A Juba, la Baobab House, l’atelier-bar « où l’on peut être qui on veut » au Soudan du Sud

Sous le grand toit en chaume, une partie de dominos bat son plein à l’extrémité du bar. Engoncés dans des canapés usés aux accoudoirs de bois tout en courbes, des habitués sirotent des verres de vin au son d’un ventilateur grinçant et de Bob Marley. En ce samedi pluvieux, la nuit tombe sur la Baobab House, établissement unique en son genre à Juba, la capitale du Soudan du Sud. Des guirlandes lumineuses scintillent dans les arbres aux quatre coins de l’espace extérieur dont des tableaux d’artistes locaux habillent les murs.

On ne compte plus les concerts, expos, performances et ateliers artistiques en tout genre qui se sont tenus dans cette petite maison-atelier en briques rouges adossée à un baobab feuillu, l’arbre qui a donné son nom au lieu depuis son ouverture en 2019. A l’époque, sa fondatrice, la peintre et militante sud-soudanaise Abul Oyay, soucieuse de voir s’arrêter les conflits qui déchirent son pays, tient à accueillir « des artistes conscients », qu’ils soient poètes, musiciens, peintres ou photographes, sud-soudanais ou originaires d’autres pays de la région. Une communauté bouillonnante gravite autour de ce lieu culturel.

La maîtresse des lieux boit souvent du jus de baobab maison mais, ce soir, c’est d’un cocktail d’hibiscus au goût sucré qu’elle se délecte. « Je n’ai aucune intimité, confie-t-elle. C’est mon chez-moi privé que je partage avec les gens. » La Baobab House, à l’entrée encombrée d’outils, de matériaux de construction et de toiles, est d’abord sa demeure, qu’elle a transformée en lieu culturel. Seule sa chambre à coucher est fermée à clé, le reste est accessible à tous.

« Jusqu’au petit matin »

Un souffle de liberté émane de cet espace, véritable bulle où l’on échappe, le temps d’un concert ou d’une nuit blanche de discussions enivrantes, aux tourments et aux contraintes de l’extérieur. « Ici, on peut être qui l’on veut, on n’a pas la pression de la société sud-soudanaise, qui reste très stricte », confie Abul Oyay, qui elle-même est une exception. « C’est assez inacceptable pour la plupart des Sud-Soudanais qu’une femme de mon âge ne soit pas mariée », livre-t-elle.

Concert « Rythmes Soudanais » à la Baobab House, à Juba, le 10 juin 2023. Performance de l'artiste sud-soudanais Suleiman Ahmed Morgan.

« Ici, ne cherchez pas l’anonymat, tout le monde est lié d’une façon ou d’une autre », décrit Ade, l’auteur de deux recueils de poésie dont If Men Cried, autopublié, où il interroge « la façon dont on nous apprend à être des hommes au Soudan du Sud ». C’est d’ailleurs au bar de la Baobab House, peut-être bien entre deux shots de tequila, qu’il a débattu avec un client de passage du bien-fondé de sa réflexion sur le sujet. « Il m’a accusé de vouloir émasculer les hommes, d’employer une approche coloniale visant à dénigrer notre culture », se souvient-il, amusé. « Ici on se laisse facilement emporter dans des discussions jusqu’au petit matin », dit-il, alors que les volutes de chicha s’enroulent dans les lumières chaudes.

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Il y a eu aussi ce soir de la fin mai, où Ade a entendu résonner quelque part à l’arrière de la maison des mélodies d’oud. C’est celui d’Abu Obeida Hassan qui accompagnait la voix d’Omar Gaweesh, duo de musiciens soudanais qui ont fui Khartoum en guerre. « Je me suis approché d’eux, je ne connaissais pas cet instrument, car je n’ai jamais vécu à Khartoum », se souvient le poète, qui improvise alors des paroles au rythme d’« Ana Sudani » (« Je suis Soudanais »), un air traditionnel qui lui est familier. La chanson passait en boucle à la télé soudanaise, très regardée à Juba, au moment de la révolution de 2019 à Khartoum qui a fait tomber Omar Al-Bachir, dictateur contre lequel les Sud-Soudanais avaient lutté eux aussi, pendant vingt et un ans de guerre civile. C’est suite à l’accord de paix de 2005 que le Soudan du Sud est devenu indépendant, en 2011.

Un « Nouveau Soudan »

Cette histoire douloureuse des guerres civiles et des divisions du vieux Soudan, qui continuent leurs ravages des deux côtés de la frontière, Abu Obeida Hassan l’évoque sans parvenir à contenir ses larmes. Entre deux sets du concert « Rythmes soudanais » organisé début juin à la Baobab House, où il s’est produit avec Omar Gaweesh aux côtés d’artistes locaux, il songe à ces décennies gâchées, à ces occasions manquées pour les peuples du Soudan.

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« John Garang… », murmure le musicien, se remémorant le dirigeant sud-soudanais qui avait pour projet un « Nouveau Soudan » uni, laïc et démocratique, mort dans un accident d’hélicoptère en 2005. « Peut-être qu’un jour le Sud se réunira avec le Nord », confie-t-il, son oud soigneusement posé près de lui.

Cette nuit-là, sur le dance floor de la Baobab House, dans la lumière blanche des guirlandes électriques, son rêve s’est comme exaucé. Une fois le concert fini, la foule s’est enflammée et tout le bar s’est mis à chanter à tue-tête lorsque le DJ a commencé à passer des tubes qui ont bercé la jeunesse de nombreux Sud-Soudanais à Khartoum, et dont ils n’ont jamais oublié les paroles.

Retrouvez tous les épisodes de la série « Nuits africaines » ici.

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