Le Canadien stéréotypé demande pardon pour un rien, tandis que l’Américain moyen est, lui, peu reconnu pour son sens de la contrition. Les choses ont changé depuis la dernière élection américaine.
« On a des Américains qui s’excusent. Je n’avais jamais vécu ça. »
Daniel Beauregard-Long en connaît plusieurs de ces Américains embarrassés par leur président. Sa compagnie, JMN Entreprises, fabrique au Nouveau-Brunswick des outils de cuisine, mais possède un entrepôt aux États-Unis. Ce bâtiment est situé juste de l’autre côté du pont de 300 mètres qui sépare sa province de l’État du Maine.
En apparence, rien n’a changé à la douane. « Je traverse trois ou quatre fois par semaine. Je ne sens pas de climat différent. On n’est pas moins bien reçus qu’avant », dit-il.
Pourtant, la rhétorique clivante de Donald Trump a déjà commencé à faire son œuvre. Ses menaces répétées de tarifs, voire d’annexion, poussent les gens dans un camp ou un autre. « Ça divise les familles, les amis, les clients, les fournisseurs », de dire M. Beauregard-Long. « Il me semble que ça serait mieux que l’on s’entraide plutôt que l’on essaie de se nuire. »
Les paroles agressives du président américain ont bel et bien soufflé un vent glacial sur les relations autrefois plus qu’amicales entre Mainois et Acadiens du Nouveau-Brunswick, affirme Hélène Angers, présidente de la Chambre de commerce de la région d’Edmundston.
« Je connais des personnes qui, depuis toutes ces menaces-là, depuis cette instabilité, ont arrêté d’aller faire le plein d’essence [aux États-Unis]. Je ne veux pas dire qu’elles ne sont plus bien accueillies. Ce sont encore les mêmes douaniers, qu’on connaît bien. Mais elles ne sont pas à l’aise de traverser. On parle de gens qui y allaient chaque semaine ! »
Elle aussi a commencé à limiter au maximum ses voyages aux États-Unis à cause du discours menaçant qui se diffuse au sein de la population américaine. « Oui, il y a le côté économique [des tarifs] qui est vraiment majeur. Mais, il y a aussi le côté humain. Ça affecte toutes les sphères de la vie d’un individu, tant ses achats ou son commerce que ses amitiés. C’est inquiétant, c’est tellement inquiétant. »
À ses côtés, Cathy Pelletier, la directrice générale de la Chambre de commerce, se désole tout autant du fossé qui s’est creusé entre les deux faces d’une même communauté.
« Moi, la majorité de ma famille est aux États-Unis », confie-t-elle. « Ils sont tous pro-Trump. Quand je vois qu’ils écrivent des commentaires… On essaie de leur faire réaliser, mais ils sont tellement collés là-dessus qu’à un moment donné, tu te dis qu’il vaut mieux ne pas se chicaner non plus. Mais on dirait qu’ils ne comprennent pas qu’eux autres aussi vont avoir des impacts. Ce ne sera pas juste nous autres. Eux autres aussi vont sentir des impacts. »
Ne plus pouvoir compter sur ce marché naturel que sont les États-Unis frustre les entreprises, dit Hélène Angers, autant que les débats politiques qui s’érigent comme des barrières invisibles dans la tête des gens.
« Ça devient des conflits interpersonnels. Par exemple, tu as des amis qui font de la motoneige ensemble et ils sont frustrés parce que leurs amis américains vont décider de ne plus venir. Ou alors, les Américains vont être frustrés parce que nous autres, on ne va plus chez eux. Mais en même temps, on circule tous sur le même circuit établi ! »
Un fossé à combler
Ce fossé commence à inquiéter sérieusement le maire d’Edmundston, Éric Marquis. Les frontières fermées durant la pandémie avaient déjà forcé familles et amis résidents des deux côtés du fleuve Saint-Jean à ne plus se voir pendant deux ans. En ce début de nouvelle crise, la division semble plus encore profonde.
« J’en ai encore entendu parler en fin de semaine. Il y a des gens d’un bord comme de l’autre de la frontière, et là, il y en a dans la famille qui ne se parlent plus. Des gens ne se parlent plus. »
Ces divisions familiales irritent d’autant qu’Edmundston et Madawaska partagent une histoire commune. Le drapeau de la ville côté États-Unis est identique à celui de l’Acadie. Des signaux bilingues sont affichés des deux bords du fleuve Saint-Jean.
« Pour nous autres, les États-Unis, c’est un peu comme un grand frère ou une grande sœur », explique le maire. « Si on remonte dans l’histoire, la rivière n’était même pas la frontière. »
Les conflits commerciaux appartiennent à la politique et ils ne devraient pas séparer les amitiés, souligne-t-il. « On prend un problème politique et on l’invite dans la cuisine. Souvent, ça finit vraiment par des discussions qui ne sont pas tellement intéressantes. Ça finit par des conflits. »
« Par exemple, on a ici un club de hockey qui s’appelle le Blizzard et qui évolue dans la ligue junior. On a des personnes qui viennent des États-Unis à tous les matchs. L’un des plus grands supporters, un monsieur de Madawaska, vient toujours avec son enseigne illuminée. Ça fait depuis le premier jour du Blizzard. C’est important qu’on puisse garder ces liens-là entre nos communautés, parce que c’est ça qui fait en sorte qu’on puisse continuer à grandir. Les conflits commerciaux politisés, ça appartient à la classe politique. Il faudrait faire attention de ne pas les amener dans nos discussions de tous les jours, ce qui ferait en sorte qu’on diviserait des communautés. »
À un jet de pierre
Un gros tuyau traverse le fleuve Saint-Jean et relie les villes d’Edmundston et de Madawaska. Du côté canadien, une usine déchiquette du bois brut pour faire une sorte de pâte. On l’achemine ensuite par pipeline de l’autre côté de la frontière internationale. Une seconde usine transforme cette pâte en papier. Le produit fini, des feuilles de papier, finit par être vendu en Acadie après avoir traversé une deuxième fois la frontière. Ce petit tour de passe-passe donne du travail à plus de 800 personnes des deux côtés du pont Edmundston-Madawaska, dont plus de 500 aux États-Unis. Il démontre aussi combien des tarifs américains et une réplique canadienne seraient inapplicables ou sinon, très dommageables.
En tout, 21 700 personnes au Nouveau-Brunswick pourraient directement perdre leur emploi à cause des tarifs, selon une enquête réalisée par Pierre-Marcel Desjardins, professeur à l’Université de Moncton et pour le compte du Conseil économique du Nouveau-Brunswick. La fabrication d’aliments, l’élevage, l’aquaculture et les produits en bois constituent les secteurs les plus vulnérables.
Tarifs ou pas, Entreprises JMN continuera toujours de faire affaire avec les Américains, estime Daniel Beauregard-Long. Impossible de s’en passer. Par contre, l’Asie et l’Europe sont maintenant devenues des marchés à considérer pour lui et ses collègues. Et pourtant, leur usine se trouve à un jet de pierre des États-Unis.
« On a la vision d’être sur le marché américain dans dix ans. On ne va pas dire que l’on ne s’en préoccupe pas. Ça va être [difficile] pour les quatre prochaines années. Mais, on va être encore là dans dix ans. […] On est plus en mode : “Comment on rebondit ?” »
Toute dislocation ne se fera pas sans heurts dans une province où 92 % des produits exportés prennent la destination des États-Unis. L’intérêt de ses clients pour le « fait au Canada » est autrement bien réel, selon lui. « J’ai des clients au Canada avec qui on n’a pas parlé depuis dix ans et avec qui on a recommencé à parler. »
Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.
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