Car la course est lancée : si les géants de la tech se pourchassent à coups de milliards sur l’IA, Microsoft, Amazon, Google, IBM ou, à un moindre niveau, Intel, ont déjà investi le théâtre suivant, celui de l’informatique quantique. Une technologie qui promet, à terme, une puissance incomparable, permettant de résoudre des calculs inaccessibles aux machines classiques. Bref, une opportunité qu’aucun de ces grands noms du secteur ne compte laisser passer.
Dérapages scientifiques
Et ils y mettent les moyens. Les chiffres sont confidentiels, mais les cinq entreprises ont déjà engagé plusieurs centaines de millions de dollars dans leurs programmes de recherche et peuvent compter sur des équipes pléthoriques : à titre d’exemple, l’article publié par Microsoft dans Nature ce 19 février est cosigné par 136 chercheurs – plus que les effectifs totaux des deux start-up françaises spécialisées dans le domaine, Quandela et Alice & Bob.
Pour autant, la course est loin d’être jouée. Les avancées scientifiques de ces géants sont réelles, mais leur communication, parfois tapageuse, tend à les faire passer pour des révolutions technologiques. Ainsi, la puce de Microsoft, loin de tenir dans la main, nécessite un imposant cryostat, un récipient permettant de maintenir des températures proches du zéro absolu. Quant au million de qubits, « pour l’instant, nous travaillons sur un processeur à 8 qubits physiques » dont les erreurs de calcul sont mal corrigées, reconnaît Chetan Nayak, vice-président de Microsoft, chargé du quantique.
« Microsoft tape très fort pour être dans cette course, qui devient une compétition technologique, note Théau Peronnin, PDG d’Alice & Bob. Chacun met beaucoup d’énergie et fait du bruit pour montrer qu’il en est. » Quitte, parfois, à sortir du champ scientifique : il y a quelques mois, Google, flirtant avec la science-fiction, avançait que la rapidité de son processeur donnait « du crédit à l’idée selon laquelle le calcul quantique se produit dans de nombreux univers parallèles ». Pire, en 2021, une équipe menée par un physicien de Microsoft a dû retirer un article scientifique pour ne pas avoir tenu compte de données contredisant sa théorie. Humiliant pour le géant de Redmond.
« Tout le monde est encore sur la ligne de départ »
« Il faut mesurer la différence entre la hype et la réalité des articles scientifiques », tempère Pierre Jaeger, chargé des partenariats stratégiques à IBM. Des ordinateurs quantiques comme ceux de Pasqal sont déjà parvenus à résoudre des problèmes concrets. Mais l’ère de l’avantage quantique, où l’une de ces machines pourra résoudre quelque chose d’une manière inaccessible à un système classique, n’est pas encore atteinte. Sans même parler de l’avènement d’un ordinateur quantique sans erreurs, prévu au plus tôt pour 2029. Le leader du marché, IBM, vend déjà des appareils imparfaits pour favoriser la prise en main de la technologie. Sa division quantique en a écoulé environ 70 depuis 2017, pour 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires cumulé.
Ses concurrents ne semblent pas avoir pris d’avantage décisif en dépit de leur engagement financier massif. « Les géants investissent trois fois plus que nous, commente Théau Peronnin, d’Alice & Bob, mais nous attirons quand même des physiciens, car ils veulent travailler sur des projets à la pointe. Notre protection, c’est d’innover plus rapidement qu’eux ! » Mais il reste prudent : « Tout le monde est encore sur la ligne de départ. »
Mais ces grands noms courent-ils sur la même piste que les start-up du secteur ? Ce serait oublier qu’à l’exception d’IBM, ces entreprises sont avant tout des géants du cloud qui se reposent essentiellement sur les technologies d’autres fabricants. Et en dépit de leurs investissements dans la recherche, elles pourraient se contenter de distribuer des solutions produites par d’autres. « Microsoft est une entreprise de plateforme, confirme Chetan Nayak. Nos clients ne se préoccupent pas de la technologie, du moment qu’ils ont la puissance de calcul. »
Enjeu des applications
Ainsi, au-delà de leur propre pari technique, basé sur des qubits supraconducteurs (IBM, Amazon, Google) ou sur des fermions de Majorana (Microsoft), chacun investit dans des start-up suivant d’autres approches, à l’instar de Google, qui a contribué à la levée de 230 millions de dollars réalisée par l’américain QuEra (atomes neutres) ou de Microsoft, qui avait investi en 2020 dans la start-up californienne PsiQuantum (photons). Et IBM a noué un partenariat avec Pasqal.
L’objectif est de disposer, à terme, de la meilleure plateforme de calcul quantique et d’un écosystème d’utilisateurs et de solutions logicielles le plus large possible. IBM mène la danse avec Qiskit, et ses trois rivaux suivent le mouvement, accompagnés par Nvidia avec sa plateforme CUDA Quantum pour les ordinateurs hybrides quantiques-classiques. Le fabricant compte tirer parti de la combinaison des puces classiques (CPU) et à IA (GPU). Encore faut-il trouver les cas d’usage et les potentiels clients.
« D’ici cinq à dix ans, l’informatique quantique suivra un modèle à la Nvidia, se projette Christophe Jurczak, associé au sein du fonds Quantonation. Le secteur sera plus focalisé sur les applications, les logiciels et la génération de revenu que sur les qubits en eux-mêmes. Ce qui compte, c’est que ces machines permettent des applications industrielles qui bénéficient à toute l’humanité ! » De quoi dépasser ce qui reste encore un rêve de physicien.
La Chine avance masquée
Enfermé dans sa boîte, impossible de savoir si le chat de Schrödinger, expérience emblématique de la physique quantique, est vivant ou mort. Il en va de même du programme quantique chinois, dont l’ampleur et l’avancée restent mystérieuses faute de communication officielle. « Ils ont publié de nombreux travaux dans le domaine, mais il s’y passe sans doute des choses dont nous n’avons pas connaissance, estime Chetan Nayak, vice‑président chargé du quantique au sein de Microsoft. Nous ne sommes pas à l’abri d’une surprise ! »
Le pays a déjà déployé plusieurs satellites quantiques, tandis que la ville de Hefei dispose du premier réseau de communication quantique. Dans le domaine informatique, il a dévoilé des machines dotées de plusieurs centaines de qubits. Mais l’Etat chinois, qui y avait investi un total de 15,3 milliards de dollars à la fin 2023, semble vouloir reprendre la main sur cette technologie sensible : il y a un peu plus d’un an, les géants Alibaba et Baidu ont tous deux mis un terme à leurs programmes de recherche et transmis leurs équipements à des universités chinoises.
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