Les autorités recommandent de limiter la consommation des légumes qui poussent dans le sol des zones contaminées par ce pesticide, dont l’utilisation prolongée en Guadeloupe et en Martinique a valu à l’Etat une condamnation mardi.
Des bananiers à perte de vue bordent la route sinueuse qui mène à Trois-Rivières, en Guadeloupe. Une nature luxuriante s’épanouit entre la mer et les monts Caraïbes, jusque dans le jardin de Jean et Marie-Lise. Cocotier, avocatier, manguier, châtaignier… Les deux retraités sont fiers de présenter les nombreux arbres fruitiers qui poussent sur leur terrain de 2 000 m2. Ce matin de mars, le goyavier a même donné un fruit au parfum délicieux.
Mais derrière cette image de carte postale, le jardin des deux septuagénaires a en réalité beaucoup changé. Fini les potagers où poussaient des laitues, des tomates et des ignames, ce légume-racine très apprécié dans les Antilles pour sa chair blanche et délicate. Le responsable de cette métamorphose est tout trouvé : le chlordécone, ce pesticide utilisé dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique de 1972 à 1993 et qui a durablement contaminé les sols, l’eau et la population. La France a retiré son autorisation de mise sur le marché en 1990, mais a continué à accorder des dérogations pour son utilisation dans les départements d’outre-mer jusqu’en 1993.
Une « faute » de l’Etat désormais reconnue par la justice. La cour administrative de Paris a estimé, mardi 11 mars, que « l’Etat a commis des fautes en accordant des autorisations de vente d’insecticides à base de chlordécone, en permettant leur usage prolongé, en manquant de diligence pour évaluer la pollution liée à cet usage, y mettre fin, en mesurer les conséquences et informer la population touchée ».
Lorsque Jean et Marie-Lise posent leurs valises sur cette parcelle, à la fin des années 1980, le terrain n’est alors qu’une friche. « Il y avait aussi un grand champ de bananiers juste derrière la maison », se remémore Marie-Lise. Dans cette région du sud de Basse-Terre, surnommée le Croissant bananier, la culture de ce fruit a explosé à partir des années 1930, encouragée par l’Etat français.
De 1972 à 1993, le chlordécone y est aussi massivement utilisé pour lutter contre le charançon, un insecte ravageur pour ces cultures. « Quand il y avait des épandages, on devait rentrer le linge, sinon il y avait des taches », se rappelle la septuagénaire. A l’époque, rares sont les habitants qui connaissaient la dangerosité du produit pour la santé, malgré son interdiction dès 1976 aux Etats-Unis.
« Je suis en colère contre ceux qui ont donné l’autorisation d’utiliser ce produit, les importateurs et les propriétaires. »
Jean, habitant de Trois-Rivièresà franceinfo
Pendant plus de deux décennies, Jean cultive son potager sans se soucier des effets du pesticide qui imprègne la région. « On avait fait deux carrés de jardin, avec de la laitue, des tomates et même du thym et du persil », explique l’enseignant à la retraite. « On était fiers de ce que l’on produisait, c’est encore meilleur quand c’est vous qui le faites », renchérit sa femme en souriant. Leurs deux enfants participent également au jardinage, les mains dans la terre.
Ce potager ne sera finalement qu’une parenthèse. A la fin des années 2000, l’Etat lance le programme des jardins familiaux de Guadeloupe (Jafa). L’objectif : « Réduire l’exposition au chlordécone des populations ayant des habitudes d’approvisionnement et d’autoconsommation de denrées animales et végétales issues de jardins familiaux », expliquent les autorités. Et pour cause, la consommation d’aliments contaminés augmente la concentration de chlordécone dans le sang, avec de nombreuses répercussions possibles sur la santé, rappelle l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses).
A partir de 2009, les habitants des régions les plus contaminées peuvent faire contrôler gratuitement leur terrain pour connaître l’état de leur sol. « En 2011, une équipe a fait trois prélèvements, avec des carottes de 30 cm de profondeur », mime Jean. Les résultats qui tombent quelques jours plus tard sont contrastés : chacun des trois échantillons révèle un niveau de contamination différent, l’un élevé, le second, intermédiaire et le dernier, faible. Leur parcelle est alors classée selon la moyenne de ces trois données. « Mais on n’a jamais su quel résultat correspondait à quel prélèvement en particulier », se lamente le retraité.
Dans ces conditions, impossible de choisir sans crainte l’emplacement le moins risqué pour un jardin potager. La famille prend une décision radicale : « A partir de ce moment-là, j’ai arrêté de cultiver tous mes légumes », explique le septuagénaire. « Ça m’a bien embêté. J’aimais bien ma petite laitue », souffle-t-il. Les autorités déconseillent en effet particulièrement certaines productions agricoles, selon un principe simple : les plantes cultivées dans la terre sont les plus sensibles à la pollution. Celles cultivées sur le sol le sont moins. Et les arbres fruitiers ne sont pas ou peu sensibles à la contamination par le chlordécone. Le couple de Trois-Rivières est loin d’être le seul concerné : plus de la moitié de la surface de jardins étudiée entre 2009 à 2015 dans le Croissant bananier était contaminée au chlordécone à des teneurs nécessitant des restrictions sur les productions végétales, selon un bilan du programme Jafa (fichier PDF).
Dans les jardins privés, chacun s’accommode de ces recommandations, selon son niveau d’informations et ses besoins. Pendant quelques années, Jean et Marie-Lise ont ainsi continué à faire pousser des giraumons, une variété de courges tropicales, dans leur jardin. « Je mettais quelques feuilles en dessous, afin qu’ils ne soient pas directement en contact avec le sol », explique le retraité. La consommation de canne à sucre, qu’il pensait sans risque, a, elle aussi, été limitée. « On m’a dit lors d’une réunion d’information de couper la partie la plus proche du sol, mais que je pouvais manger le reste », explique-t-il.
Au fil des années, les arbres fruitiers ont remplacé les légumes du potager. Mais l’incertitude reste quotidienne sur le niveau de contamination des denrées vendues ou données de manière informelle. L’Anses recommande d’ailleurs de limiter à deux fois par semaine la consommation de racines et de tubercules « issus des jardins familiaux en zone réputée contaminée ». Marie-Lise prend aussi ses précautions : « Pour les légumes racines, j’enlève un centimètre de peau », explique-t-elle. « Le problème, c’est que s’ils sont petits, il faut en acheter le double, alors on n’en mange pas souvent ! »
Les végétaux ne sont pas les seules denrées alimentaires concernées par des restrictions dans certaines régions de Guadeloupe. Les animaux élevés dans les zones contaminées présentent également un risque, plus élevé encore que les fruits et légumes, tout comme les poissons pêchés à proximité et les œufs récoltés sur place. Plusieurs poules gambadent d’ailleurs dans le jardin de Marie-Lise et Jean. Elles ne leur appartiennent pas, mais vivent en liberté, comme c’est régulièrement le cas en Guadeloupe. Elles ne seront pas importunées ici. « Si je vois des œufs, je ne les prendrai pas pour les manger », assure Jean.
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