Amérindiens de Guyane : une révolution politique à bas bruit

Depuis quelques décennies, une révolution à bas bruit a lieu en Guyane. Les Amérindiens ne se considèrent plus comme une « minorité » et ont progressivement investi l’espace politique. Ces évolutions nous invitent à porter un autre regard sur celles et ceux qui se réclament, dans cet isolat français de l’Amérique du Sud, de la catégorie politique et juridique de « peuples autochtones », consacrée officiellement par l’ONU en 2007.


Deux événements récents donnent la mesure de cette révolution silencieuse. Le premier renvoie au mouvement social de mars 2017 qui a paralysé la Guyane. Pour la première fois, les Amérindiens participent largement à cette mobilisation massive, aux côtés des autres composantes de la population.

Le second événement revêt également un caractère inédit. Il survient en 2021, lorsque le kali’na Jean-Paul Ferreira décide de briguer la fonction de président de la Collectivité territoriale de Guyane, la plus importante sur le plan local. Et ce, en conduisant la liste « Guyane », une version renouvelée de la gauche plurielle qui inclut notamment le Parti socialiste guyanais, longtemps dominant sur la scène politique, et les indépendantistes du Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale.

Premiers à se confronter et à affronter la présence européenne au XVIIe siècle, les Amérindiens, aujourd’hui au nombre de plus de 10 000 personnes – répartis historiquement en six « nations » – ont désormais investi l’espace politique guyanais et n’hésitent plus à s’en approprier les règles.

Sortir de la minorité sociopolitique, accéder à la citoyenneté

C’est dire le chemin parcouru en un demi-siècle. Si les pouvoirs publics les intègrent parmi les « populations tribales », les Amérindiens demeurent regardés au milieu des années 1970 par le plus grand nombre, tant à Cayenne qu’à Paris, comme une minorité sociopolitique sans poids, enfermée dans la catégorie à double sens de « primitifs ».

D’une part, celui de « sauvages » qui ne possèdent aucune des dispositions attendues pour devenir des citoyens éclairés et responsables. D’autre part, celui de vestiges d’un stade premier de l’humanité dont il convient de sauvegarder les modes de vie et les organisations sociales.

Témoigne de l’imbrication de ces deux conceptions, un reportage télévisé, au titre fort évocateur « En Guyane française chez les Indiens de l’Oyapock », diffusé en 1976 et consacré aux Wayãpi du village de Trois-Sauts rattaché à la commune de Camopi. Le lieu choisi ne relève pas du hasard, en ce que Camopi, l’une des communes les plus méridionales et les plus reculées du département, est la première à avoir élu un maire amérindien à la suite du décret du 17 mars 1969 portant sur la réorganisation administrative du département et intégrant de jure les Amérindiens à la nation française.

Interrogés sur leur compétence civique et politique, les Wayãpi révèlent le rôle d’entremetteur culturel et linguistique joué par les anthropologues pour leur permettre d’exprimer un choix collectif à l’occasion de l’élection présidentielle de 1974. Mais ils reconnaissent aussi que ce jeu électoral leur paraît quelque peu étrange. L’un d’entre eux en vient d’ailleurs à déclarer :

« Les Blancs ne sont pas très forts puisqu’ils ont besoin des Indiens pour choisir leurs chefs. »




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Au début de la décennie charnière des années 1980, quelques Kali’na de Mana, sensibles aux profondes ruptures sociales, économiques que soulève le processus d’intégration des Amérindiens, fondent une association pour défendre leur place dans cette commune créole du littoral ouest.

Par la suite, signe d’une génération mieux scolarisée et plus radicale, trois jeunes Kali’na créent, en 1981, l’Association des Amérindiens de Guyane française pour soutenir la cause amérindienne à l’échelle de la région. Fin 1984, ils organisent le premier rassemblement des Amérindiens de Guyane dans le village d’Awala, à proximité de Mana, et portent la revendication de se voir reconnaître comme des « peuples ayant droit à disposer d’eux-mêmes ». Cette manifestation marque un tournant majeur, le fait amérindien devenant dès lors un objet politique défini par ses leaders.

Étendre la lutte

Au cours des années suivantes, le mouvement autochtone ainsi structuré se tourne vers l’État en vue d’acquérir un statut particulier. En 1992, prenant acte des réponses peu satisfaisantes apportées en ce domaine, les Amérindiens décident de porter leur action à l’échelle internationale, intègrent les organisations autochtones du sous-continent américain et participent aux groupes de travail sur les peuples autochtones constitués dans le cadre de l’ONU. Cette nouvelle étape signe la fin d’un rapport exclusif à la France et à l’État, dans lequel l’entrée dans la République et l’accès à la citoyenneté les avaient plongés.

Ce renversement traduit, en outre, une volonté amérindienne de prendre place dans un espace politique régional remodelé par la décentralisation, à travers la participation aux élections locales et la mise en œuvre de véritables stratégies politiques.

Désormais, le jeu qui se joue en Guyane articule les populations « natives » du pays, Amérindiens, Créoles et Bushinenge ou Noirs marrons, soit les descendants de groupes de Noirs qui se sont successivement émancipés de l’esclavage à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

Cette nouvelle donne s’observe, par exemple, dans la manière dont s’est développé le débat sur la question foncière, si prégnante dans les enjeux de l’autochtonie. À partir de 2016, des discussions avec l’État ouvrent la voie à de possibles cessions foncières en faveur des collectivités locales. Celles-ci éveillent la crainte des Amérindiens de voir remise en question l’attribution de terres « coutumières » aux différentes communautés ou d’être dépossédés de leur gestion.

Dans le cadre des pourparlers ouverts à la suite du conflit social de mars 2017, les Amérindiens osent se désolidariser du collectif Pou la Gwiyann dekole (« Pour que la Guyane décolle »), devenu le principal interlocuteur des pouvoirs publics, qui exige la rétrocession totale des terres du domaine de l’État à la Collectivité territoriale de Guyane.

Dénonçant une négociation « qui réduit le “pôle autochtone” à de la figuration et [qui] ne correspond en rien au processus décisionnel libre et éclairé de leurs peuples », les Amérindiens décident de mener séparément les tractations avec l’État et obtiennent la rétrocession à leur profit de 400 000 hectares.

Vers la reconnaissance d’un statut politique spécifique

En arrière-plan de ce débat autour des enjeux fonciers, les Amérindiens soulèvent la question de la reconnaissance administrative, politique et juridique des populations autochtones, une question qui n’a cessé de resurgir, à diverses occasions, depuis le « réveil » de 1984.

Cette question s’est à nouveau imposée en 2023 lorsque la Collectivité territoriale de Guyane a entrepris de débattre d’un « projet d’évolution statutaire » préconisant l’institution d’un « Sénat coutumier » réduit à une fonction consultative, à l’instar du Grand conseil coutumier des populations amérindiennes et bushinenge instauré en 2018, en application de la loi sur l’égalité réelle outre-mer du 28 février 2017.

Vent debout contre ce projet porté par les élus régionaux, majoritairement créoles, les représentants autochtones réclament une « Assemblée des hautes autorités autochtones de Guyane » dotée d’un pouvoir décisionnaire sur tout ce qui touche au cadre de vie des communautés amérindiennes.

Parmi eux, Alexis Tiouka – juriste en droit autochtone et ancien élu d’Awala-Yalimapo – déclare :

« Cette reconnaissance des droits des peuples autochtones est un préalable à la construction du commun de demain, de la société guyanaise de demain. »

Aujourd’hui, le mouvement politique amérindien en Guyane s’est diversifié en accordant une plus grande place aux populations autochtones de l’intérieur. Une nouvelle génération militante s’est investie dans les organisations autochtones actives sur la scène politique ou dans de nouvelles associations.

Certaines d’entre elles s’attachent à obtenir de l’État la mise en place d’une « commission vérité » sur la question des homes, ces pensionnats catholiques visant à accélérer l’évangélisation et la francisation des 2 000 jeunes Amérindiennes et Amérindiens internés, du début des années 1930 à 2023.

Le mouvement autochtone se manifeste aussi par des prises de position sur des sujets d’actualité, en se mobilisant par exemple contre le projet de la « Montagne d’or » – qui prévoyait l’ouverture d’une exploitation minière à ciel ouvert d’un site aurifère dans l’ouest de la Guyane –, abandonné en février 2022.

Longtemps considérés comme des « minorités » dans l’ensemble national et, partant, comme les objets d’une attention paternaliste de l’État, les autochtones de Guyane ont réussi en quelques décennies à prendre place dans l’espace politique national et régional et, en définitive, à produire leur propre histoire.

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