On a tort d’oublier qu’Haïti est toujours une colonie française, même si nous la partageons avec les États-Unis. Emmanuel Macron nous l’a opportunément rappelé ce mardi 19 novembre 2024 au Brésil, en marge de la réunion du G20. Le président de la République visite alors le site du quai de Valongo, à Rio de Janeiro – un lieu emblématique, autrefois point d’arrivée pour des milliers d’Africains réduits en esclavage. Macron n’en sort pas très inspiré… Alors qu’il est parmi d’autres férus d’histoire (et de gardes du corps !), protégé par une barrière le long d’une chaussée, il est apostrophé par un Haïtien sur la responsabilité de la France dans l’état désastreux où se trouve Haïti. Emmanuel Macron l’interrompt et lui répond, couvrant la voix de son interlocuteur : « Là, je vais vous dire, non, écoute-moi, hé, écoute-moi ! Là, franchement, c’est les Haïtiens qui ont tué Haïti en laissant le narcotrafic, et là, ce qu’ils ont fait, le premier ministre était super, je l’ai défendu, ils l’ont viré, c’est terrible, c’est terrible ! Et moi, je ne peux pas remplacer. Ils sont complètement cons. Ils auraient jamais dû le sortir. Le premier ministre était formidable ».
Ce dernier, Garry Conille, en place depuis seulement cinq mois, avait, en effet, été limogé le 11 novembre par le Conseil présidentiel de transition d’Haïti. Quelqu’un ayant filmé la scène de cette brève altercation la diffuse sur Internet dès le lendemain.
Le 5 décembre, en réponse aux insultes du président français, une dizaine de syndicats haïtiens ont publié un communiqué via le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes-Abya Yala Nuestra América (CADTM-AYNA). Ils dénoncent les « pratiques habituelles d’ingérence des puissances impérialistes telles que les États-Unis, la France et d’autres en Haïti afin de pouvoir continuer à dominer le pays […] et une attitude coloniale et un manque de respect de la part du président Macron à l’égard du peuple haïtien » . Diantre ! Ils ne mâchent pas leurs mots ! Mais pour qui se prennent-ils donc, ces syndicalistes ? Tout simplement pour ce qu’ils sont : les dignes descendants des esclaves noir·e·s victimes du commerce triangulaire, s’étant révolté·e·s au prix de terribles sacrifices mais avec un succès final tel qu’iels purent fonder, le 1er janvier 1804, sur l’île de Saint-Domingue, la République d’Haïti…
Rappelons-nous… Découverte et colonisée dès la fin du XVe siècle par les Espagnols, l’île, alors nommée Hispaniola, offre à partir de fin 1629 – sans le savoir car cela se passe sur une côte inhabitée, extermination des Amérindiens oblige – hospitalité à des Français·e·s. Ceux-ci fuyaient justement les conquistadores en train de s’emparer de leurs propres colonies sur d’autres îles ! Prolifiques, ces intrus se répandent à l’ouest de l’île. Le traité de Ryswick en 1697 entérine l’état de fait qu’Hispaniola est divisée en deux parties : l’une espagnole, l’autre française.
Guerre d’indépendance
Rappelons-nous… Au XVIIIe siècle, l’économie de Saint-Domingue est devenue si florissante qu’elle est appelée désormais « la perle des Antilles », enrichissant le royaume de France comme jamais l’une de ses colonies ne l’avait encore fait. Ainsi, vers 1789, malgré sa petite taille, elle est la première productrice mondiale de coton, son industrie sucrière produit les trois quarts de la production mondiale de sucre, ses caféteries la moitié de la production mondiale de café ! Sans compter tabac, indigo, cacao, cuir, tafia et rhum.
Revers de la médaille, s’y trouve aussi « la plus forte concentration d’esclaves au monde (près de 90 % de sa population) composé·e·s aux deux-tiers de primo-arrivant·e·s » [1]. En effet, en raison des maltraitances, « la mortalité est deux fois supérieure à la natalité, ce qui oblige à une importation constante de main d’œuvre : dans les années 1780, chaque année, 30 000 à 40 000 esclaves acheté·e·s aux marchands africains sont débarqué·e·s à Saint-Domingue » [2]. Résultat : en 1789, sur les 560 000 habitant·e·s de l’île recensé·e·s, à peine 30 000 sont blanc·he·s et autant mulâtres, libres ou esclaves affranchi·e·s… sans oublier 15 000 marrons, esclaves en fuite. Ces dernier·e·s, tout au long du XVIIIe siècle, malgré la répression féroce dont iels firent l’objet (comme le supplice du meneur François Makandal en 1758, par exemple), n’ont cessé de s’engager dans un processus de destruction du système esclavagiste en même temps que de ré-appropriation de leur propre identité politique et culturelle.
Les Mulâtres se rebellent à leur tour, réclamant l’égalité civique avec les Blancs… qui les répriment durement. Les chefs des combattants des deux bords tentent alors d’instrumentaliser chacun à son avantage les Noirs en les armant. Configuration idéale pour les chefs conspirateurs marrons et esclaves réunis secrètement au désormais célèbre lieu-dit Bwa Kayiman (Bois-Caïman) dans la nuit du 14 au 15 août 1791. C’est de là, dans le Nord, qu’ils lancent, exactement une semaine plus tard, toujours dans la nuit, une insurrection décisive qui marquera le début de la guerre d’indépendance. Après bien des revers et péripéties, elle aboutira, vingt-deux ans plus tard, à la victoire finale sur toutes les forces hostiles par la prise du bastion de Vertières, le 18 novembre 1803, par le général noir Jean-Jacques Dessalines.… Ce qui irritera le premier consul Napoléon Bonaparte qui avait envoyé son beau-frère le général Leclerc et son armée faire régner « l’ordre » sur l’île. L’acte d’indépendance de la République d’Haïti est proclamé le 1er janvier 1804 à Gonaïves.
Abolition de l’esclavage à Saint-Domingue
Rappelons-nous… Tandis qu’à Paris, malgré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fraîchement promulguée, les représentants du peuple tergiversent encore sur la question pourtant essentielle de l’esclavagisme, l’insurrection est désormais générale à Saint-Domingue. Le commissaire civil Santhonax, missionné là par l’Assemblée nationale, y proclame le 29 août 1793 de sa propre initiative l’abolition de l’esclavage pour tenter, en vain d’ailleurs, de rallier à la République les milliers d’insurgés noirs passés aux Espagnols pour mieux combattre les colons français. À cette nouvelle, les élus parisiens adoptent la loi du 4 février 1794 supprimant l’esclavage dans nos colonies.
La « rançon de l’indépendance »
Rappelons-nous… L’exemple d’un pays indépendant fondé par des esclaves pourrait faire tâche d’huile. Les puissances coloniales ne peuvent le tolérer, pas plus que les anciens profiteurs du système esclavagiste, colons et armateurs (ainsi que leurs héritiers), qui réclament d’être dédommagés pour la perte de leurs propriétés. La France prend le temps d’échafauder sa vengeance. Il faudra attendre 1825 et Charles X. Comment mettre à genoux un tel pays ? Blocus maritime et enserrement par des navires de guerre prêts à bombarder conviendront.
Les dirigeants haïtiens successifs savent qu’ils n’ont guère le choix s’ils veulent une reconnaissance internationale de leur État et éviter de s’engager dans une nouvelle guerre. Ils essaient de négocier qu’au moins, les esclaves auto-libérés ne soient pas comptés au nombre des « propriétés » à indemniser. En vain… Charles X fixe le montant de l’indemnité à 150 millions de francs-or et exige une baisse de 50 % des taxes d’importation pour les navires français. Forcée d’admettre qu’Haïti ne pourra jamais payer cette somme astronomique, la France, en 1838, en réduit le montant à 90 millions de francs-or. Pour la payer, l’État haïtien doit emprunter de l’argent auprès des banques françaises, puis états-uniennes. Les 90 millions seront soldés en 1883. Mais les emprunts bancaires et intérêts ne le seront qu’en 1952…
La France a ses « réfugiés » préférés
Rappelons-nous… Le 7 février 1986, la France accueille tout naturellement comme l’un des siens un « pauvre réfugié » haïtien et ses proches débarqués « à domicile » par l’US Air Force : « Baby Doc », alias Jean-Claude Duvalier, au pédigrée impressionnant : « président à vie » comme son père « Papa Doc » avec qui il cumule 29 ans de dictature et plus de cinquante mille victimes éliminées par leurs « Tontons macoutes » (entre autres atrocités), il a « prélevé » des centaines de millions de dollars tant dans les caisses de l’État haïtien que dans celles des entreprises publiques…
Rappelons-nous… Le 7 avril 2003, lors du bicentenaire de la mort en captivité en France de Toussaint Louverture, figure majeure de la révolution haïtienne, le président démocratiquement élu Jean-Bertrand Aristide réclame à la France 21,7 milliards de dollars à titre de restitution et de réparation pour l’extorsion des 90 millions de francs-or. Il s’inscrit en cela dans le long processus de résistance populaire haïtienne au paiement de cette « dette odieuse » de 1825 à nos jours, selon l’économiste haïtien Camille Chalmers (site web du CADTM, 21/06/2022).
Chirac missionne alors Régis Debray, Véronique Albanel et Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, pour élaborer avec les États-Unis et le Canada un plan visant à écarter Aristide au plus vite du pouvoir. Thierry Burkard, « ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République française auprès de la République d’Haïti » (sic), s’active pour propager les rumeurs les plus fallacieuses sur le président ex-prêtre catholique, relayées avec complaisance par les grands médias de notre pays. Tout cela sur fond de guerre dite « civile » atroce téléguidée par la CIA.
Portrait de Toussaint Louverture sur un billet de banque haïtien.
D’Haïti en Centrafrique…
Vers deux heures du matin le 29 février 2004, Thierry Burkard et l’ambassadeur américain pénètrent chez Aristide, le kidnappent et le font embarquer de force avec sa femme dans un avion. Après étapes, Aristide et son épouse sont déposés, « sous le contrôle de l’armée française, en République centrafricaine, sur l’aéroport de Bangui. Un pays dirigé par le général François Bozizé, lui-même arrivé au pouvoir par la force après avoir renversé Ange-Félix Patassé, un président démocratiquement élu, mais lâché par Paris » [3]. Le matin même de l’enlèvement d’Aristide, le nouveau président d’Haïti (intérimaire) prête serment « devant… les ambassadeurs de France et des États-Unis, nouveaux maîtres autoproclamés du pays ! [4] »
Pour bien enfoncer le clou, dans les heures qui suivent, cent-cinquante légionnaires arrivent à Haïti depuis la Guyane, sans attendre un quelconque feu vert de l’ONU. Soldats français, US Marines et les pires narcotrafiquants locaux côte à côte paradent à Port-au-Prince… Osera-t-on encore nier que 220 ans après la proclamation de la République, Haïti est encore au moins partiellement une colonie française ? Et que Macron est décidément le roi des « cons » (sic) ?
Nicole Maillard-Déchenans
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