Un an s’est écoulé depuis le coup d’État militaire orchestré par le général Abdourahmane Tchiani qui a pris le pouvoir et arrêté le président Mohamed Bazoum. Ce putsch a surpris de nombreux observateurs, notamment en raison du soutien inattendu que les militaires ont réussi à obtenir de l’ensemble de l’appareil sécuritaire nigérien. A la suite de la perte de ce partenaire clé pour l’UE, sinon le seul, au Sahel, les États européens ont tenté de réévaluer leur présence et leurs actions dans la région. À quelques exceptions près, la majorité d’entre eux ont assoupli, voire rompu, leurs liens politiques et sécuritaires avec le Niger, dénonçant l’influence croissante de la Russie dans le pays.
En outre, l’UE a décidé de réorienter son attention vers les États côtiers d’Afrique de l’Ouest, perçus comme la prochaine cible potentielle des insurgés djihadistes. Le déploiement d’une nouvelle mission régionale de sécurité et de défense de l’UE couvrant la Côte d’Ivoire, le Togo, le Ghana et le Bénin, et l’activation du Fonds de paix de l’UE pour la livraison d’équipements militaires à ces États, sont autant d’éléments qui suggèrent que l’UE est sur le point de faire de ces pays ses nouvelles “frontières méridionales”.
À la lumière de ces éléments, il est crucial de revenir sur les événements ayant conduit au coup d’État de Niamey. Les événements de juillet 2023 rappellent une leçon importante que les pays engagés dans des interventions étrangères majeures semblent encore ignorer : l’ingérence extérieure, surtout quand elle est motivée par des intérêts politiques, perturbe les équilibres nationaux et régionaux et expose les intervenants à des répercussions graves.
En tant que spécialistes des relations internationales ayant analysé les stratégies européennes en matière de sécurité, nous analysons à la fois les défis et les incohérences dans ces approches notamment vis à vis des pays du Sahel. Nous proposons également une perspective sur la voie à suivre pour améliorer leur efficacité.
Une leçon à plus d’un titre
Cette leçon se décline en plusieurs volets. En dépit d’un discours général affichant une véritable préoccupation pour les conditions socio-économiques ainsi que pour la sécurité et la stabilité politique de la région du Sahel, les Européens, qu’ils agissent de manière unilatérale ou multilatérale au sein de l’UE, se sont engagés dans la région pour servir leurs propres intérêts.
Différents pays européens, dont la France, l’Italie, l’Espagne, mais aussi les Pays-Bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ainsi que des bureaux et des agences de l’“univers de l’Union européenne”, dont le Service européen pour l’action extérieure (SEAS), la Direction générale des partenariats internationaux (DG INTAPA)), mais aussi Eurojust l’Office européen de police respectivement (Europol), se sont efforcés de répondre à deux préoccupations principales : le contrôle des flux migratoires éventuellement dirigés vers l’Europe et la crainte d’une montée des activités “terroristes” transnationales dans la région. Tout cela s’est fait en s’appuyant sur le soutien de différents gouvernements et personnalités politiques à travers le Sahel, y compris le Niger.
Suite à la crise politique et au retrait militaire français (février 2022) et onusien (fin 2023) du Mali, ainsi qu’à la querelle avec le nouveau gouvernement du Burkina Faso (installé au pouvoir depuis septembre 2022), le Niger est devenu le dernier pays de la zone sahélienne à préserver une certaine stabilité politique et une réputation internationale en tant que pays “allié” fiable.
Cette approche post-coloniale, consistant à investir des ressources économiques et militaires dans un pays dirigé par un “homme fort” comme Mohamed Bazoum, est risquée et rarement efficace à moyen et long terme. Les récents échecs au Mali, au Burkina Faso et en Afghanistan en témoignent.
Critiques internes
Du point de vue politique, cette approche est problématique pour deux raisons principales.
Premièrement, le soutien économique et militaire des Européens à des gouvernements extérieurs expose facilement ces derniers à des critiques internes, en particulier dans des contextes post-coloniaux. Tous les pays du Sahel ont montré comment l’opposition est susceptible d’utiliser le mécontentement et les sentiments anti-européens pour délégitimer ces gouvernements qui sont présentés comme des marionnettes au service des intérêts européens.
Bien que ce discours ait tendance à masquer les marges de manœuvre (souvent intéressées ou même autoritaires) accordées aux partenaires locaux par leurs relations avec les acteurs internationaux, le cas du Niger a révélé comment les liens étroits de Bazoum avec les gouvernements français et européens ont été ouvertement critiqués par l’opposition et une partie de la population. Cela a ainsi réduit la légitimité générale du gouvernement démocratiquement élu. En somme, cela a contribué à affaiblir sa crédibilité interne.
Cela ne signifie pas que l’aide européenne est automatiquement destinée à devenir un facteur de risque pour ces régimes. Par contre, l’instauration de dynamiques et de relations post-coloniales, ou dans lesquelles la centralité des intérêts européens est évidente, est presque toujours devenue un élément fondamental qui a miné la légitimité des partenaires et des états locaux.
La deuxième problématique concerne le dilemme historique des démocraties, comme les États membres de l’UE, face aux régimes non démocratiques. Le coup d’État au Niger rappelle aux Européens la question du soutien aux régimes non démocratiques, similaire à ce que le Printemps arabe a révélé en 2011. Les défis politiques et sécuritaires des pays sahéliens posent la question de la position des Européens dans ces contextes changeants.
Des positions contradictoires
Au cours de la dernière décennie, les Européens ont adopté des positions contradictoires face aux régimes non démocratiques, comme en Turquie, en Afrique du Nord et dans le Sahel. Malgré l’autoritarisme des régimes d’Erdogan en Turquie et de Saïed en Tunisie, l’UE a continué à collaborer sur les flux migratoires. Cependant, le soutien tacite à la prise de pouvoir de Mahamat Déby au Tchad en 2021 a entamé la crédibilité du discours européen sur la démocratie. De plus, les Européens ont soutenu des pratiques non démocratiques, notamment à travers des accords de coopération controversés avec les milices libyennes pour gérer la crise migratoire.
En résumé, le Niger met à nouveau les Européens face à un dilemme. Après le coup d’État à Niamey, les Européens doivent décider s’ils continuent de collaborer avec des pays en régression démocratique, risquant ainsi de compromettre leur discours sur la démocratie, ou s’ils suspendent leur coopération, mettant en péril leurs propres intérêts, comme le contrôle des flux migratoires vers l’Europe. Les approches divergentes des États membres de l’UE vis-à-vis du Niger au cours de l’année écoulée montrent qu’aucun choix clair n’a été fait.
Au-delà des questions politiques, des enjeux militaires majeurs doivent être considérés. L’UE et les pays européens ont investi massivement dans le soutien militaire du Niger et d’autres pays du Sahel. La France et ses alliés ont fourni financement, expertise technologique et formation aux forces armées nigériennes via des initiatives comme l’opération EUCAP Sahel Niger (EU Capacity Building Mission au Niger) et la Mission bilatérale italienne de soutien en République du Niger (MISIN), visant à former les forces de sécurité intérieure.
Crédibilité internationale
Ce soutien devient problématique lorsque les bénéficiaires utilisent cette aide pour renverser les autorités reconnues, comme l’a montré la participation de généraux formés par les Occidentaux, dont Moussa Bourma, au coup d’État au Niger. Les Européens se demandent maintenant comment utiliser l’architecture de sécurité, politique et économique qu’ils ont développée sans partenaire régional fiable. Certains estiment que leur retrait sans assumer la responsabilité de l’instabilité est ce qu’ils visaient, mais cela pourrait nuire à leur crédibilité internationale.
Malgré la surprise générale, les Européens auraient pu mieux anticiper les signes avant-coureurs. La crise au Mali avait déjà entraîné l’arrêt des opérations militaires européennes et le retrait de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), tandis qu’une situation similaire se déroulait au Burkina Faso. Les tensions entre le Mali et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), ainsi que les difficultés face aux coups d’État dans la région, révèlent les limites des méthodes traditionnelles de gestion de crise.
Le coup d’État au Niger rappelle que les interventions prolongées dans des zones sensibles comme le Sahel peuvent entraîner des conséquences politiques significatives. Il montre que soutenir des régimes autoritaires est souvent risqué. L’approche européenne envers les pays côtiers du golfe de Guinée, qui privilégie un soutien quasi inconditionnel à des dirigeants aux pratiques démocratiques douteuses et se concentre sur des réponses sécuritaires immédiates, démontre que cette leçon n’a pas encore été pleinement intégrée.
Les Européens doivent comprendre que soutenir certains régimes peut avoir des répercussions imprévues sur les politiques locales et régionales. Il serait préférable d’adopter une politique étrangère et des interventions plus stratégiques, équitables et pratiques.
Pour le Sahel et l’Afrique de l’Ouest, il serait préférable de privilégier le renforcement démocratique et civil des États africains plutôt que de se concentrer uniquement sur des défis sécuritaires à court terme et des intérêts européens. Une telle approche éviterait le piège post-colonial et permettrait de rivaliser avec des acteurs comme la Russie, l’Iran ou la Chine, qui ont profité de la crise de crédibilité européenne pour s’imposer comme partenaires clés dans la région.
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