Qu’est-ce qui vous a menée à ce rôle dans La Cache ?
Dominique Reymond : Il y a trois ans, Lionel Baier m’a proposé de jouer Michel Foucault [dans la pièce Foucault en Californie, ndlr] alors que je voulais faire une pause avec le théâtre. J’ai trouvé cette proposition amusante et incongrue, car je n’avais jamais joué d’homme ni de philosophe. Ce fut un spectacle très joyeux, à Lausanne, au Théâtre Vidy, et l’on avait de grandes conversations le soir, avec Lionel. Je parlais de mon rapport au cinéma en disant que j’aurais eu envie d’en faire plus à l’époque où j’étais « jeune et belle ». Parce qu’on a dans la tête ce cliché selon lequel c’est bien d’être jeune et beau pour le cinéma. Mais je n’en ai pas fait énormément, car le théâtre a pris beaucoup de place dans ma vie.
Le jour de la première, Lionel m’offrit le roman La Cache de Christophe Boltanski et me dit : « Je suis désolé, mais tu vas y retourner. » Je connaissais bien sûr Christian Boltanski [artiste plasticien disparu en 2021, ndlr], son oncle, mais pas Christophe. Lionel avait ajouté : « Veux-tu joindre ton angoisse à la mienne ? » J’avais trouvé ça élégant. On s’était tellement bien entendu que le sujet du film, au fond, importait peu. J’avais fait Foucault avec lui, je pouvais bien faire autre chose qui n’avait même rien à voir avec moi. Mais, en lisant le livre, je me suis vite dit qu’il y avait une sorte de familiarité avec ce personnage et qu’il était un peu comme moi.
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Quel type de familiarité ? Cette grand-mère, qui a vraiment existé, portait plusieurs noms (Marie-Élise Ilari, Myriam Boltanski, Annie Lauran) et fut sociologue, romancière et militante communiste tout en souffrant d’une maladie, la poliomyélite…
Dans le livre, une des phrases que je préfère dit : « Elle entra en résistance contre la maladie, contre les valides, contre tous ceux qui voulaient l’enfermer dans sa nouvelle condition. » Cette femme affichait une résistance sur plusieurs choses, et cela me parle terriblement, le fait de ne pas aller là où l’on est mise, à cause de l’âge ou du handicap. C’est émouvant, car elle avait été la cadette d’une fratrie, mais avait passé son enfance seule chez une vieille marraine. Et elle n’a ensuite eu de cesse de recréer cette famille de laquelle elle avait été éjectée.
Elle me fait penser à des personnages de théâtre comme Mère Courage, de Bertolt Brecht. Elle prend tout en charge et laisse son mari [joué par Michel Blanc, ndlr] dans son univers décalé de médecin, là où il a envie d’être. Avec ce rôle, ce côté militant, que je n’ai pas dans la vie, me donnait la satisfaction d’occuper une place dans le monde : on est en Mai 68, on colle des affiches, et moi je conduis la voiture. Cette femme interviewait des gens laissés pour compte, elle était écrivaine, engagée politique, mère au foyer, conductrice. Elle faisait tout.
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Le film transmet plusieurs mémoires historiques, de la Seconde Guerre mondiale comme de Mai 68. Vous étiez vous-même enfant en 1968. Quel souvenir en gardez-vous ?
Oui, j’avais 11 ans et j’étais en Suisse, ce qui est déjà une bulle en soi. Mais j’étais en plus en pensionnat et j’étais donc littéralement sous deux cloches. Je n’ai ainsi pas entendu parler de Mai 68 à l’époque, et j’ignorais aussi qu’il y avait eu la Seconde Guerre mondiale. Je ne savais absolument rien car, dans les pensionnats, on nous apprenait juste l’histoire suisse. Finalement, j’ai tout appris d’un coup en venant à Paris, à l’âge de 20 ans, dix ans après Mai 68 : l’histoire de France, l’histoire du monde… J’ai pendant longtemps eu un peu honte de cette incroyable ignorance politique, mais ensuite plus du tout.
À propos d’apprentissage, à quand remonte votre découverte du métier d’actrice ?
Je suis née en Suisse, et mon enfance s’est située dans une forme de déplacement perpétuel. Je changeais beaucoup d’école, d’amis et n’établissais pas de liens particuliers avec les gens. Mais je prenais des cours de théâtre parce que ma mère m’y avait inscrite. Cela dit, j’aimais encore plus dessiner et peindre. J’ai en fait deux personnalités artistiques.
Puis j’ai fait les Arts Déco à Genève. Vers mes 10 ans, mon oncle Thierry Vernet [peintre et illustrateur suisse, ndlr], qui était le compagnon de route de Nicolas Bouvier [écrivain et photographe suisse, ndlr], faisait les décors d’une pièce à la Comédie de Genève, avec Germaine Montero, grande comédienne brechtienne de l’époque. Elle cherchait une petite fille, et je me suis retrouvée à 10 ans sur scène avec une troupe de femmes. C’est un souvenir qui m’a marquée.
La question des origines est centrale dans La Cache, qui suit une famille juive, originaire d’Odessa. Quelles sont les vôtres ?
Mes parents étaient suisses, mais ma mère était d’origine française par son père, qui était savoyard. Mon père est mort quand j’avais à peine deux mois. Il était architecte et aviateur et il est mort en avion, dans un appareil qu’il conduisait lui-même. Ma mère était femme au foyer et a épousé mon parrain. J’ai donc été élevée par mon beau-père, et ce fut extraordinaire d’avoir cet homme d’une telle grandeur d’âme dans ma vie. Chaque fois qu’un film parle de la gloire des beaux-pères, comme Le Roman de Jim [film des frères Larrieu sorti en 2024, ndlr], je suis bouleversée.
Comment le cinéma s’est-il invité dans votre carrière ? Vous êtes par exemple apparue dès 1984 dans Boy Meets Girl, le premier film de Leos Carax…
Oui, mais le théâtre m’a empêchée de vraiment le faire. Le film est resté dans ma filmographie car j’y fais une figuration, mais je devais au départ avoir un rôle plus important. Sauf que ma metteuse en scène de l’époque m’a dit que je ne pouvais pas m’absenter une semaine pour un film. Je ne connaissais pas Carax et, durant notre première rencontre, je parlais d’abord à son assistant en croyant que c’était le metteur en scène.
Plus tard, Carax est venu chez moi pour trouver les habits de mon personnage. J’avais des tenues pas possibles dont un truc de ménestrel qu’il m’a fait mettre. Si l’on fait un arrêt sur image dans Boy Meets Girl, on voit une espèce de Louise Brooks en plus ronde. Je descends d’un immeuble, et Denis Lavant me plaque au mur car il y a un répondeur qui tombe de la fenêtre avec des cris de dispute. Voilà une de mes premières apparitions au cinéma. Après ça, j’ai fait des tas de castings, sans intéresser qui que ce soit.
Vous avez quand même tourné ensuite chez Robert Enrico, Catherine Corsini, Claude Chabrol ou Philippe Garrel…
Tout a surtout commencé avec Y aura-t-il de la neige à Noël ? de Sandrine Veysset, en 1996. J’ai dû attendre d’avoir 40 ans. Avant ça, mes rôles étaient quand même plus furtifs. À mes débuts au cinéma, j’étais très crispée, tendue, je ne comprenais pas comment me mettre par rapport à la caméra. Puis, pour Y aura-t-il de la neige à Noël ?, Sandrine voulait quelqu’un de pas connu et j’étais l’actrice idéale. Cela a été une bombe, un film d’auteur qui a dépassé le million d’entrées [et a reçu le César 1997 de la meilleure première œuvre, ndlr]. Mais ça ne m’a pas spécialement propulsée quelque part. C’est le phénomène de ceux à qui un rôle colle à la peau : on ne les imagine pas dans autre chose.

On peut en tout cas faire un lien entre plusieurs de vos rôles : Y aura-t-il de la neige à Noël ?, L’Heure d’été d’Olivier Assayas, Le Dernier des fous de Laurent Achard ou La Cache parlent d’une famille attachée à un lieu et à un foyer difficiles à quitter…
Ah oui, c’est tout à fait vrai. Je n’avais jamais fait ce rapprochement. Laurent Achard et Olivier Assayas, ce sont de grandes rencontres. Je n’aurais jamais imaginé faire des rôles aussi forts qu’au théâtre, où l’on est toujours des monstres et où c’est parfois dévastateur. Mais, quand on voit le film d’Achard, ça rejoint ce sentiment. Si le metteur en scène vous fait confiance, vous avez des ailes démesurées. Et Olivier Assayas est le seul réalisateur avec qui j’ai fait quatre films. Je lui suis tellement reconnaissante de cette fidélité qui, pour une actrice, est un luxe.
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Les réalisateurs de ces films ont donc chacun vu en vous cette figure de pilier de la famille…
Peut-être que je dégage, finalement, quand j’enlève mes doutes, mes angoisses et mon manque de confiance, un côté structuré et ancré. On se cherche toujours en tant qu’acteur et c’est intéressant d’être chaque fois comme des nouveau-nés. Mais je sens avec le temps que quelque chose se dessine.
Jusqu’à maintenant, j’avais moins cette autorité, si ce n’est dans Les Destinées sentimentales [d’Olivier Assayas, ndlr] où je joue une femme en apparence sans pouvoir, mais qui a en fait tous les pouvoirs, car quand elle parle tout le monde acquiesce. Mon personnage de La Cache a aussi cette autorité : tout le monde attend sa décision, elle chapeaute.

Dans La Cache, vous formez un couple avec Michel Blanc, disparu en octobre 2024. Quel souvenir garderez-vous de lui ?
J’ai le regret de ne pas l’avoir plus connu. On a surtout eu deux conversations ensemble, notamment un jour de tournage où nous étions les deux seuls comédiens présents. C’est la scène dite de la salle de bains. Ce jour-là, il me parlait de choses un peu intimes et j’étais suspendue, je ne voulais rien louper, je lui posais des questions. D’habitude, j’aime bien parler de moi, comme tous les acteurs, mais là je voulais qu’il me raconte et me fasse confiance.
C’est vraiment à son enterrement que j’ai compris à quel point c’était une icône et ce qu’il représentait pour la France. Voir La Cache au Festival de Berlin [en février dernier, ndlr] a aussi été très émouvant. La fin du film est tellement évocatrice : on est avec Michel Blanc tout seul sur la route qui s’en va vers son destin.
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La Cache de Lionel Baier, Les Films du Losange (1 h 30), sortie le 19 mars
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« La famille, entre assignation et émancipation. »
Projection de La Cache, suivie d’une rencontre avec le réalisateur Lionel Baier et la philosophe Sophie Galabru, au mk2 Odéon (côté St Germain), le mardi 18 mars, à 20 h
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