Dominique Vidal : Le 7 octobre 2023 et la guerre qui s’en suivit marquent–ils un changement qualitatif dans la politique israélienne ?
Gadi Algazi : Le 7 octobre a mis fin à la politique menée par les gouvernements israéliens successifs depuis 15 ans : reporter sans fin toute discussion sur la solution politique, en ne présentant aucune vision de l’avenir (« la paix ») au profit de ce qu’on appelait « la gestion du conflit ». C’était la démarche de toute la scène politique, y compris les partis soi-disant centristes et les restes des travaillistes.
Tous pensaient pouvoir ignorer impunément la question palestinienne. Cette vision s’est imposée après l’écrasement de la Seconde Intifada, avec la division des Palestiniens entre une Autorité affaiblie sur une partie de la Cisjordanie, les islamistes à Gaza et l’OLP en proie à une crise profonde. Benyamin Netanyahou n’est pas l’inventeur de cette politique : elle est l’héritage d’Ehoud Barak et d’Ariel Sharon qui affirmèrent ensemble qu’« il n’y avait plus de partenaire » et que le gouvernement israélien pouvait donc refuser de s’engager sur la fin de l’occupation puisqu’il n’y avait pas de leaders palestiniens avec lesquels négocier une solution politique
Sauf que mon analyse n’implique pas que la situation serait statique : elle a permis à Israël d’accentuer la colonisation de la Cisjordanie, d’y étendre son contrôle – pour y réaliser une annexion de larges zones et donc d’y pousser plus loin la dépossession. Elle lui a aussi permis de développer ses relations avec des dictatures arabes affichant leurs « relations spéciales » avec Israël.
Certes, la situation demeure instable. S’appuyant sur la « coordination sécuritaire » avec l’Autorité palestinienne, Israël n’en a pas moins mené régulièrement des raids impitoyables dans toute la Cisjordanie. Quant au Hamas, il s’est engagé sporadiquement dans ce que ses dirigeants appellent une « résistance militaire », visant le plus souvent des civils. Voilà qui donnait à Israël, dont la puissance militaire est bien supérieure, des excuses pour des attaques plus massives. Parfois, surgit une guerre meurtrière, bien que relativement courte, dont des civils innocents paient le prix. Mais jusqu’ici, aucune de ces « petites guerres » n’a eu de conséquences sévères à long terme pour l’économie – elles ont même amélioré la position de nos industries militaires sur les marchés mondiaux.
C’est pourquoi la stratégie israélienne comprend des campagnes militaires occasionnelles pour – c’est l’expression de nos généraux – « tondre l’herbe ». Ces destructions de masse débouchaient sur des cessez-le-feu et des accords secrets – incluant des transferts de fonds des « patrons » du Golfe au Hamas. Ce dernier a ainsi pu fortifier son emprise sur l’enclave de Gaza, réprimer l’opposition populaire comme toute alternative politique plus réaliste – à la satisfaction d’Israël. Si on limite notre analyse à Israël et à la Palestine, le bloc dirigeant d’Israël, y compris ses experts militaires, imaginait que cette situation pourrait durer longtemps.
Des opposants à l’occupation – une petite minorité – mettaient en garde contre le risque d’explosion massive produite par des années de répression, de siège de Gaza, bref de négation des droits collectifs des Palestiniens.
Comment caractériser l’alliance conclue par Netanyahou avec les deux partis suprémacistes ?
À court terme, grâce à ces partis et à leur politique suprémaciste, Netanyahou a pu revenir au pouvoir alors qu’il était confronté à de graves accusations et avait perdu ses vieux partenaires de droite de « la loi et l’ordre ». Son style de domination monarchique, avec ses intrigues de cour, ses favoris successifs et ses drames familiaux, avait dressé contre lui de nombreux Israéliens républicains partageant pourtant sa vision politique expansionniste.
Des néofascistes comme Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich estimaient à juste titre que Netanyahou ferait tout pour rester au pouvoir. Tout en le soutenant, ils le provoquaient en proposant une vision plus radicale du colonialisme israélien. Ils soutenaient ses manoeuvres tant qu’elles leur permettaient de contrôler des atouts majeurs : argent pour l’expansion des colonies, impunité des milices armées de colons, contrôle de la police et des prisons, administration de la Cisjordanie et renforcement de leur pouvoir au sein de l’armée.
La survie personnelle de Netanyahou supposait une « fuite en avant » dans la radicalisation de la guerre, elle servait les objectifs radicaux des suprémacistes. Ils devinrent ainsi d’autant plus utiles pour Netanyahou, qui pouvait se présenter comme victime du chantage de Smotrich et Ben Gvir. Et ces derniers pouvaient, derrière le choc de Gaza, développer leur propre guerre quotidienne en Cisjordanie, terrorisant ainsi avec le soutien de l’armée les communautés palestiniennes les plus vulnérables, et devenir ainsi les vrais profiteurs de la radicalisation anti-palestinienne de l’opinion.
Cela explique partiellement, selon vous, le jeu politique israélien ?
Parce que nous ne devrions pas limiter notre analyse à la coalition gouvernementale et aux partis.
Le bloc dirigé par les colons organisés est la seule force politique israélienne qui a une claire vision de l’avenir. Ce mouvement est représenté dans plusieurs partis, mais ne coïncide avec aucun en particulier. Ainsi, les partis juifs ultra- orthodoxes, qui n’ont pas été partie prenante du mouvement colonisateur, le sont aujourd’hui.
Le grand projet politique des colons a connu trois phases :
D’abord « 1967 » : dans les territoires conquis alors, il consolida les acquis de l’occupation à travers l’expansion, la colonisation et les expulsions de masse ;
En deuxième lieu, pour conclure la campagne inachevée de « 1948 » : il mène une bataille quotidienne contre les citoyens palestiniens en Israël, qui même en tant que citoyens de seconde ou de troisième zone, conservent une représentation politique. Le but stratégique est de remettre en cause leur citoyenneté, d’interdire les partis arabes au sein de la Knesset et d’approfondir leur subordination quotidienne, notamment dans les villes dites « mixtes ». Ce processus a bénéficié des groupes de colons organisés depuis deux décennies au sein de ces villes et notamment dans les quartiers plus pauvres où Juifs et Arabes vivent côte à côte.
Et troisièmement, il arrache une hégémonie durable au sein de la société juive, en « conquérant les coeurs et les esprits », afin d’établir leur mainmise sur les institutions politiques en normalisant l’expression quotidienne de la supériorité raciste et ses explosions de violence.
Voici une vision claire d’un processus au sein duquel le colonialisme dur de la frontière l’a emporté sur un centre devenu trop libéral, individualiste et « faible » à leurs yeux. Quand ils affirment que les gens de Tel-Aviv ne sont « pas assez juifs », ils veulent dire qu’ils ne sont pas assez sionistes.
Conjuguées, ces trois dimensions forment un projet politique clair. D’autres partis israéliens, y compris le Likoud, n’ont pas de projet alternatif qui pourrait rivaliser avec celui du bloc des colons, a fortiori le défier.
Derrière Gaza, le principal objectif de l’actuelle coalition n’est-il pas l’annexion totale ou partielle de la Cisjordanie, prônée ouvertement par Trump ?
Un processus colonial n’obéit pas nécessairement à un plan précis et contraignant. Les plans concurrents font l’objet de débats sans fin, mais ce qui c compte, c’est le consensus autour d’objectifs généraux (comme « le plus de territoire possible avec le moins d’Arabes possibles » et la constellation la plus favorable pour les atteindre.
La répression militaire en Cisjordanie a pour but la consolidation de l’annexion et pourrait, dans les tractations avec Donald Trump, servir de contrepartie au cessez-le-feu à Gaza. Mais l’annexion de zones de la Cisjordanie pourrait n’être qu’une possibilité, accompagnée d’une expulsion de masse de leurs Palestiniens.
Les frontières peuvent évoluer selon les possibilités. Et que dire de l’expulsion de masse de Palestiniens de Gaza ? En évoquant leur possible réinstallation ailleurs, le terrible Oncle Sam a allumé le feu en Israël, et pas seulement parmi les colons radicaux. L’enclave a été détruite à un point tel qu’on pourrait même prôner un exode « volontaire ». Cela exigerait la coopération de régimes arabes que l’on sait pourtant soucieux de leur stabilité et de la solidarité populaire avec les Palestiniens. Mais leur dépendance économique vis-à-vis des États-Unis et leurs relations à long terme avec Israël pourraient les inciter à accueillir des Palestiniens « pour des raisons humanitaires ».
Même si cela ne concernait qu’un nombre limité de Gazaouis, ce serait un précèdent dangereux ramenant la région aux années 1950 et 1960, lorsqu’on ne considérait pas les Palestiniens comme un peuple avec des droits, mais comme un problème à résoudre, avec sur la table de négociation de multiples plans pour déplacer ces réfugiés. J’ai retrouvé dans les archives israéliennes de nombreux plans de ce type depuis 1948 et notamment après la guerre de 1967.
Comment expliquer l’évolution de l’opinion juive israélienne qui a soutenu la guerre de Netanyahou tout en condamnant sa politique intérieure et notamment son projet de réforme de la Justice ?
Cette réforme allait bien au-delà du contrôle politique de la Justice – laquelle, il faut s’en souvenir, défendit les libertés individuelles des citoyens, mais jamais les Palestiniens contre la dépossession, dans les Territoires occupés, comme en Israël. La réforme correspondait à un projet à grande échelle, sans doute comparable aux plans de Trump pour sa seconde présidence, afin de traduire des victoires électorales en contrôle ferme et direct de l’appareil d’État. Les protestataires combattaient cette réforme, mais sans parvenir à identifier le projet colonial qui la guidait – lequel exige l’éradication des garanties des droits individuels et collectifs ainsi que le contrôle judiciaire, quel qu’il soit.
Les preuves ne manquent pas :
D’abord le consensus général parmi les manifestants [1] pour ne pas mettre en avant la question de l’occupation dans les manifestations – car hors de propos, aucune solution n’étant en vue. Autrement dit, les dirigeants de la protestation contre les réformes acceptaient la normalisation israélienne des Palestiniens, dans la conception selon laquelle le conflit ne peut qu’être « géré ».
Seconde preuve : en majorité, les protestataires s’en sont pris au « monarchisme » de Netanyahou sans reconnaître le bloc des colons derrière lui.
Et en troisième lieu, la loi « État-nation du peuple juif » : bien qu’ayant fait l’objet d’une controverse massive lors de son adoption (2018), son abolition ne figurait pas pami les principales revendications du mouvement. Or cette loi consacre la supériorité juive, et l’un de ses paragraphes stipule que l’État d’Israël doit promouvoir la colonisation juive.
C’est pourquoi, lorsque le conflit avec les Palestiniens resurgit, la contestation de Netanyahou fut mise de côté. L’opposition israélienne reste « loyale » – loyale au régime mais opposée au gouvernement. Récemment, nombre de porte-paroles du mouvement accusèrent Netanyahou d’être « trop doux », faute d’avoir déclenché plus tôt une véritable guerre. Et lorsque l’armée attaqua le Liban et la Syrie, elle put bénéficier du plein soutien de cette « opposition loyale ».
C’est, selon vous, la raison du soutien massif à la guerre ?
Oui, jusqu’à un certain point. Encore faut-il reconnaître que les crimes de guerre perpétrés par des forces palestiniennes le 7 octobre 2023 ont rajouté une couche supplémentaire de peur et de choc, exploitée par l’armée et le gouvernement : la terreur et la haine instillées parmi les Israéliens ont confirmé leurs préjugés racistes et miné radicalement tout espoir de coexistence, poussant ainsi l’opinion dans les bras du régime dont les politiques coloniales avaient débouché sur ce drame.
Le respect du droit international n’est pas le privilège d’un peuple exposé à la souffrance. C’est la partie la plus forte qui se permet constamment d’ignorer les droits et de violer ces normes – j’ai vu cela depuis que j’ai appris à lire. Mais pour la partie oppressée, il est essentiel de les défendre vis-à-vis de la partie dominante. Ce n’est pas seulement une question humanitaire : elle concerne aussi la relation entre les formes de confrontation et de résistance et plus largement le projet d’émancipation. Cela ne réduit pas la responsabilité basique fondamentale d’Israël.
L’indifférence d’Israël face à la souffrance palestinienne découle d’un processus de déshumanisation bien antérieur au 7 octobre. Avec les accords d’Oslo, l’enclave de Gaza a disparu aux yeux de la plupart des Israéliens derrière la barrière érigée en 1966, bien avant le mur de séparation de la Cisjordanie.
Il y a enfin l’expérience des dernières guerres contre Gaza (2008-2009, 2012, 2014). La guerre en cours les a fait paraître limitées, mais elles ont préparé l’actuel bain de sang. Car elles ont entraîné de terribles souffrances pour les Gazaouis et alimenté, comme toutes les terreurs, la haine et le désir de revanche.
Du côté israélien aussi, ces conflits répétés ont habitué les gens à la « normalité » des hostilités précédentes et de leur barbarie. Ce long processus de « barbarisation » est inséparable du conflit colonial. Il affecte certainement mon peuple. Et il serait irréaliste d’imaginer que le peuple oppressé puisse être miraculeusement immunisé contre cette dérive.
Le terrible bain de sang des quinze derniers mois doit-il nous faire renoncer à l’idéal d’une vie en commun, dans la paix, l’égalité et la liberté pour tous ? Je ne le crois pas. Au contraire, il devrait nous amener à penser plus profondément à la décolonisation. Celle-ci est un projet d’émancipation humaine. II nous faudra de longues années pour dépasser des décennies de dépossession, de brutalité et d’éviction.
Et le soutien de la société israélienne à la guerre reste constant ?
Pas tout à fait. Le soutien à la spirale de guerres, à l’attaque contre le Liban, l’Iran et la Syrie a englouti des milieux réticents vis-à-vis de la guerre génocidaire contre Gaza, surtout lorsqu’il est devenu évident que Netanyahou était prêt à sacrifier les otages israéliens sur l’autel de la poursuite de cette guerre brutale.
Je m’explique : le 7 octobre a fracturé la conscience de notre supériorité, qui va de pair avec la condescendance à l’égard des Palestiniens. Il a joué un rôle dans l’échec militaire d’Israël – l’arrogance raciste se paie – et répandu parmi les Israéliens un profond sentiment d’impunité. Pendant des décennies, les « petites guerres » ont causé une souffrance de masse que nous n’avons pas perçue. Avec une importante exception : la guerre de 2006, qui a produit un choc dans tout le système politique israélien. Des roquettes tirées depuis Gaza touchèrent surtout les banlieues pauvres ou la périphérie, où des gens ont été atteints, voire tués. Mais en général, on leur a dit que ces roquettes « n’égratignaient que la peau ».
La promesse fondamentale du régime aux Israéliens était qu’on peut coloniser tout en jouissant d’un bon niveau de sécurité et avec une indifférence qui étonnait les observateurs étrangers. Peu de gens pouvaient y croire encore après le 7 octobre. Il fallut les opérations au Liban et en Iran pour restaurer ce sens de supériorité et d’immunité. Là, l’armée faisait ce qu’elle sait faire le mieux : infliger la mort et la destruction à une distance protectrice, contrôler le ciel et éviter ainsi les saignées expérimentées dans les combats contre les combattants palestiniens à Gaza.
Voyez-vous des sources d’espoir ?
J’ai confiance dans la ténacité des centaines de milliers de Palestiniens de Gaza qui, dès que cela devint possible, marchèrent vers leur foyer au Nord de l’enclave, tout en sachant qu’aucune maison ne les y attendait – mais ce n’était pas une raison pour ne pas les reconstruire. Ils ont toujours fait ça depuis 1948. Je crois aux peuples qui reconstruisent leur foyer après les guerres de destruction. J’admire aussi la ténacité des militants, et notamment des femmes qui furent la première voix en Israël pour dire très tôt, dès octobre 2023, que la poursuite de la guerre et des tueries indiscriminées n›allait ramener que des morts et non libérer les otages.
Plus fondamentalement, les chances de mon peuple de prospérer au Moyen-Orient dépendent toujours des Palestiniens. Ou les uns et les autres auront un foyer, ou personne n’en aura. 20/02/2025
Propos recueillis par Dominique Vidal
[1] Combattu, il faut-le dire, par le Bloc anti-occupation.
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