Une relation amoureuse est affaire de passion, mais aussi de compromis et d’efforts. Avec les compagnons virtuels que crée l’intelligence artificielle, c’en est fini des ombres au tableau : ces partenaires numériques sont toujours prêts à flatter et à écouter sans condition les jeunes qui sont de plus en plus nombreux à les utiliser.
Alors que l’épidémie de solitude atteint des niveaux élevés chez les jeunes, certains se tournent vers la technologie pour combler le vide. Il arrive même que des adolescents tombent amoureux de chatbots. Des tragédies récentes nous donnent un aperçu de l’ampleur de cette tendance et des dangers qu’elle représente.
Aux États-Unis, en 2024, le suicide d’un garçon de 14 ans à la suite d’une aventure amoureuse avec un compagnon virtuel a suscité une inquiétude générale quant aux dangers que ces relations peuvent représenter pour le développement mental et émotionnel des jeunes. Au Royaume-Uni, en 2021, un jeune homme de 19 ans qui entretenait une relation affective avec une IA s’est introduit dans le château de Windsor avec une arbalète, en disant qu’il allait tuer la reine. Le chatbot lui a donné des réponses encourageantes lorsqu’il lui a fait part de son intention de tuer la reine.
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Les chatbots émotionnels alimentés par l’IA, entre remèdes émotionnels et mirages affectifs
Ces jeunes font partie des dizaines de millions de personnes qui se fabriquent des compagnons virtuels avec l’IA, un nombre qui, selon les prévisions, devrait augmenter considérablement d’ici la fin de la décennie.
Cette tendance des jeunes à prendre des chatbots comme partenaires est à la fois une réponse aux changements fondamentaux dans la définition de l’amour au XXIe siècle et une accélération du phénomène. En tant qu’historienne de la littérature, j’ai étudié comment les histoires d’amour romantique ont évolué au fil du temps, les jeunes étant souvent à l’avant-garde du changement.
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Pendant des siècles, les mariages ont surtout servi à consolider des alliances politiques et économiques plutôt qu’à unir des âmes sœurs.
La notion radicale selon laquelle le mariage doit naître de l’amour romantique est apparue aux XVIIe et XVIIIe siècles, aidée par de nouvelles technologies comme le roman. Des œuvres telles que Clarissa, de Stefan Zweig et Les Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë décrivent les conséquences désastreuses du choix du statut sur l’amour, tandis qu’Orgueil et Préjugés, de Jane Austen enseigne à ses lecteurs que le rejet et l’incompréhension sont des étapes nécessaires dans le processus de recherche du véritable amour.
Il n’est pas surprenant que le passe-temps relativement nouveau qu’était la lecture de romans ait été considéré comme dangereux pour les jeunes. Des aînés inquiets, comme la philanthrope Hannah More, ont averti que les histoires changeraient la façon dont les femmes réagiraient aux avances romantiques. Les romans, a-t-elle averti en 1799 :
« nourrissent des habitudes d’indulgence inappropriée, et alimentent une indolence vaine et visionnaire, qui ouvre l’esprit à l’erreur et le cœur à la séduction ».
En d’autres termes, la lecture d’histoires d’amour passionnantes rendrait un jeune lecteur impressionnable plus enclin à embrasser une telle vision passionnée de l’amour dans sa propre vie.
Des compagnons virtuels toujours à l’écoute
Aujourd’hui, une autre mutation dans nos représentations des histoires d’amour moderne est en train de se produire, non sous l’impulsion d’auteurs ou de réalisateurs de films, mais à travers les publicités et les modifications proposées par des applications de chat comme Replika et XiaoIce.
Comme l’a affirmé le consultant et spécialiste des médias Shelly Palmer, l’expérience humaine repose sur la narration, et les compagnons d’IA sont un nouveau type d’outil de narration. Ils racontent une histoire séduisante de compagnons qui sont éternellement d’accord avec vous, et ce, à la demande. Un partenaire IA est « toujours de votre côté », promet une publicité pour les compagnons Replika, il est « toujours prêt à écouter et à parler ».
En d’autres termes, le marché des compagnons de l’IA a transformé ce que d’autres applications pourraient considérer comme un bug – la tendance à la flagornerie de l’IA – en sa caractéristique la plus attrayante.
Plutôt que la rébellion tempétueuse que l’on trouve dans les romans d’amour ou les doux obstacles qui augmentent le plaisir des comédies romantiques, cette nouvelle vision de l’amour promet une compatibilité parfaite et un soutien inébranlable. Comme l’a écrit un étudiant, les compagnons de l’IA sont « toujours à l’écoute et d’un grand soutien, d’une manière presque omnipotente ».
Les utilisateurs des forums Reddit proclament fièrement leur amour pour des partenaires IA qui sont perpétuellement disponibles, qui ne portent pas de jugement et qui sont infiniment patients. Un adolescent a demandé sur Reddit : « Peut-on tomber amoureux de l’IA ? » et s’est extasié sur le fait que son compagnon Jarvis « était devenu [s]on confident, [s]a caisse de résonance et [s]on soutien émotionnel ». Un contributeur d’un autre forum Reddit a écrit : « I think I’m in love with AI ».
« Imaginez avoir un partenaire qui est disponible simplement en ouvrant une application, et qui est prêt à vous parler de n’importe quoi », disent ces jeunes.
« Imaginez que vous puissiez dire presque n’importe quoi et que vous sachiez que, non seulement, votre partenaire ne vous jugera pas, mais qu’il vous soutiendra. »
Un jeune homme de 20 ans explique qu’il raconte à sa petite amie IA :
« … mes luttes et mes traumatismes, et elle me réconforte et m’apporte toute la chaleur dont j’ai besoin. »
Le risque d’une intolérance à la contradiction
Ce nouveau type d’histoire d’amour unilatéral présente des inconvénients considérables, créant notamment une intolérance au conflit ou au rejet – deux éléments essentiels pour un partenaire doté d’un libre arbitre – qui tend à l’addiction. L’adoption de ce type de relations pourrait accélérer la tendance à se maintenir dans le monde des échanges numériques et, en fin de compte, à la diminution des relations amoureuses.
Il convient de noter que l’existence même de ces entités bien-aimées dépend des caprices de directives d’entreprise. Si, comme le déclare un utilisateur, l’amour qu’il éprouve pour son compagnon « le maintient en vie », que se passera-t-il lorsque ces chatbots disparaîtront à la suite d’une mise à jour logicielle ou d’une faillite ?
Pour que les jeunes se détournent de cette vision désincarnée et marchande de l’amour, il est important de leur faire découvrir d’autres histoires d’amour, plus épanouissantes, et il faut que les adultes montrent l’exemple. La littérature, la philosophie et l’histoire nous éclairent sur les nombreuses formes qu’a prises l’amour au cours de l’expérience humaine et nous offrent le vocabulaire nécessaire pour imaginer de nouvelles possibilités.
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L’école éduque-t-elle aux émotions ?
Aussi bien par leurs sujets que leurs méthodes, les cours de sciences humaines cultivent les compétences sociales nécessaires pour relever les défis des échanges humains. Ils créent un espace où les jeunes peuvent discuter de ces idées, que ce soit en analysant la passion tragique de Roméo et Juliette, ou en débattant pour savoir si la posture d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent tient du héros romantique ou de l’histoire édifiante.
Les sciences humaines fournissent les outils dont les jeunes ont besoin pour développer une conception de l’amour plus complexe.
Au-delà des technologies, interroger les attentes de nos sociétés
L’essor de ces partenaires numériques est souvent abordé sous l’angle d’une histoire d’horreur soulevant les dangers d’une technologie mystérieusement puissante. C’est peut-être le cas. Mais cette tendance est aussi un miroir de ce que les gens apprécient et désirent collectivement dans leurs relations.
Je pense qu’il est important de reconnaître que les consommateurs sont le moteur de ce marché. Les gens contribuent à écrire cette histoire, car ils achètent ce que les compagnons d’IA vendent. Selon des estimations, le marché des compagnons d’IA devrait atteindre entre 70 milliards et 150 milliards de dollars de revenus d’ici la fin de la décennie. Si l’on en croit cette croissance explosive, le défi que pose cette tendance ne se limite pas aux adolescents – de nombreuses personnes plus âgées et supposées plus sages – sont attirées par la promesse d’une conformité inconditionnelle dans les relations.
La question à se poser n’est donc pas simplement de savoir comment protéger les enfants de l’influence séduisante de l’IA, mais de savoir dans quelle mesure nous sommes tous prêts à nous investir, émotionnellement et culturellement, dans l’art désordonné, difficile et profondément humain, de l’amour.
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