Début mai, au cœur de l’est du Burkina Faso, deux convois militaires chargés de ravitaillement ont été impliqués dans des violences extrêmes. Selon une enquête de Libération, ces opérations ont conduit à l’exécution sommaire de près de 400 civils dans plusieurs villages. Les témoignages recueillis montrent que les soldats et les Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP) ont ouvert le feu sur des populations innocentes, souvent sans distinction, dans un climat de répression et de suspicion. Ces actes, confirmés par des images satellites et des vidéos postées sur les réseaux sociaux, s’inscrivent dans un cycle de violence systémique qui soulève des questions graves sur les violations des droits humains au Burkina Faso.
Début mai, deux colonnes de l’armée burkinabè en mission de ravitaillement ont tué, en toute impunité, près de 400 personnes sur leur passage dans l’est du pays, selon des témoignages recueillis par « Libération ».
La moto file à travers les arbustes, des vaches s’enfuient. La caméra embarquée filme par-dessus l’épaule du conducteur en treillis, ses mitaines de soldat sur le guidon. « Bien joué !» s’écrie le passager tenant le téléphone, enthousiaste, à l’arrière. Il descend de la moto, s’approche d’un troisième combattant, qui braque un fusil automatique sur une forme allongée par terre, à une dizaine de mètres. Le moteur de la moto est coupé. La forme se débat, gémit. C’est un homme recroquevillé au sol. Un coup de feu, puis deux, puis trois. Le tireur recharge son arme, fait feu encore à trois reprises. Le motard s’est approché lui aussi, il tire quasiment à bout portant sur la personne à ses pieds, trois balles. « Bien joué, c’est propre », jubile l’homme au téléphone.
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Une exécution sommaire filmée en plein jour. Partagée sur les réseaux sociaux le 9 mai, la vidéo de deux minutes et vingt-deux secondes a été tournée au Burkina Faso, vraisemblablement quelques jours – ou quelques heures – plus tôt. En s’appuyant sur des images satellites récentes d’Airbus DS Geo fournies par la société d’analyse Masae Analytics, Libération a retrouvé le village et l’emplacement exact où l’homme a été tué : Marmiga, dans le département de Piéla, à 170 kilomètres à l’est de la capitale, Ouagadougou. La forme et les angles des maisons visibles à l’arrière-plan, la disposition des cases, l’emplacement des arbres correspondent précisément à l’environnement d’un hameau situé à la sortie nord-est du village.
Sur la vidéo, les tueurs apparaissent à visage découvert. Le propriétaire du portable retourne même son appareil pour se montrer quelques secondes. Il le tend ensuite au motard pour être filmé à son tour, tout sourire, visiblement sûr de son impunité. « Les commandos de Piéla !» salue-t-il. D’après nos informations, les trois porteurs d’armes, en uniforme couleur sable, ne sont pas des soldats de l’armée régulière burkinabè, mais des volontaires pour la défense de la patrie (VDP). Ces miliciens loyalistes ont été recrutés, équipés et armés par le gouvernement pour contribuer à la lutte contre l’insurrection jihadiste qui déchire le pays depuis 2018.
Ceux de la vidéo seraient eux-mêmes originaires de Marmiga, selon une source locale. Qui affirme que la victime est un berger peul – une communauté régulièrement prise pour cible par les militaires et les VDP, car accusée, par amalgame, de complicité avec les groupes islamistes armés. «Marmiga fut l’un des premiers villages de la province où les jeunes sont allés s’enrôler comme VDP, explique la même source. A cause de cela, le village a subi des représailles des terroristes. Une partie des habitants ont fui. Malheureusement, la plupart des VDP pensent aujourd’hui que toute personne qui n’est pas déplacée est terroriste ou complice des terroristes »
Un convoi pour ravitailler les villes assiégées
Depuis son arrivée au pouvoir, à l’automne 2022, le capitaine Ibrahim Traoré a choisi de répondre à la terreur par la terreur. Début mai, à la même période que l’exécution filmée de Marmiga, deux convois militaires ont semé la mort sur leur passage, dans l’est du pays. Libération a enquêté sur les tueries de civils commises par ces colonnes de soldats burkinabè et de VDP, qui s’aventuraient dans des territoires contrôlés par les insurgés du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jnim, selon l’acronyme arabe de l’organisation)
Officiellement, la mission de l’armée était d’escorter des convois de ravitaillement à destination des villes assiégées par les jihadistes. D’après nos informations, un premier groupe de véhicules militaires a quitté la ville de Dori, dans la province du Séno, le 27 avril pour rejoindre Mansila le 4 mai. Un trajet de 120 kilomètres à vol d’oiseau, au moins le double en empruntant des pistes secondaires, comme semble l’avoir fait l’armée burkinabè, sans doute pour éviter les mines artisanales placées sur les axes principaux. Au moins deux bataillons d’intervention rapide, le BIR 5 et le BIR 9, ont participé à l’opération. La colonne a effectué le trajet en sens inverse, mais avec un itinéraire différent sur certains tronçons, entre le 5 et le 10 mai. De nombreux VDP accompagnaient les soldats.
Un second convoi militaire est parti le 3 mai de Fada N’Gourma, la grande ville de la province du Gourma, en direction de Tankoualou, tout près de la frontière du Niger, atteint quatre jours plus tard. Le convoi, composé des BIR 20, 12, 4 et 19, a poursuivi sa route jusqu’à Foutouri. Ils étaient eux aussi accompagnés de VDP, selon un témoin. Les soldats burkinabè sont rentrés à Fada N’Gourma le 19 mai. Dans le sillage de ces deux missions de ravitaillement, près de 400 civils auraient été tués dans une quinzaine de villages traversés par les militaires, selon les informations recueillies par Libération. « L’armée n’avait pas emprunté la route Gayéri-Tankoualou [sur le trajet du deuxième convoi, ndlr] depuis 2019. Là-bas, c’est l’ennemi qui fait sa loi, rappelle Lassina (1), un habitant de la zone. Les terroristes ont imposé aux villageois un impôt annuel de 50 000 francs CFA [76 euros] sur toute personne de sexe masculin âgé de plus de 15 ans. » Cette nouvelle taxation, qui s’ajoute à la zaqat (aumône obligatoire) islamique, a été décrétée en mars dans la province de la Komandjari. « Beaucoup de villageois n’en ont pas les moyens. Les terroristes leur avaient donné un délai supplémentaire pour payer ou déguerpir. » Selon cet homme, qui a perdu plusieurs membres de sa famille lors du passage du convoi de l’armée, la question du paiement ou non de cette taxe a pu attiser la fureur des militaires. « Pour eux, les villageois qui n’ont pas payé sont de connivence avec les terroristes. »
La simple présence des villageois dans une zone contrôlée par le Jnim les rend donc suspects aux yeux de l’armée. Et justifierait d’ouvrir le feu sur les civils, même en l’absence de menace immédiate sur la sécurité du convoi. Celui-ci n’aurait d’ailleurs pas subi d’attaques directes des jihadistes, selon Lassina : « De Gayéri à Haaba, il n’y a pas eu de contact avec l’ennemi. Un seul engin explosif improvisé a été découvert et neutralisé dans le village de Mualigou. »
« Il n’a pas dit un mot, il a commencé à nous tirer dessus »
Pourtant, dans plusieurs villages, les militaires ont délibérément tiré pour tuer, parfois sans sommation, ont décrit six témoins, habitant des localités différentes, à Libération. « Le jour où ils sont venus, on était tous assis dehors, vers 14 heures. Il y avait des véhicules mais ceux qui se sont approchés étaient à moto. On n’a pas pris la fuite parce qu’ils étaient habillés comme nos militaires, raconte Amadou, la trentaine. De loin, les soldats se sont arrêtés, et l’un est venu vers nous. On a présenté nos cartes d’identité, mais il n’a même pas regardé. Il n’a pas dit un mot. Il a commencé à nous tirer dessus. »
Un villageois, touché à l’épaule, est abattu dans sa fuite. « Il n’y a pas eu d’échanges de tirs », précise Amadou. Aucun membre du Jnim n’était dans les parages ce jour-là. Pourtant, les soldats pénètrent dans ce village gourmantché – la communauté majoritaire dans l’est du Burkina – en ouvrant le feu. Ni les femmes, ni les enfants, ni les malades ne sont épargnés. « Le militaire est entré dans ma cour, il a trouvé mon grand frère, qui venait de rentrer de l’hôpital. Il lui a tiré dessus. Il y avait deux de ses enfants à côté, de 5 et 7 ans. Il a tiré sur eux aussi », poursuit Amadou. Lui se cache sous un lit, avec des enfants. « La porte était ouverte, il n’est pas rentré, il a tiré à l’intérieur. Il y avait des impacts partout, mais on n’a pas été touchés. C’est Dieu qui m’a sauvé », dit-il.
Juste à côté, « le militaire est allé ouvrir la porte de ma belle-sœur. Il l’a trouvée avec ses deux filles. L’une venait d’avoir un bébé qui avait 7 jours, et l’autre était enceinte. Il leur a tiré dessus. Il a les toutes tuées. » Le massacre a duré « une heure ». Des greniers et des cases sont incendiés. Vingt-et-un habitant ont été tués, selon le décompte d’Amadou, qui a participé aux funérailles. « Après le massacre, j’étais devenu l’homme le plus vieux de la famille, explique-t-il. Donc on a fait deux grands trous pour enterrer les corps. On a mis tous les hommes dans un trou. Le deuxième trou, on a mis les femmes et les enfants. »
« Si vous êtes toujours là à notre retour, on vous massacre »
Dans un village voisin, les militaires ont brièvement discuté avec les habitants à leur arrivée. « Ils nous ont rassemblés dehors, hommes comme femmes, relate Binta, une habitante. Ils ont demandé s’il était vrai qu’on n’avait pas vu des forces de défense et de sécurité depuis quatre ans. On a dit oui. Ils étaient en colère : “Alors pourquoi vous n’avez pas déguerpi s’il n’y a plus les autorités ici !“ Le ton est monté, ils ont dit : ”Si vous êtes toujours là à notre retour, on vous massacre comme on l’a fait dans les autres villages.”»
Selon Binta, les militaires ont épargné les habitants de la localité, à dominante gourmantché. Ils ont continué leur route jusqu’à un campement peul tout proche. « Nous avons entendu les coups de feu, raconte-t-elle. Les gens se cachaient dans les broussailles, mais il restait une seule famille de déplacés, qui était contente de voir les forces nationales. Ils ont tous été massacrés. Dix-neuf personnes au total, dont des femmes et des enfants. »
Au même moment, l’autre convoi de l’armée burkinabè est sur la route du retour vers Dori. Au moins cinq mines ont explosé sur le passage des militaires depuis leur départ, faisant plusieurs victimes, selon une source locale. Le 8 mai, la colonne atteint le village de Gatougou. « Comme ils ont l’habitude de s’en prendre aux Peuls, les Peuls de Gatougou ont fui avant leur arrivée. Les Gourmantchés, eux, ont été sensibilisés à ne pas fuir quand ils voient des forces de défense et de sécurité, donc les familles se sont rassemblées en pensant qu’ils allaient contrôler les cartes d’identité. Mais ils ont été massacrés », raconte Seydou, originaire d’un village voisin. Il a parlé avec des rescapés, qui lui ont affirmé que 84 habitants ont été tués à Gatougou.
Des corps calcinés et une liste de victimes
Libération a consulté une vingtaine de photographies supposément prises dans le village, montrant près de 70 cadavres. Certaines d’entre elles ont été diffusées par des propagandistes du Jnim. On y distingue clairement des corps de femmes, ainsi que ceux de six nourrissons. L’un est encore accroché dans le dos de sa mère. Des traces d’incendies sont visibles. Certains corps sont partiellement ou entièrement calcinés. Libération n’est pas en mesure de certifier que les clichés ont été pris à Gatougou.
« Il y avait un hélico qui survolait la zone, qui faisait des va-et-vient, poursuit Seydou. A Kampalougou [15 kilomètres de distance], les militaires ont fait comme à Gatougou. Ils sont arrivés vers 15-16 heures. Les soldats n’ont pas posé de questions, ils ont tiré sur tout ce qu’ils ont vu. Et ils ont brûlé des concessions. » Seydou a perdu 24 membres de sa famille. Au total, 79 habitants de Kampalougou ont été inhumés deux jours plus tard. « Actuellement, on a plus peur des forces de défense et de sécurité que des groupes armés [jihadistes], lâche Seydou. Les groupes armés, ils n’ont pas commencé à faire des massacres comme ça. Ils enlèvent les gens, et souvent, ils les ramènent. Les militaires, eux, ils arrivent et ils tuent. »
Daouda, 40 ans, a échappé de très près à la mort. Cet habitant de Niagassi, à 40 kilomètres de Dori, s’est caché dans sa maison dès l’arrivée des soldats et des VDP, le 27 avril. Quelques instants plus tôt, une mine avait explosé sur le passage de ce convoi parti fin avril – l’attentat a été revendiqué plus tard par le Jnim. « Depuis une cour voisine, où une femme de 70 ans a été tuée, il y a eu des tirs sur mon hangar. Une voisine de 17 ans a été tuée, touchée à la tête. Ils ont aussi atteint ma vache et à l’entendre gémir, j’ai failli sortir, se souvient-il. A 15 h 30, quand ils sont partis, je suis sorti et j’ai vu les cadavres. Ma femme était étendue par terre, mais elle était saine et sauve. Nous avons compté 30 morts et nous les avons enterrés au cimetière. » Libération a consulté une liste nominative de 29 victimes – dont 15 femmes et 9 enfants – établie par les habitants de Niagassi. Eli, 13 ans, était aussi présente le jour du massacre. «On a entendu des coups de feu alors nous sommes sorties à toute allure. Deux soldats nous ont arrêtées, et nous ont dit de lever les mains et de nous aligner, décrit l’adolescente. L’un nous a mis en joue, mais l’autre lui a demandé de nous laisser partir. Nous étions quatre, nous avons fui en brousse. Quand nous sommes revenues, après leur départ, il y avait trois cadavres de femmes là où nous étions. Ils avaient aussi tué la vache. » Le village d’Eli, dont les terres comptaient parmi les dernières zones cultivées de la région, est aujourd’hui abandonné.
Une « campagne militaire généralisée contre des civils »
L’objectif du convoi parti de Dori était d’atteindre Mansila, 4 000 habitants, proche de la frontière nigérienne. La commune est assiégée par le Jnim depuis l’installation d’un détachement militaire et le recrutement de VDP en 2020. « On ne peut plus s’aventurer hors de la ville pour s’approvisionner. Quand le convoi est arrivé le 4 mai, avec des stocks d’huile, de sucre, de riz, de mil, de maïs, ça a été un soulagement.
Le dernier ravitaillement terrestre remontait à mars 2022, explique un habitant. Sauf qu’on a appris que l’armée avait commis des bavures juste avant d’arriver. » Quatre sources locales ont confirmé à Libération que des massacres ont été perpétrés par les soldats burkinabè et leurs supplétifs civils dans les villages d’Ouro Djama, Taparé, et Bonyori, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Mansila. Dans une vidéo postée le 16 juin, le Jnim affirme que les militaires ont tué « une centaine » de civils dans ces trois localités. Les autorités burkinabè n’ont jamais évoqué publiquement les victimes. Fin avril, Human Rights Watch avait déjà publié un rapport d’enquête sur une précédente tuerie de masse commise par les militaires, le 25 février, dans les villages voisins de Nondin et Soro, dans la province septentrionale du Yatenga.
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« L’armée burkinabè a sommairement exécuté au moins 223 civils, dont au moins 56 enfants, affirmait l’organisation de défense des droits humains. Ces massacres semblent s’inscrire dans le cadre d’une campagne militaire généralisée contre des civils accusés de collaborer avec des groupes armés islamistes, et pourraient constituer des crimes contre l’humanité.» Les convois de la mort de début mai, et leurs cortèges d’exécutions sommaires, confirment une pratique répétée, de grande ampleur et systématiquement impunie.
(1) Tous les prénoms des témoins ont été modifiés.
Source Libération
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