heure aux mains des FAS et du gouvernement de facto installé à Port-Soudan.

Les routes d’approvisionnement sont barrées

Le PAM distribue en ce moment des portions alimentaires permettant aux rescapés tout juste arrivés dans les États du Nil Bleu et de Gedaref de tenir deux mois. De leur côté, les bénévoles des cuisines communautaires, indispensables à la survie de milliers d’individus dans les zones où l’accès humanitaire est restreint par les belligérants, s’activent dans le nouvel État partiellement conquis par les FSR. « Nous opérons dans les camps de déplacés du Sennar depuis l’attaque de Wad Madani, la capitale d’Al Jazirah en décembre. Nous continuons à travailler avec la communauté locale pour fournir des services à ceux qui restent, décrit Alsanosi Adam, qui coordonne ce dispositif depuis l’étranger. En coupant les routes d’approvisionnement dans toutes les directions, les FSR vont augmenter le niveau d’insécurité alimentaire, car les riverains seront bientôt à court de réserves », ajoute-t-il.

Le calendrier et le mode opératoire font frémir l’avocat Mahmoud al-Zein, qui travaille pour l’Observatoire des droits de l’homme du Sennar. « Il est impossible que les FSR ignorent que l’État de Sennar abrite 2 millions d’acres (809 000 hectares) cultivés par an et représente un lieu stratégique pour la production alimentaire du Soudan. Ils travaillent vraisemblablement à affamer les Soudanais. Ils utilisent la famine comme arme afin de gouverner par la force », analyse l’activiste. Son organisation enquête sur les possibles massacres perpétrés par les FSR dans cet État. Des images glaçantes de corps sans vie alignés, dénudés, décapités pour certains, circulent sur les réseaux sociaux.

Des violations des droits de l’homme perpétrées par les deux camps

À Sinja, ville du Sennar tombée sous le joug des FSR, l’Observatoire des droits de l’homme du Sennar a documenté des expulsions, des pillages, des tirs visant des civils ainsi que la prise en otage de 43 civils pendant 26 heures dans un hôpital posté sur la ligne de front. Le 4 juillet, les FAS ont repris le contrôle de la commune de Dinder. Les véhicules abandonnés, le capot ouvert, les piles de vêtements éparpillés sur le sol boueux et les échoppes à la porte forcée donnent un sinistre aperçu de ce qui attend les prochaines cités sur la feuille de route des hommes de Mohamed Hamdan Dagalo surnommé « Hemeti », le patron des FSR.

Au moins 25 personnes se sont noyées dans le Nil en tentant d’échapper à leurs griffes. Une fois en zone administrée par l’armée, les survivants sont exposés à la traque des services de renseignements militaires, qui visent pêle-mêle les militants prodémocraties, les journalistes et toute personne issue d’un peuple supposé rallié aux FSR. La photographe Inaam Muhammad a ainsi été détenue pendant six heures ce jeudi 4 juillet alors qu’elle documentait l’arrivée de nouveaux déplacés. « Les militaires m’ont accusée de soutenir les FSR car je viens du Darfour-Occidental », confie au Point Afrique celle qui a tout abandonné, l’an dernier, à cause d’un précédent assaut mené par les FSR. Le Darfour, dont quatre États sur cinq sont désormais gérés par les paramilitaires, fait partie des zones les plus à risque de famine.

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