Agathe Riedinger, réalisatrice de Diamant brut: «il y a matière à réflexion sur tout un système de divertissement qui repose sur le mépris des classes populaires»
Le premier long métrage d’Agathe Riedinger a été directement lancé dans la course à la Palme d’or à Cannes. Diamant brut, sorte de Rosetta à l’heure du bling et des influenceurs, plonge dans le monde de la téléréalité.
Toutes les quelques heures, Liane, 19 ans, envoie des photos suggestives à ses nombreux abonnés. Déterminée à échapper à son milieu déprimant, elle affiche une obstination comparable à celle de Rosetta, l’héroïne du film des frères Dardenne, récompensé par la Palme d’or. Mais tandis que Rosetta cherchait un emploi, Liane aspire à devenir une influenceuse capable de vivre de sa popularité grâce à l’émission de téléréalité Miracle Island. Les temps changent. Elle prend très au sérieux les idéaux de beauté hypersexualisés, tout comme ses réseaux sociaux. Incarnation ou contre-exemple de l’émancipation féminine?
Cette question, Agathe Riedinger l’explore avec nuance dans Diamant brut, un premier long métrage percutant qui a directement intégré la compétition officielle du festival de Cannes. «J’ai toujours beaucoup regardé la téléréalité. Il y a sept ans, j’avais déjà abordé ce phénomène étrange dans mon court métrage J’attends Jupiter. Mais cela n’a fait qu’amplifier mon envie d’ouvrir le débat. J’ai travaillé pendant quatre ans sur le scénario de ce long métrage et il m’a fallu encore deux ans pour le concrétiser», explique la réalisatrice, à quelques pas de l’endroit où elle a situé son film: la station balnéaire de Fréjus, dans le sud de la France.
Condescendance
Le monde du cinéma n’a pas immédiatement adhéré à son projet. «Je pense qu’il y a matière à réflexion sur tout un système de divertissement qui repose sur des valeurs hyperréactionnaires et sur le mépris des classes populaires. Mais dans les cercles intellectuels, artistiques et cinéphiles, mon intention a d’abord suscité une certaine condescendance. On trouvait absurde d’utiliser un art noble comme le cinéma pour parler d’une téléréalité jugée vulgaire.» Si elle pouvait comprendre les réactions réprobatrices, l’absence totale d’intérêt pour l’univers de la trash TV reste pour elle incompréhensible. «Heureusement, avec le temps, les mentalités ont évolué en ma faveur. Grâce à MeToo, mais aussi aux participantes de la téléréalité qui ont su s’exprimer brillamment et sont devenues des icônes dans la société. Parallèlement, la prise de conscience s’est accrue sur la violence inhérente à la téléréalité, et sur la nécessité d’en parler.»
La réalisatrice et scénariste de 40 ans est exaspérée par le mépris affiché envers les participantes de la téléréalité. «Moi aussi, je trouve que beaucoup d’émissions de téléréalité posent problème, surtout lorsqu’elles exploitent le corps de jeunes femmes et jugent les participantes de manière impitoyable sur leur apparence. Ce n’est pas un hasard si Liane, dans le film, est convaincue que des seins plus volumineux, des fesses plus rondes et des lèvres plus pulpeuses lui donneraient plus de chances de réussir. Mais faut-il le lui reprocher à elle? Ou pourrait-on aussi parler de mépris de classe?» Ces questions, bien entendu, sont purement rhétoriques. «Les producteurs de téléréalité recrutent délibérément leurs candidats dans les classes populaires pour en faire des objets de divertissement. Des clowns. Pire encore, ces participants doivent, dans bien des cas, se prêter au jeu gratuitement et sont maltraités. Et ensuite, on invite le spectateur à les mépriser. C’est révoltant.»
Du côté de Liane
Dans son film, elle adopte une approche totalement différente. «J’ai compris que la téléréalité représente une véritable alternative au chômage pour les personnes issues de milieux modestes, qui n’ont pas accès aux écoles, à l’éducation, au travail, à l’art ou aux réseaux. C’est un moyen de gagner sa vie, d’acquérir une certaine célébrité et reconnaissance, et ainsi de neutraliser le mépris de classe. Je me range du côté de Liane. Je montre que c’est sa manière à elle de retrouver une dignité que la société lui refuse.»
Mais comment comprendre que Liane aspire à cette dignité en cherchant obstinément à se conformer à des idéaux de beauté discutables? «En réalité, c’est un film sur le besoin d’amour. Elle ne le reçoit pas de sa mère, qui ne lui accorde presque aucun regard. Liane raisonne ainsi: plus je suis parfaite, plus j’ai l’air divine, plus on me regarde, plus on m’admire et m’aime. D’où cette quête de ce qu’elle perçoit comme la beauté et la perfection absolues. Et comme toutes les jeunes femmes dans notre société actuelle, elle subit une pression extrême pour performer et rivaliser avec les autres. Les réseaux sociaux ne font que renforcer cette tyrannie de l’image. Il faut toujours faire mieux: être encore plus belle, encore plus parfaite, encore plus impressionnante, encore plus populaire.»
Le grand défi était de révéler l’être humain derrière la prétendue bimbo. «Cela a été particulièrement complexe. On veut montrer les excès sans pour autant caricaturer quelque chose qui est déjà une caricature. On veut que le spectateur ne la juge pas, mais qu’il reconnaisse sa complexité.» Avec Malou Khebizi, une actrice non professionnelle découverte grâce à un casting sauvage, Agathe Riedinger a travaillé de manière intensive sur le langage corporel du personnage. «Avec Malou, qui est le véritable pilier du projet, j’ai cherché à transmettre l’idée que tout ce qui nous semble si superficiel et artificiel est, pour Liane, profondément authentique. Sa manière de bouger, sa posture, qui indique qu’elle ne cherche pas à être séduite, révèlent que derrière cette apparence de poupée –je déteste vraiment le mot «bimbo»– se cache en réalité l’opposé: une vitalité sauvage, impulsive et émotionnellement complexe. Liane est bien plus qu’un corps, bien plus qu’une apparence.» Cette approche a évidemment influencé le tournage et le montage du film. «Nous avons veillé à ne pas cadrer de manière trop sexualisée, à maintenir la bonne distance, à rester pudiques.»
Diamant brut
Drame d’Agathe Riedinger. Avec Malou Khebizi, Andréa Bescond, Idir Azougli. 1h43.
La cote de Focus: 4/5
Liane a 19 ans, et des rêves plein la tête. Son objectif? Intégrer le casting de Miracle Island. Avec ce premier long métrage présenté en compétition à Cannes, Agathe Riedinger livre une chronique sincère sur une bimbo, figure contemporaine le plus souvent reléguée aux limbes de la téléréalité ou des réseaux sociaux. Une héroïne bien décidée à réussir à sa manière, qui fait de son maquillage une peinture de guerre et de ses artifices (faux seins, manucure XXL) des armes pour s’offrir un futur meilleur et garder la main sur son destin. Par sa détermination, Liane (incroyablement interprétée par Malou Khebizi) n’est pas sans rappeler la Rosetta des frères Dardenne, même si la cinéaste s’autorise au détour de quelques scènes un traitement visuel s’éloignant de l’âpreté de son récit.
A.E.
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