Novembre 2004. Depuis deux ans, l’opération militaire française Licorne coupe la Côte d’Ivoire en deux. Elle est censée prêter main forte à l’opération de maintien de la paix des Nations unies dans le pays. Au nord, les rebelles de Guillaume Soro, qui ont échoué à prendre le pouvoir en septembre 2002, malgré le soutien militaire discret du régime de Blaise Compaoré (dictateur « ami de la France » au Burkina Faso). Au Sud, les forces loyalistes et le gouvernement du président Laurent Gbagbo, élu deux ans plus tôt dans des conditions qu’il a lui-même qualifiées de « calamiteuses ».
Un bombardement inexpliqué
Après avoir tenté de donner des gages à la France, Gbagbo, sous pression de ses militaires, décide de lancer une opération de reconquête du nord du pays et de bombarder les positions rebelles. Il rencontre préalablement le général Poncet, commandant de l’opération Licorne, et Gildas Le Lidec, ambassadeur de France, et s’estime prémuni contre une réaction française. Le lendemain pourtant, le président Chirac tente de dissuader son homologue ivoirien au cours d’un entretien téléphonique humiliant pour ce dernier… et sans effet : l’opération César, ultérieurement rebaptisée Dignité, est déclenchée. Les 4 et 5 novembre, les bombardements se succèdent et les troupes ivoiriennes s’apprêtent à reprendre Bouaké, place forte des rebelles. Mais le 6, un des deux avions Sukhoi ivoirien bombarde un camp militaire français à Bouaké, tuant neuf soldats français, un civil américain et occasionnant une quarantaine de blessés. À ce jour, les motivations et les commanditaires de ce bombardement restent incertains.
La thèse de l’accident paraît exclue par la quasi-totalité des acteur·ice·s et des observateur·ice·s du dossier. Celle d’une responsabilité directe de Gbagbo, mise en avant par les autorités françaises au moment des faits, n’est plus soutenue par personne. Certains évoquent une provocation à l’initiative de son entourage et de certains officiers ivoiriens pour obtenir le départ de l’armée française, voire pour camoufler un échec militaire (qui n’existe pas en réalité). D’autres enfin, concluent à un coup tordu de l’Élysée qui a mal tourné. Les militaires ivoiriens auraient été intoxiqués, pensant bombarder une réunion des chefs rebelles pour mettre un terme définitif au conflit. Le bâtiment bombardé, fermé pour inventaire la veille, n’aurait pas dû abriter de personnels, mais des militaires se sont malheureusement réfugiés à proximité. Cette attaque aurait servi de prétexte à la France pour mettre un terme à l’offensive ivoirienne et tenter de neutraliser le président Gbagbo par un coup d’État. Cette hypothèse est notamment défendue par le principal avocat des familles de militaires français décédés, maître BalanJean Balan, [1], ainsi que par certains militaires français. Elle repose notamment sur le témoignage d’un mercenaire au service de Gbagbo, Jean-Jacques Fuentès. Mais au-delà des témoignages et des coïncidences troublantes, aucune preuve matérielle ne permet à ce jour de trancher définitivement entre les différents scénarios possibles.
Des représailles sanglantes
Sans attendre d’explication officielle – s’agit-il d’une erreur ou d’un acte délibéré ? –, le général Poncet ordonne la neutralisation immédiate des avions incriminés. La décision est avalisée par Paris, qui autorise par ailleurs la destruction de l’ensemble des moyens aériens ivoiriens. L’armée française prend également possession de l’aéroport d’Abidjan par la force pour permettre l’arrivée de renforts. Ces actions de représailles provoquent une mobilisation massive des Ivoirien·ne·s à l’appel des Jeunes patriotes, partisans du président Gbagbo, et une campagne d’intimidation à l’encontre des ressortissant·e·s français·e·s, dont l’évacuation est rapidement décidée par les autorités françaises.
Les manifestant·e·s qui tentent de franchir les ponts conduisant à la base militaire française et à l’aéroport sont bombardé·e·s depuis des hélicoptères. Simultanément, des colonnes de plusieurs dizaines de blindés français partent de Bouaké, Korhogo et Man pour rejoindre Abidjan, avec l’ordre de tirer à vue sur tous les barrages qui tentent d’entraver leur progression. Dans la nuit du 7 au 8 novembre, la colonne venant de Bouaké se positionne dans la rue du président Gbagbo, canons braqués vers sa résidence, avant de finalement repartir à la base militaire française. Le lendemain, elle revient à l’hôtel Ivoire, distant de quelques centaines de mètres de la résidence présidentielle. Une foule de manifestant·e·s hostiles mais désarmé·e·s se presse autour des militaires français. Avant de se retirer, ces derniers font usage de leurs armes.
Alors que les morts ne sont à déplorer que parmi la population civile ivoirienne, les médias français s’intéressent surtout aux Français·e·s rapatrié·e·s, et relaient la propagande des militaires. À la Une du Monde (12/11/2004), on évoque « des scènes de terreur et d’horreur. Des blessés, des disparus, des corps blancs décapités à la machette, des femmes violées ». Ces dernières se compteraient par « dizaines », selon les sources militaires (trois plaintes seront finalement enregistrées). Les autorités politiques et militaires françaises multiplient ensuite les versions mensongères et contradictoires concernant cette succession d’événements tragiques, pour nier, minimiser ou excuser la mort des civil·e·s ivoiren·ne·s. Jusqu’à ce que des images des bombardements aériens au-dessus des ponts, puis de la fusillade à l’hôtel Ivoire soient diffusées par l’émission 90 minutes sur Canal plus (avant d’être censurée) et qu’un premier rapport indépendant d’Amnesty International soit publié. Le bilan est aujourd’hui estimé à 90 morts et 2 500 blessés selon le Collectif des patriotes victimes de Licorne (Copavil), constitué en 2005 (Mediapart, 17/08/2024).
Un procès sans justice
Plus tard, on apprendra que des mercenaires biélorusses impliqués dans le bombardement de Bouaké ont été arrêtés et retenus à deux occasions, sans être livrés à la justice française. Par les forces spéciales françaises d’abord, à Yamoussoukro, avant d’être exfiltrés dans un minibus à destination du Togo, pour être réceptionnés par la secrétaire d’un certain Robert Montoya. Cet ex-gendarme de la cellule antiterroriste de l’Elysée, reconverti dans la sécurité privée, avait fourni au président Gbagbo avions de combat et mercenaires. Manque de chance, ces derniers sont ensuite bloqués à la frontière togolaise et le ministre de l’Intérieur togolais propose, par différents canaux, aux autorités françaises de les leur remettre. Retenus pendant une quinzaine de jours, ils sont finalement relâchés faute d’une réaction officielle française, alors que les éléments en possession des services de renseignement permettent de les identifier.
Au terme d’une longue instruction, la quatrième juge française en charge du dossier, Sabine Khéris, signe en février 2016 une ordonnance de renvoi devant la Cour de justice de la République pour trois ministres : Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier, respectivement en charge de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères au moment des faits, pour « recel de malfaiteurs », « entrave à la manifestation de la vérité » et « non-dénonciation de crime ». La Commission des requêtes de la Cour de justice refuse la tenue d’un procès. Sa décision est justifiée par des faits erronés, paraît juridiquement contestable, mais s’avère conforme à l’avis publiquement exprimé par le procureur général près la Cour de cassation, François Molins, par ailleurs ancien directeur de cabinet de… Michèle Alliot-Marie.
En 2021, les trois ministres ne témoignent finalement que comme témoins lors du procès par contumace des pilotes désormais évaporés. Les autorités se renvoient la patate chaude : Villepin et Barnier n’auraient été ni concernés ni informés. Alliot-Marie certifie qu’aucune base juridique n’existait pour appréhender les mercenaires selon les conseillers juridiques du ministère. Ces derniers démentent, mais la ministre ne sera pas poursuivie pour parjure. Tous les ministres renvoient au pouvoir décisionnaire de l’Élysée, mais Michel de Bonnecorse, ex-« Monsieur Afrique » de Chirac, assure que l’information n’est pas remontée à ce niveau et qu’il a tout appris par la presse. Version hautement improbable… Depuis, rien n’est venu briser l’omerta, ni côté français, ni côté ivoirien.
Raphaël Granvaud
Leçons de journalisme
A l’occasion des 20 ans des événements de novembre 2004, deux ouvrages paraissent simultanément en France : Bouaké, le dernier cold case de la Françafrique, de Thomas Hofnung et Bouaké, hautes trahisons d’État, d’Emmanuel Leclère. Le premier est aujourd’hui responsable du service Monde au journal La Croix et il a longtemps couvert l’Afrique pour le journal Libération. Le second est grand reporter au service Police et Justice de la rédaction de France Inter, pour lequel il a suivi le déroulement du procès.
Une fusillade imaginaire
Le livre de Thomas Hofnung n’apporte guère d’éléments factuels originaux au regard de ses précédents ouvrages et articles sur le sujet, et le titre paraît singulièrement mal choisi, puisqu’il n’y a sous sa plume, ni véritable « affaire », ni Françafrique. Et l’auteur s’efforce toujours de présenter une version minimisant ce qu’il faut bien qualifier de crimes de guerres commis par les militaires français en Côte d’Ivoire.
Concernant l’épisode de l’Hôtel Ivoire, Hofnung s’abstient de faire l’inventaire des différentes versions officielles et contradictoires qui se sont succédé à l’époque. Il reprend celle du colonel Destremeau, expurgé de certains mensonges, selon laquelle ses soldats n’auraient procédé qu’à des tirs d’intimidation. La version contraire d’un autre militaire, le sergent Yohann Douady, n’est rappelée qu’en note de bnas de page. Dès lors, Hofnung, qui déplore l’absence d’images fournies par l’armée française pour faire pièce à celles diffusées par Canal +, qualifie de « rumeur » l’accusation de « massacre ».
En 2010, Hofnung n’utilisait que le conditionnel : « au moins deux Ivoiriens auraient été tués » (Libération 18/06/2010). Dans son précédent livre, il considérait déjà, reprenant l’expression du porte-parole de l’état-major, que l’armée française avait « indéniablement fait preuve de retenue ». Le centre hospitalier universitaire de Cocody comptabilisait pour ce jour douze morts et 638 blessés, dont 76 par arme à feu (Mediapart, 15/08/2024). Hofnung récuse le terme de « carnage », qu’il a pourtant lui-même utilisé par le passé… mais il s’agissait de qualifier le bilan du bombardement du camp militaire français de Bouaké.
Une « incroyable erreur » d’orientation
Hofnung donne également crédit à la version du colonel Destremau sur un autre point resté controversé : l’arrivée de ses blindés dans la petite rue qui abritait la résidence du président ivoirien dans la nuit du 7 au 8 novembre, alors que l’hypothèse d’un coup d’État orchestré par les Français circule déjà à Abidjan. Celle-ci serait imputable aux détours réalisés pour esquiver les manifestants et à la panique qui a saisi l’un des deux guides de la colonne, soudain désorienté (et dont l’identité n’a jamais été révélée). Il abandonne aussi le scénario qu’il jugeait autrefois possible selon lequel Mathias Doué, chef d’état-major de Gbagbo et ancien camarade de promotion du général Poncet, aurait pu avoir des velléités putschistes avec l’appui des Français. _ De la même manière, il écarte aujourd’hui plus catégoriquement l’hypothèse selon laquelle le bombardement de Bouaké pourrait résulter d’une manipulation de l’Élysée qui a mal tourné. Hofnung juge plus probable que les forces loyalistes se soient « auto-intoxiquées » ou aient été trompées par un agent double à la solde des rebelles. Pourquoi pas ? Le problème est qu’il n’avance pas l’ombre d’un indice ou d’un témoignage à l’appui de cette nouvelle hypothèse, pas plus qu’il n’étaye son rejet des autres possibilités, désormais ravalées au rang de « théories du complot les plus fantaisistes ». « “L’hypothèse Balan” ne résiste pas à l’examen des faits », assure-t-il. En réalité, c’est moins l’examen des faits que ses propres conjectures sur les motivations des acteurs politiques qui l’amène à justifier cette conclusion. Mais ces dernières paraissent particulièrement fragiles et pour le moins angéliques.
Une vision angélique de la politique chiraquienne
Ainsi selon l’auteur, « le président Chirac, son gouvernement et son état-major » n’auraient eu comme objectif depuis 2002 que « de favoriser le retour à la paix ». La France « a cru pouvoir régler la crise dans son ancienne colonie. Faire le bien des Ivoiriens à leur place ». En réalité, les anecdotes ne manquent pas concernant les petits coups de mains apportés par l’armée ou les services français aux rebelles dans les deux premières années du conflit, pour éviter que celle-ci ne vole en éclat sur fond de pratiques mafieuses.
Hofnung estime qu’en 2004, « la France a décidé de donner carte blanche au régime d’Abidjan » pour reconquérir le nord du pays, ce qui invalide l’hypothèse de la manipulation. Il construit un scénario pour le moins improbable selon lequel Chirac n’aurait pas été informé, mais « mis devant le fait accompli, en quelque sorte, par les diplomates et les militaires en première ligne dans ce dossier », et ses ordres de « clouer au sol l’aviation ivoirienne » au début de l’offensive n’auraient pas été suivis. Qu’importe si des documents déclassifiés permettent de contredire cette version, comme le rappelle le journaliste Théophile Kouamouo« Novembre 2004 en Côte d’Ivoire : les preuves du mensonge de Hofnung sur le “feu orange” de Paris » (Neema media, 21/10/2024.).
Pour Hofnung, la France n’a qu’un tort : s’être « elle-même piégée en Côte d’Ivoire ». La suite de l’histoire franco-ivoirienne relève du même genre de contresens : Paris se serait « mis en retrait dans son ancienne colonie, tétanisé à l’idée que ses ressortissants puissent à nouveau être pris à partie. » En réalité, durant la fin de son mandat, Chirac tentera en vain de faire placer la Côte d’Ivoire sous tutelle des Nations unies via un « groupe international de travail » piloté par Brigitte Girardin, ministre française déléguée à la Coopération. Une histoire qui connaîtra sa fin sous Nicolas Sarkozy.
Une véritable enquête
Le livre d’Emmanuel Leclère est quant à lui centré sur l’énigme de l’exfiltration des mercenaires impliqués dans le bombardement du camp militaire français de Bouaké. Comment et pourquoi les suspects dans l’assassinat de neuf militaires français, identifiés par les services de renseignement, mis à la disposition des autorités françaises par un pays ami, n’ont-ils pas été interpellés et livrés à la justice ? Le journaliste tente de reconstituer le rôle des différent·e·s acteur·ice·s à chaque échelon des hiérarchies militaires, diplomatiques ou judiciaires dans ce qui s’apparente à un véritable labyrinthe. Il relate également les différentes étapes de l’instruction menée en France, celle-ci étant désormais close, et publie le compte-rendu de nombreuses auditions ainsi que certains documents déclassifiés à la demande de la justice.
Il rapporte ainsi les versions des différents protagonistes – politiques, militaires, responsables des services de renseignement (DRM et DGSE), magistrats, barbouzes – et les confronte minutieusement entre elles et aux faits établis, ainsi qu’à de nouveaux témoignages recueillis par ses soins. Il détaille et complète la liste déjà connue des contradictions, des omissions, des mensonges de divers responsables jusqu’au plus haut niveau, et fait l’inventaire des « dysfonctionnements », anomalies, retards, lenteur et obstacles dans l’ouverture puis le déroulé de l’enquête et de l’instruction qui conduisent à une absence de procès devant la Haute Cour de Justice pour les ministres déjà cités, et au procès par contumace des mercenaires. Leclère fait notamment, pour la première fois, la liste des acteur·ice·s du dossier qui auraient dû être interrogé·e·s (ou ré-interrogé·e·s après certaines révélations). À commencer par Montoya, qui aurait pu être inculpé et auditionné par la justice française et qui ne l’a jamais été.
Même si ce n’est pas le cœur de l’ouvrage, l’enquête l’amène également à rappeler le contexte politique et militaire du bombardement de Bouaké et la violence de la riposte française qui s’en est suivie. Là encore, l’auteur reste au plus près des faits et ne se satisfait pas a priori des discours explicatifs quels qu’ils soient. Il montre les zones d’ombres et critique sans œillères les différentes thèses en présence. On comprend que celle d’une machination de l’Élysée ne lui semble pas la plus convaincante, même s’il se garde bien de l’exclure de manière catégorique, et à plus forte raison de la tourner en ridicule. À la différence du livre précédent, celui d’Emmanuel Leclère rend compte d’une véritable enquête, menée avec une précision chirurgicale, sur une page de la politique africaine de la France qui reste particulièrement opaque. Il faut espérer qu’il suscitera de nouveaux témoignages et, pourquoi pas, comme le demande son auteur, l’organisation – enfin – d’une commission d’enquête parlementaire sur le sujet, toujours refusée jusqu’à présent.
Raphaël Granvaud
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