La coopération militaire et sécuritaire entre France et Israël : une conférence à Mulhouse sous l’égide de l’AFPS

Crédit photos : Martin Wilhelm

La conférence organisée ce 17 mars à la chapelle Sainte-Claire de Mulhouse par l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) Alsace a permis de lever le voile sur un sujet rarement abordé dans le débat public : l’étendue et la nature des relations militaires et sécuritaires entre la France et Israël.

Le conférencier, Patrice Bouveret, cofondateur et président de l’Observatoire des armements, a dévoilé les mécanismes, souvent invisibles, de cette coopération controversée, mettant en lumière la responsabilité française dans le conflit israélo-palestinien à travers ses transferts d’armements et de technologies militaires.

Racines profondes d’une coopération militaire franco-israélienne

La relation militaire entre la France et Israël remonte aux fondations mêmes de l’État hébreu. Comme l’a souligné Patrice Bouveret, “la France a été le premier pays à aider Israël et à constituer son armée et son industrie d’armement” dans les années 1950, jouant un rôle crucial bien au-delà de simples ventes d’équipements.

Cette coopération s’est caractérisée non seulement par la fourniture directe de matériel militaire (avions, chars), mais aussi par des transferts de technologies et la vente d’usines entières permettant à Israël de développer sa propre industrie d’armement.

La collaboration a atteint son paroxysme avec une coopération étroite dans le domaine nucléaire militaire. Bouveret a précisé que lors des premiers essais nucléaires français en 1960 dans le Sahara algérien, “les ingénieurs israéliens étaient présents aux côtés des ingénieurs et des techniciens français“. Cette présence leur a permis d’accumuler les données nécessaires pour développer leur propre arsenal nucléaire sans avoir besoin de réaliser eux-mêmes des essais.

Un échange à double sens puisque des ingénieurs israéliens ayant participé au projet Manhattan américain ont apporté leur expertise à la France pour son programme nucléaire militaire.

Cette période de coopération intensive a pris fin officiellement en 1967, avec l’embargo décrété par le général de Gaulle, moins pour des raisons éthiques que géopolitiques. Le président français souhaitait en effet rééquilibrer les relations de la France avec l’ensemble des pays du Moyen-Orient, et surtout affirmer l’indépendance française en matière d’arsenal nucléaire.

Nouvelles formes de coopération, entre opacité et déni

Après une période de creux relatif, la coopération militaire a repris sous la présidence de François Mitterrand dans les années 1980, mais sous des formes différentes. Israël ayant développé sa propre industrie d’armement et bénéficiant désormais du soutien massif des États-Unis, les besoins s’étaient inversés. La France cherchait désormais à accéder aux technologies développées par Israël, notamment dans le domaine des drones, où elle avait pris du retard.

La France a trouvé plus simple, plus facile d’aller acheter à Israël cette technologie“, a expliqué le conférencier, précisant que contrairement aux États-Unis, qui maintiennent un contrôle sur le matériel vendu, “Israël vendait sans problème cette technologie et a permis à la France de la franciser“, permettant ainsi à l’industrie hexagonale de s’approprier ce savoir-faire et de développer ensuite sa propre production.

Le mécanisme de coopération actuel se caractérise désormais par son opacité et sa complexité, rendant difficile l’évaluation précise de son ampleur. Si le gouvernement français affirme que les échanges militaires avec Israël sont minimes (environ 20 millions d’euros par an), la réalité est bien plus nuancée quand on examine l’ensemble des transferts.

Le conférencier a souligné l’importance de distinguer entre le matériel classé comme “militaire” et les composants dits “à double usage“, civil et militaire.

Alors que le ministre des Armées évoque régulièrement les 20 millions d’euros annuels d’exportations militaires vers Israël (une somme effectivement modeste comparée aux 8-18 milliards d’euros d’exportations militaires françaises totales), il omet systématiquement de mentionner les composants à double usage.

Ces derniers ont représenté 193 millions d’euros en 2023, contre 34 millions en 2022, une augmentation spectaculaire qui coïncide avec l’intensification du conflit. “On n’est pas sur les 20 millions seulement de matériel militaire, il faut rajouter ces 193 millions“, a insisté Bouveret, mettant en évidence la manière dont les chiffres officiels minimisent l’ampleur réelle de la coopération.

Preuves sur le terrain eet cadre réglementaire insuffisant

L’impact concret de ces transferts se manifeste tragiquement sur le terrain. Des composants français ont été retrouvés dans des débris de missiles à Gaza. “Quand on retrouve des composants marqués ‘Made in France’ sur un toit où notamment des gamins ont été tués, on se retrouve complice de ce qui s’est passé“, a souligné le conférencier, évoquant notamment le cas d’un composant fabriqué par l’entreprise française Excelitas, identifié dans des débris en 2012.

Une plainte a été déposée en 2015-2016 contre ce fabricant, mais, près de dix ans plus tard, la procédure est toujours en cours, l’entreprise s’abritant derrière l’autorisation officielle d’exportation qu’elle a reçue, et arguant qu’elle n’est pas responsable de l’usage final de ses produits.

Malgré l’existence d’un cadre juridique apparemment strict, la réalité démontre les limites des mécanismes de contrôle actuels. Le conférencier a décrit trois niveaux de réglementation qui, en théorie, devraient empêcher les transferts problématiques.

Réglementation française et position commune européenne

En France, la législation sur les exportations d’armement repose sur un principe de prohibition : “Toute vente, toute production d’abord, et toute vente de matériel militaire est interdite, sauf autorisation, sauf exception.” Ce système permet théoriquement à l’État de contrôler précisément ce qui est produit et exporté. Chaque exportation fait l’objet d’une autorisation politique, signée par le Premier ministre.

Cette réalité souligne la responsabilité directe de l’État français, qui ne peut se défausser derrière les industriels. “Ce n’est pas Dassault, Thalès ou Manurhin qui vendent du matériel militaire aux pays… C’est nous. C’est chacun de nous. C’est la France en tant que telle“, a insisté Bouveret.

Au niveau européen, une position commune sur les exportations d’armes, élaborée au début des années 1990 suite à la première guerre du Golfe, définit huit critères que les États membres doivent respecter avant d’autoriser une exportation. Ces critères interdisent notamment les ventes qui pourraient favoriser un conflit régional ou permettre des infractions aux droits humains.

Quand on regarde la pratique d’Israël, on ne devrait rien lui vendre du tout depuis des années“, a affirmé le conférencier, pointant la contradiction flagrante entre les engagements européens et la pratique des États membres.

Le Traité sur le commerce des armes

Au niveau international, le Traité sur le commerce des armes, adopté en 2013 et entré en vigueur en 2014, reprend des principes similaires. Cependant, comme l’a expliqué Bouveret, sa principale faiblesse réside dans l’absence de mécanisme de contrôle indépendant : “Les États eux-mêmes sont chargés de s’auto-évaluer” quant au respect des critères, sans qu’une instance internationale ne vérifie ces évaluations ou n’impose de sanctions en cas de non-respect.

Cette architecture réglementaire, en apparence solide, révèle dans les faits de graves lacunes qui permettent la poursuite des transferts controversés.

La coopération sécuritaire : une autre dimension, encore plus opaque

Au-delà du domaine militaire, la coopération entre la France et Israël s’étend au domaine sécuritaire, un secteur encore moins transparent. Développée surtout sous la présidence de Nicolas Sarkozy, cette coopération concerne les forces de police, de sécurité et de renseignement.

On n’a aucune information qui est donnée, aucun rapport n’est fait sur le fonctionnement des forces de sécurité et des forces de renseignement“, a déploré le conférencier, soulignant l’impossibilité pour la société civile, et même pour les parlementaires, d’exercer un contrôle sur ces activités.

Ces technologies-là, Israël les a développées par rapport aux Palestiniens dans la guerre qu’il mène contre les Palestiniens…

Cette coopération s’est intensifiée suite aux attentats terroristes en France, certaines municipalités comme Nice ayant fait appel à des entreprises israéliennes pour former leurs forces de police. Cette démarche soulève des questions fondamentales sur la pertinence et l’éthique de tels transferts de savoir-faire : “Ces technologies-là, Israël les a développées par rapport aux Palestiniens dans la guerre qu’il mène contre les Palestiniens… Ce n’est pas transposable évidemment à la France.”

Face à cette situation préoccupante, Patrice Bouveret a présenté plusieurs pistes d’action pour renforcer le contrôle démocratique sur les transferts d’armement.

Exiger la transparence et le contrôle parlementaire

Une proposition centrale concerne la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur les coopérations militaires et sécuritaires avec Israël. Une telle commission permettrait non seulement aux parlementaires d’accéder à des informations aujourd’hui inaccessibles, mais aussi de produire un rapport public qui servirait de base aux interpellations futures.

Si on veut interpeller avec un peu de chance de faire bouger les lignes, ce n’est pas simplement en disant que l’on ne veut pas que cette coopération existe et c’est pas bien’, il faut pouvoir s’appuyer sur des éléments concrets, un peu précis“, a expliqué le conférencier.

Campagnes ciblées et efficaces

L’exemple de la campagne “Stop Arming” illustre l’efficacité potentielle des mobilisations citoyennes. Cette initiative a obtenu des résultats concrets en 2023, avec l’exclusion des entreprises israéliennes de deux importants salons d’armement français : Eurosatory en juin et Euronaval en novembre.

Ça les a gênés quand même“, a souligné Bouveret, expliquant que ces exclusions, bien que symboliques, ont eu un impact réel sur la légitimité internationale d’Israël en tant que fournisseur d’armement. La presse spécialisée israélienne a d’ailleurs vivement réagi à ces exclusions, signe de leur portée.

Si on débat de ce qu’on fabrique, pour qui, à quoi ça sert, comment c’est utilisé, évidemment c’est ce qu’on cherche et c’est ce qu’il faudrait dans une société démocratique

Construire des alliances avec les syndicats

Une avancée significative concerne le dialogue renoué entre les militants associatifs et les syndicats du secteur de l’armement. Traditionnellement difficiles, ces relations ont commencé à évoluer grâce aux campagnes comme “Stop Arming“, qui organisent des distributions de tracts devant les entreprises d’armement.

Ce dialogue est crucial car les syndicalistes disposent d’informations précieuses sur la production et la destination des armements. “Si on débat de ce qu’on fabrique, pour qui, à quoi ça sert, comment c’est utilisé, évidemment c’est ce qu’on cherche et c’est ce qu’il faudrait dans une société démocratique“, a affirmé le conférencier.

Interpellation directe des élus et des médias

Enfin, Patrice Bouveret a encouragé les citoyens à interpeller régulièrement leurs élus et les médias sur ces questions. “On les élit une fois tous les 5 ans, mais après on ne va pas leur demander des comptes sur ce qu’ils ont fait de notre voix“, a-t-il regretté, appelant à une pratique plus active de la citoyenneté.

De même concernant les médias, il a suggéré d’écrire aux journalistes lorsque certains sujets sont mal couverts ou ignorés, soulignant que ces interpellations, même individuelles, peuvent avoir un impact collectif significatif.

La conférence de Patrice Bouveret a mis en lumière les mécanismes complexes d’une coopération militaire et sécuritaire largement méconnue du grand public. Au-delà des chiffres officiels et des discours diplomatiques, elle révèle une réalité troublante : la France, malgré ses engagements internationaux, continue de fournir des technologies et des composants qui peuvent être utilisés contre des populations civiles.

Cette situation soulève des questions fondamentales sur la responsabilité de la France dans le conflit israélo-palestinien et, plus largement, sur le contrôle démocratique des exportations d’armement. Comme l’a conclu le conférencier, ces questions “devraient être débattues collectivement” dans une démocratie digne de ce nom, alors qu’elles restent aujourd’hui largement confinées à des cercles restreints d’experts et de décideurs.

Face à ces enjeux, la mobilisation citoyenne apparaît comme un levier essentiel pour faire évoluer les pratiques et les politiques. Les récents succès obtenus par des campagnes comme “Stop Arming” démontrent qu’une action collective déterminée peut obtenir des résultats concrets, même dans un domaine aussi opaque et verrouillé que celui des transferts d’armement.


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