« Qu’on soit chrétien ou musulman, ils saccagent, sans distinction » : Soudan, la tragédie oubliée

Près de deux ans d’un conflit fratricide ont fait déborder les cimetières de Khartoum, capitale éventrée. Creusées à la hâte, de nouvelles sépultures se sont multipliées le long de la voie rapide, par-delà les murs d’enceinte, maintes fois repoussés. Un panneau à la gloire du commandant des forces régulières, Abdel Fattah Al-Burhane, surplombe les tombes fraîches, le général donnant l’impression de contempler, le poing levé, une mer de cadavres. Dans les quartiers reconquis par ses hommes au prix d’intenses bombardements, la vie reprend, fragile et obstinée, au milieu d’un champ de ruines.

Fayçal s’est réinstallé il y a deux semaines avec femme et enfants dans ce qu’il reste de leur minuscule maison aux murs roses lacérés par les obus, porté par un moral d’acier. Là où on ne voit que désolation, lui sème de la poésie. Son toit grêlé d’impacts ? « J’ai de la chance, s’esclaffe-t-il, j’aperçois les étoiles scintiller depuis mon lit. » Depuis que son échoppe a volé en éclats, et avec elle l’unique source de revenus de la famille, « on mange ce qu’on trouve quand on le trouve », résume-t-il, en insistant pour partager son trésor du jour, quelques dattes dures comme la pierre. Ses fils ne vont plus à l’école, le quotidien n’est que survie, mais Fayçal ­sourit, ­philosophe, répétant comme un mantra : « Sabour » – patience.


Au sein d’une unité pédiatrique spécialisée dans la dénutrition au centre hospitalier Al-Buluk, le 7 février.

Pascal Maitre
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© Pascal Maitre

Mises en place par des volontaires, des cantines communautaires ont fleuri da­ns les rues défoncées d’Omdurman, ville jumelle de Khartoum libérée six mois auparavant. Un fragile filet suspendu au-dessus du gouffre. Environ 300 personnes se pressent chaque jour dans celle d’Al-Hatana, silhouettes ­accablées jouant des coudes pour deux louches de pâtes. Un kilo de riz coûtait au début de la guerre 600 livres soudanaises (environ 25 centimes d’euros), contre 3 000 aujourd’hui. « Si on m’avait dit un jour que je dépendrais de la soupe populaire… » ­soupire Amira Omran, mère divorcée de 35 ans qui travaillait comme secrétaire dans une clinique. L’établissement a fermé, comme ­l’immense majorité des services publics.

Le fils d’Édouard, un chrétien, a été si sauvagement torturé qu’il est devenu fou: son cerveau a disjoncté sous le coup de la douleur

À quelques rues de là, des affiches de Jésus tapissent les murs lépreux de la maison de Jeannette et de son frère Édouard. Tous deux sont restés quand les miliciens des Forces de soutien rapide (FSR) ont conquis la zone, au début de la guerre. Les derniers irréductibles du quartier, moins frondeurs que résignés, qui se sont retrouvés aux premières loges du régime de terreur imposé par les paramilitaires. « Personne n’était autorisé à sortir. On était prisonniers chez nous. Nous n’avons même pas pu enterrer notre mère et notre sœur au cimetière », sanglote Jeannette.

Des ados en première ligne : à 16 ans, la main sur une mitrailleuse, sans casque ni gilet pare-balles. Pour compenser la fuite de fantassins chez les rebelles, les FAS, l’armée du pouvoir en place, ont recruté des mineurs. Le 10 février.

Des ados en première ligne : à 16 ans, la main sur une mitrailleuse, sans casque ni gilet pare-balles. Pour compenser la fuite de fantassins chez les rebelles, les FAS, l’armée du pouvoir en place, ont recruté des mineurs. Le 10 février.

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Les deux femmes sont mortes « de faim et de peur », à un jour d’intervalle, leurs dépouilles ensevelies aux abords de la maison. Une seule fois, Jeannette s’est risquée à l’extérieur en quête d’eau potable, aussitôt fauchée par un sniper. Une vilaine cicatrice balafre sa cuisse décharnée. Le fils d’Édouard a été si sauvagement torturé qu’il est devenu fou : son cerveau a disjoncté sous le coup de la douleur. Ses bourreaux « ressemblaient à des bêtes prêtes à tout, souffle son père. Qu’on soit chrétien ou musulman, ils saccagent, sans distinction ».

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Les deux camps sont accusés de crimes de guerre, à des degrés divers

Les combats auraient fait 150 000 morts, selon un bilan provisoire. Pourtant, le sort de l’immense pays supplicié n’émeut personne ; invisible, malgré les tristes records battus, aux yeux de la communauté internationale. En partie parce que la région est ­difficilement accessible pour les médias et les humanitaires, aussi parce qu’elle ne représente aucun enjeu sécuritaire ou migratoire pour l’Occident. Enfin, parce qu’aucun des belligérants n’incarne une perspective réjouissante pour la population – deux généraux, qui, ensemble, ont enterré la révolution démocratique de 2019 avant de s’entre-déchirer.

La guerre se mêle à la vie ordinaire : à bord d’une carriole, ils partent cultiver leur lopin de terre sur les rives du Nil. Les militaires, eux, s’apprêtent à attaquer un quartier proche. Le 10 février.

La guerre se mêle à la vie ordinaire : à bord d’une carriole, ils partent cultiver leur lopin de terre sur les rives du Nil. Les militaires, eux, s’apprêtent à attaquer un quartier proche. Le 10 février.

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Le colonel Hassan Ibrahim Mohamad, ­responsable de la presse pour les forces régulières dans le secteur d’Omdurman, n’est évidemment pas ­d’accord avec cette ­analyse. « Les FSR ne sont pas une armée régulière mais un groupe ­terroriste sans foi ni loi », insiste-t-il, empressé de s’en distinguer. Même si ces derniers sont une ­excroissance de l’armée nationale et que les deux camps ont été accusés de crimes de guerre, à des degrés divers.

Un paysage ­d’apocalypse

Débordant de troupes survoltées, une douzaine de pick-up foncent à vive allure sur le pont Halfaya, qui enjambe le Nil en direction de Bahri. Dans cette banlieue nord de Khartoum, pièce maîtresse pour le contrôle de la capitale soudanaise, l’armée progresse maison par maison, tentant de prendre en tenailles leurs ennemis retranchés dans le centre-ville. En route, les hommes se ­chauffent à blanc, à coups de rafales de kalachnikovs tirées en l’air et de hurlements guerriers. Il en faut, de la motivation, pour aller au casse-pipe sans véhicules blindés, ni gilets pare-balles, ni liaison radio.

Un axe stratégique coupé depuis des mois : le pont Shambat enjambait le grand Nil, reliant Khartoum-Nord à Omdurman. Les deux belligérants se renvoient la responsabilité de sa destruction, en novembre 2023. Le 9 février.

Un axe stratégique coupé depuis des mois : le pont Shambat enjambait le grand Nil, reliant Khartoum-Nord à Omdurman. Les deux belligérants se renvoient la responsabilité de sa destruction, en novembre 2023. Le 9 février.

Pascal Maitre
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Beaucoup, parmi cette chair à canon, affichent un visage poupin. Mon voisin avoue avoir 15 ans. Les soldats entrent en ­libérateurs dans des quartiers résidentiels autrefois parmi les plus riches de la capitale, devenue ville fantôme, maîtres d’un royaume de ruines s’étirant sur une quinzaine de kilomètres. Un paysage ­d’apocalypse, ­succession de voitures foudroyées, de banques ­saccagées et de bâtiments calcinés, où se risquent de rares civils venus récupérer des vestiges de la vie d’avant dans leurs demeures ­pillées. Des décombres, ils ­exhument de rares trésors, ayant échappé aux ­razzias. Plus au sud, autour de ce qui fut jadis le marché ­principal, repris trois semaines auparavant, le ruban de bitume est jonché de douilles et ­d’uniformes arrachés à l’ennemi. Après des mois terribles sous la coupe des paramilitaires, les populations locales ont été chassées par l’armée afin de ­procéder à des ­opérations de nettoyage, ­ballottées ­d’exactions en ­déracinement.

Un « nettoyage », maison par maison : deux membres de l’armée régulière à la recherche de snipers ou de rebelles cachés dans le quartier Bahri, une zone cruciale pour le contrôle de la capitale soudanaise. Le 10 février.

Un « nettoyage », maison par maison : deux membres de l’armée régulière à la recherche de snipers ou de rebelles cachés dans le quartier Bahri, une zone cruciale pour le contrôle de la capitale soudanaise. Le 10 février.

Pascal Maitre
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Dans une école désaffectée où 2 000 ­déplacés ont élu domicile entre les pupitres et les tableaux noirs, une grande femme, le regard caractéristique des survivantes, à la fois dur et brisé, accepte de témoigner, son bébé accroché au sein. C’était dans les premiers temps de la guerre, une nuit d’août. Aux alentours de 23 heures, elle a été réveillée par des cris dans la cour, puis a entendu une voix intimant à son mari l’ordre de réciter une dernière fois la shahada, la profession de foi des musulmans. Sortie en catastrophe, elle a aperçu six hommes, qui aussitôt ont fondu sur elle. Un pistolet sur la tempe, ils l’ont sommée de donner des bijoux qu’elle n’a jamais possédés, avant de l’entraîner à l’étage.

Le viol comme arme de guerre

En bas, son mari, ligoté, a subi ses hurlements, impuissant. Son ventre rond n’y a rien changé, trois miliciens l’ont violée à tour de rôle pendant que d’autres la ­maintenaient à terre. Chaque parole, presque un deuxième viol, coûte. « Je ne pensais qu’à respirer pour le bébé, murmure-t-elle. Quand ils ont fini, ils ont osé me demander de les pardonner de m’avoir brisée. »

Des tombes jusqu’au bord de la route. Le cimetière Ahmed Sharfi ne peut plus accueillir de sépultures. À Omdurman.

Des tombes jusqu’au bord de la route. Le cimetière Ahmed Sharfi ne peut plus accueillir de sépultures. À Omdurman.

Pascal Maitre
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© Pascal Maitre

Arme de destruction massive broyant les victimes, leurs proches et la société dans son ensemble, le viol est une méthode éprouvée par les troupes du général Hemetti, dont beaucoup ont participé au génocide commis au ­Darfour vingt ans plus tôt. Depuis le début du conflit, l’unité gouvernementale de lutte contre la violence envers les femmes et les enfants a enregistré 554 cas, ­uniquement des ­victimes qui ont pu rallier un centre de santé sous contrôle de l’armée. Selon sa directrice, Sulaima Ishaq Al-Khalifa, il ne s’agit là que d’une infime fraction, « à peine 2 % », au regard des ­milliers de femmes dont les corps ont été ­transformés en champ de bataille.

Des adolescents jouent aux dominos dans une rue reprise aux rebelles. Au fond, la mosquée Sheikh Gariballah, dans le quartier de Wad Nubawi.

Des adolescents jouent aux dominos dans une rue reprise aux rebelles. Au fond, la mosquée Sheikh Gariballah, dans le quartier de Wad Nubawi.

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Depuis les centaines de viols qu’elle a ­endurés, Asmar a l’impression que sa chair ne lui appartient plus, une coquille douloureusement vide. Menton fier et regard absent, la jeune femme de 26 ans confie avoir été enlevée dans un souk de Bahri en mai 2023 par un groupe de miliciens. Son amie, qui tentait de résister, a été exécutée de six balles à bout portant. « J’ai vite compris que le sort qui m’attendait serait pire. Je ne sais toujours pas comment j’ai fait pour rester vivante jusqu’à présent. » Asmar a été séquestrée dans un immeuble déserté avec une trentaine de femmes, dont la plus jeune avait 14 ans. Quatre d’entre elles n’ont pas survécu. « Ils se servaient de nous de la pire des façons, murmure-t-elle, les yeux rivés au sol. On nous donnait un repas par jour et on nous violait deux fois, le matin et le soir. » Elle a perdu le compte du nombre de ses agresseurs qui se succédaient, par équipe de trois, pendant dix-huit mois, jusqu’à ce que les troupes gouvernementales reprennent le quartier où elle était détenue, en octobre dernier. Son calvaire ne s’est jamais vraiment arrêté. À l’intérieur, tout est fracassé. Des blessures invisibles, enfouies dans le fracas d’une guerre qui, ces dernières semaines, redouble ­d’intensité.

Visage voilé pour rester anonyme, avec le bébé qu’elle portait quand des paramilitaires ont abusé d’elle en 2023.

Visage voilé pour rester anonyme, avec le bébé qu’elle portait quand des paramilitaires ont abusé d’elle en 2023.

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© Pascal Maitre

Alors qu’elles perdent du terrain autour de la capitale, les FSR ont opté pour la stratégie du chaos. Le 1er février, le bombardement d’un marché bondé a fait au moins 54 morts et des dizaines de blessés. Ces derniers ont été pris en charge à l’hôpital Al-Nao, l’un des derniers encore ouverts, à son tour pris pour cible deux jours plus tard. Deux obus sont venus s’écraser près de la cour où l’on avait installé des tentes de triage pour faire face à l’afflux massif de patients, tuant cinq volontaires venus prêter ­main-forte. « Les militaires avancent, et les autres se vengent sur les civils pour ­masquer la débâcle », soupire le docteur Hamza, directeur adjoint de l’établissement, un colosse à la barbe blanchie.

Abdul Amid, 12 ans, a perdu sa jambe droite alors qu’il jouait au foot devant sa maison

Dans l’unité d’urgence bondée, plongée dans un brouhaha constant, un petit garçon de 8 ans, le bras et l’épaule déchiquetés par des éclats d’obus, s’agrippe à la blouse du médecin, le regard terrifié : « Docteur, pitié. J’ai mal. » Son voisin de brancard soulève un large pansement, dévoilant une bouche arrachée. Aux victimes des derniers bombardements se mêlent celles des snipers ­embusqués, les accidentés de la route, les malades de cancers qui agonisent, faute de traitement. Abdul Amid, 12 ans, a perdu sa jambe droite alors qu’il jouait au foot devant sa maison. L’enfant souffre le martyre en silence, son moignon dissimulé sous un pagne, sa mère impuissante à son chevet. Les stocks d’opiacés sont épuisés. Le jeune amputé ne reçoit que du paracétamol. « C’est la double peine », lâche le médecin.

Abdul Amid, 12 ans, a été amputé après avoir reçu un éclat d’obus. Il a besoin d’opioïdes contre la douleur, mais l’hôpital Al-Nao n’a plus que du paracétamol.

Abdul Amid, 12 ans, a été amputé après avoir reçu un éclat d’obus. Il a besoin d’opioïdes contre la douleur, mais l’hôpital Al-Nao n’a plus que du paracétamol.

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En arpentant les coursives prises d’assaut, on mesure pleinement les conséquences dévastatrices du décret signé deux semaines plus tôt par Donald Trump, gelant d’un trait de stylo pratiquement toute aide humanitaire des États-Unis à l’étranger pour quatre-vingt-dix jours. Une catastrophe annoncée pour le pays, dont la moitié de l’assistance humanitaire provient des programmes financés par l’Usaid, l’agence américaine chargée de l’aide au développement dans le monde, qualifiée d’« organisation criminelle » par Elon Musk, déterminé à la démanteler.

« Nous avons de quoi tenir un mois. Après, je ne sais pas ce qu’il adviendra de tous ces jeunes patients », prévient d’un ton égal le docteur Khojali, responsable de l’unique hôpital pédiatrique encore ouvert de la région de Khartoum. L’homme sillonne les couloirs bondés au pas de charge, assailli par une foule inquiète.

La population délibérément affamée

Dans la « zone rouge », l’unité d’extrême urgence, une poignée de bébés rachitiques luttent sans bruit contre la mort. Sous une couverture que l’on soulève avec appréhension, un petit corps immobile ­respire encore, si faiblement qu’il faut ­coller l’oreille à sa cage thoracique pour s’en assurer. Un autre gémit, à ce point décharné, l’œil hagard et la peau tellement fripée qu’il ressemble à un vieillard. À 3 ans, il ne pèse que 5,3 kilos quand il devrait en faire 14. Des jumelles minuscules en pyjama rose pleurent faiblement, incapables d’ouvrir les yeux. Elles viennent du quartier d’Ombada, à une vingtaine de kilomètres de là, contrôlé par les milices des RSF, où l’aide humanitaire n’entre pas. Sauf pour être détournée et revendue. La population y est délibérément affamée. Seul un petit nombre de civils parviennent à rallier les zones contrôlées par les forces gouvernementales.

« Au début, on perdait 20 % des patients, témoigne le docteur ­Khojali. Grâce à un meilleur acheminement des médicaments, on est parvenu à descendre ce chiffre à 5. Mais si l’aide humanitaire n’arrive plus, on ne fera pas de miracle. » Le coup de grâce porté à une population où l’on compte près de 9 millions de personnes en situation de famine.

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