Dominique Méda : « Le Nouveau Front populaire remet le travail et les travailleurs au cœur des politiques »
Absent des programmes du Rassemblement national et de celui de Renaissance, le travail et les conditions dans lesquelles il est exercé, est un thème sur lequel les différentes composantes du Nouveau Front populaire se sont retrouvées.
Professeure de sociologie à l’université Paris Dauphine-PSL, autrice notamment de Une autre voie est possible (2020) avec Eric Heyer et Pascal Lokiec et de C’étaient les années Macron (2022), aux éditions Champs Actuel Flammarion, Dominique Méda revient sur les propositions de la gauche pour donner plus de pouvoir aux salariés et mieux répartir les richesses.
Le nouveau programme du Nouveau Front populaire a-t-il réussi à s’accorder sur les points essentiels en matière de droits sociaux ?
Dominique Méda : La gauche a fait preuve d’une grande maîtrise en parvenant à s’accorder en quelques jours sur un programme qui présente une véritable cohérence. Il met un coup d’arrêt à la dérive néolibérale qui s’est aggravée depuis une quarantaine d’années et qui continue d’entraîner les pays européens dans une spirale du moins-disant social ; il remet le travail et les travailleur⋅es au cœur des politiques ; il permet une relance et une réorganisation de la production – avec un virage écologique.
D’abord, le programme abroge les mesures les plus critiquables comme le report de l’âge de la retraite à 64 ans et la réforme de l’indemnisation chômage. Il s’agit, dans les deux cas, de dispositions qui ont été déployées non seulement dans un objectif purement budgétaire mais surtout contre la volonté de la majorité des citoyens et des partenaires sociaux et sans prêter aucune attention aux propositions de ces derniers.
Il fait obstacle à la volonté de l’actuel gouvernement de substituer à l’Etat-providence un Etat-protecteur (selon les mots du ministre Bruno Le Maire), une phrase qui fait un malheureux écho à l’ouvrage publié par l’OCDE en 1981, La crise de l’Etat-protecteur, qui avait marqué le début de la forte remise en cause du welfare state beveridgo-keynésien.
La majorité juge ces propositions irréalistes et beaucoup trop dispendieuses, notamment l’abrogation de la retraite à 64 ans, l’augmentation des fonctionnaires, le Smic à 1 600 euros… Ces mesures sont-elles finançables ?
D. M. : Le programme se caractérise, comme plusieurs collègues l’ont déjà fait remarquer, par le coup de frein mis à la préférence pour le capital au détriment du travail. L’augmentation des salaires, la hausse du point d’indice, l’indexation des salaires sur le prix – qui répondent à l’une des revendications principales des Français – sont financées par des prélèvements plus élevés sur la propriété et les revenus du capital.
Il était totalement anormal que sous prétexte de favoriser l’investissement, les revenus du capital soient moins taxés que ceux du travail et que les plus privilégiés se soient enrichis durant la crise sanitaire pendant que les plus modestes voyaient leurs conditions de vie s’aggraver.
Il était totalement anormal que sous prétexte de favoriser l’investissement, les revenus du capital soient moins taxés que ceux du travail
C’est un point essentiel : une véritable redistribution des richesses devrait pouvoir s’engager. Ce basculement sera accompagné d’un autre, moins décrit dans le programme qui me paraît tout aussi important. Il s’agit du pouvoir donné aux salariés au sein de l’entreprise : c’est en effet également à un véritable début de renversement qu’invite enfin le programme.
Nous savons qu’aujourd’hui nous vivons sous l’empire des théories anglo-saxonnes de la valeur pour l’actionnaire qui considèrent l’entreprise comme sa seule propriété et le dirigeant comme l’agent au seul service de ce dernier. Cette théorie est fausse mais s’est malgré tout imposée. On apprend en première année de droit que l’entreprise n’est pas la propriété des actionnaires mais que ceux-ci ne sont propriétaires que des parts de la société.
Le programme du NFP va-t-il assez loin dans cette répartition des pouvoirs dans l’entreprise ?
D. M. : On peut aller encore plus loin et rappeler que l’entreprise est composée de deux parties constituantes : les apporteurs de capital et les investisseurs en travail, comme nous l’avons développé dans Manifeste travail. Démocratiser. Démarchandiser. Décarboner (Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda, Seuil, 2020) avec onze de mes collègues, sous l’impulsion décisive d’Isabelle Ferreras.
Il est urgent que les représentants des actionnaires et les représentants des travailleurs disposent des mêmes pouvoirs au sein de l’entreprise
Une réforme essentielle qui remettrait la pratique en cohérence avec la théorie consisterait à rééquilibrer la distribution des pouvoirs entre représentants des actionnaires et représentants des travailleurs. Ce n’est que justice et il est donc urgent que les uns et les autres disposent des mêmes pouvoirs. L’entreprise leur appartient également. Les risques qu’ils prennent sont au moins aussi importants que ceux des actionnaires. Ils doivent pouvoir participer pleinement aux choix stratégiques et à celui du dirigeant.
De ce point de vue le programme du Nouveau Front Populaire est un peu timide puisqu’il propose qu’un tiers seulement des sièges du Conseil d’Administration soient réservés aux salariés. Nous pensons que la parité est nécessaire et que le partage complet du pouvoir permettra aux entreprises d’être beaucoup plus engagées qu’aujourd’hui dans la transition écologique. De nombreux collègues mais aussi la Confédération européenne des syndicats ou l’ex-commissaire européen Nicolas Schmit sont en faveur d’une réelle co-détermination.
La proposition du NFP est une étape sur ce chemin ainsi que sur le chemin de la transformation d’une partie des entreprises en coopératives.
Ce type de gouvernance démocratique des entreprises peut-il être un ressort de la réindustrialisation que le NFP appelle de ses vœux ?
D. M. : J’ai récemment passé cinq semaines en Italie, comme professeure invitée par l’Ecole Normale Supérieure de Pise. J’ai eu la chance de pouvoir discuter l’ouvrage qui vient d’être publié et présente les résultats de la grande enquête sur le travail, réalisée par la CGIL, le principal syndicat italien, passée auprès d’environ 30 000 travailleuses et travailleurs : L’inchiesta sul lavoro (L’enquête sur le travail, sous la direction de Daniele Di Nunzio, Editions Futura Editrice, mai 2024).
J’ai été très frappée par la ressemblance entre les cas italien et français : forte proportion de travailleuses et travailleurs à bas salaires, en emploi précaire, avec de faibles qualifications, dans des pays qui cherchent à se distinguer par la compétitivité-prix et semblent atteints par une spirale de déqualification et une forte perte de potentiel productif. Comme s’ils étaient tous deux devenus des pays low-cost : un diagnostic présenté pour l’Italie dans cette enquête et pour la France dans notre ouvrage collectif Que sait-on du travail ? (Presses de Science Po, 2024).
Ce qui m’a particulièrement intéressée en Italie, c’est l’affaire GKN, emblématique pour moi des défis qui se posent à nos deux pays mais aussi à d’autres Etats membres de l’Europe. GKN était une entreprise anglaise qui fabriquait des essieux automobiles et qui avait notamment une usine à Florence. En 2018, le groupe est racheté par un fonds d’investissement et en 2021, juste après la fin de l’interdiction des licenciements mise en œuvre pendant la crise sanitaire, la direction annonce par courriel la fermeture du site et le licenciement collectif de plus de 500 travailleurs. Comme l’a explicité le collectif de chercheurs constitué à l’occasion, la décision ressortit « du processus de financiarisation des entreprises et des principes spéculatifs du capitalisme actionnarial ».
Cette fermeture s’inscrit dans le contexte du démantèlement de l’industrie automobile italienne aggravée par la crise sanitaire. Mais les travailleurs portent l’affaire devant la justice et gagnent. Les licenciements sont déclarés nuls et non avenus. Depuis, ils occupent l’usine et ont préparé un plan pour transformer celle-ci en coopérative et reconvertir la production d’essieux automobiles en panneaux solaires.
Si cette affaire est emblématique, c’est qu’elle illustre doublement les faiblesses et les espoirs de l’industrie européenne : contre la financiarisation et la maximisation de la valeur actionnariale, pour une gouvernance démocratique et une relance d’une production utile au pays.
Evidemment, la réussite d’une telle opération suppose une action résolue de la part des pouvoirs publics – qui ne s’est pas encore concrétisée dans le cas GKN. Mais il est évident qu’il s’agit là d’un magnifique exemple de ce que les Etats membres de l’Europe devraient engager : une révolution dans la gouvernance des entreprises, donnant une place beaucoup plus importante aux salarié⋅es et une reconversion de la production dans un sens utile et écologique.
Les débats autour de l’écologie mais aussi de la souveraineté européenne ont ressurgi de manière criante pendant la crise sanitaire. Que propose le NFP pour faire la différence avec le programme du RN et celui de Renaissance ?
D. M. : Le programme du Nouveau Front populaire prend acte de la nécessité de cette bifurcation et organise son cadre : instauration d’un protectionnisme écologique et social aux frontières de l’Europe, mécanisme d’harmonisation sociale par le haut pour éviter le dumping social, pacte européen pour le climat et l’urgence sociale, refus des limites imparties par les nouvelles règles du Pacte de stabilité, fin des traités de libre-échange, réindustrialisation de l’Europe… Ce sont autant d’éléments qui dessinent un coup d’arrêt au processus de perte du potentiel productif qui caractérise trop d’Etats membres de l’Europe.
Le programme du NFP exige que l’on trouve en Europe, comme en France, de nouvelles ressources pour engager le processus de réindustrialisation
Je trouve le chapitre européen du programme particulièrement solide : il exige en effet que l’on trouve en Europe, comme en France, de nouvelles ressources pour engager le processus de réindustrialisation. Mais c’est une étape décisive dans la reconquête de nos capacités productives et de notre souveraineté (européenne).
Je voudrais à nouveau citer le texte puissant de Sicco Mansholt, ancien président de la Commission européenne (1972-1973), récemment republié, qui proposait en 1972 un véritable programme de bifurcation écologique permettant à l’Europe d’être à la fois souveraine et solidaire. Le programme du Nouveau Front populaire y ressemble fortement.
La réforme des retraites mais aussi le débat lancé à gauche sur la valeur travail – qui a vu notamment s’opposer le communiste Fabien Roussel, l’insoumis François Ruffin ou encore l’écologiste Sandrine Rousseau – ont ravivé l’intérêt des Français pour le travail. Est-ce un thème capable de remobiliser à gauche ?
D.M. : En matière de travail, le programme du NFP aborde les principales questions : il remet au centre des préoccupations les conditions de travail – dont on a vu récemment qu’elle constituait un véritable point noir en France, quel que soit le déni que ces résultats provoquent chez certains responsables – en proposant de remettre en vigueur les critères de pénibilité supprimés par les ordonnances de 2017, en diminuant la durée de travail pour ceux qui ont des métiers pénibles, en remettant en action les CHSCT et en reconnaissant le burn-out comme maladie professionnelle.
Vous avez très longtemps défendu la réduction du temps de travail. Viser « le rétablissement de la durée hebdomadaire du travail à 35 heures » et « le passage aux 32 heures dans les métiers pénibles » vous semble-t-il un objectif atteignable ?
Si nous nous engageons vraiment dans la reconversion écologique de nos économies, nous aurons besoin de plus de travail humain
D.M. : J’ai un peu évolué sur la question de la réduction du temps de travail. Je pense en effet que si nous nous engageons vraiment dans la reconversion écologique de nos économies, nous aurons besoin de plus de travail humain. Pensons à l’agriculture biologique qui nécessite plus de travail que l’agriculture conventionnelle : moins de pesticides, moins de machines consommatrices d’énergie et génératrices d’émissions de gaz à effet de serre.
Nous devrons être suffisamment malins pour répartir ce volume de travail sur l’ensemble de la population active. Est-ce que cela signifie que chacun sera à 32 heures ou à 35 heures ? Non. De toute façon, il faut garder la durée légale à 35 heures. L’essentiel, c’est de permettre à toutes celles et ceux qui sont exclus de l’emploi d’y revenir. Non pas en leur coupant les vivres mais en leur permettant d’acquérir les qualifications nécessaires. Et dans tous les cas, oui, on doit s’intéresser à celles et ceux qui ont de très longues heures de travail, ainsi qu’à celles et ceux qui ont des métiers pénibles.
Alors bien sûr tout n’est pas traité. Certaines questions ne sont pas évoquées, certaines propositions pourront sembler aller trop loin ou pas assez. Mais disons-le, cela faisait longtemps qu’un programme aussi cohérent et aussi clairvoyant sur les défis que doit affronter l’Europe, n’avait pas été proposé. Paradoxalement, ce qui s’annonçait comme une catastrophe pourrait bien être le début d’une reconversion réussie.
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