Dire que la pandémie de Covid-19 a accéléré l’adoption du numérique dans les entreprises n’est pas faux, mais demeure incomplet. En 2025, le réel dépasse largement la simple accélération technologique : il concerne plutôt les fractures organisationnelles et humaines que cette accélération révèle et amplifie.
Pour dépasser une approche trop souvent technocentrée, il devient indispensable pour les cadres et dirigeants d’aborder cette transformation numérique comme un véritable enjeu systémique, en articulant trois dimensions essentielles : la maîtrise technologique, l’agilité cognitive et la solidarité humaine.
Maîtrise technologique
La première dimension est celle de la maîtrise technologique, marquée par une accélération profondément sélective. En effet, durant la pandémie, des outils comme les plateformes collaboratives (Teams, Slack, Zoom) ou l’automatisation des processus administratifs et industriels ont connu une adoption massive et brutale. Mais ce saut en avant ne s’est pas réalisé de manière égale pour tous. Certaines entreprises, culturellement et techniquement préparées, ont su capitaliser immédiatement sur ces outils pour gagner en productivité, en résilience et en efficacité décisionnelle.
À l’inverse, de nombreuses autres ont connu un réel décrochage, lié à une faible maturité numérique ou à une culture interne de résistance. Par exemple, les PME les moins numérisées ont souvent peiné à maintenir leur activité, faute d’outils et de compétences numériques adaptées, tandis que les entreprises les mieux préparées ont vu leur avantage compétitif s’accentuer fortement. Cette divergence initiale risque de se pérenniser si elle n’est pas corrigée activement.
Agilité cognitive et organisationnelle
La deuxième dimension est l’agilité cognitive et organisationnelle. Avant la pandémie, les entreprises abordaient principalement l’agilité sous un angle technique ou managérial classique. Mais la crise sanitaire a montré les limites d’une telle approche : aujourd’hui, l’agilité doit devenir cognitive, c’est-à-dire liée à la capacité réelle d’une organisation à mobiliser et connecter rapidement des ressources humaines, informationnelles et technologiques en situation d’incertitude. L’intelligence artificielle a ici un rôle crucial à jouer, non pas comme substitut à l’intelligence humaine, mais comme facilitateur d’une prise de décision rapide et éclairée.
Cependant, cette évolution cognitive implique des contraintes réelles : elle augmente la charge mentale des collaborateurs, expose les individus à l’hyperconnexion et au risque d’épuisement numérique. Par exemple, le phénomène de « Zoom fatigue » (épuisement dû aux réunions virtuelles continues) a clairement illustré cette limite durant la pandémie. L’entreprise ne peut donc plus considérer l’agilité uniquement comme une force productive : elle doit aussi l’aborder comme une responsabilité humaine à gérer avec prudence et bienveillance.
Solidarité numérique
La troisième dimension, essentielle mais sous-estimée, est celle de la solidarité numérique. Sans une approche solidaire, le risque est grand que le numérique accéléré devienne une source profonde d’inégalités internes. Face à la fracture numérique exacerbée par la pandémie, les dirigeants ont une responsabilité majeure : investir massivement dans le développement des compétences, particulièrement pour les collaborateurs en difficulté. Certaines entreprises pionnières mettent déjà en place des solutions innovantes. Par exemple, plusieurs grands groupes (comme Orange ou BNP Paribas) ont lancé des programmes de mentorat inversé, dans lesquels des collaborateurs familiers des nouvelles technologies accompagnent des salariés moins à l’aise avec ces outils. D’autres, comme Michelin, développent des plateformes internes d’apprentissage personnalisé, basées sur l’IA, pour accompagner de manière proactive les salariés à risque. Ces exemples concrets montrent comment la solidarité numérique devient non seulement une réponse humaine nécessaire, mais aussi un réel avantage compétitif à long terme.
Pour que ces trois dimensions – maîtrise technologique, agilité cognitive et solidarité – puissent réellement s’articuler, une gouvernance responsable des technologies devient incontournable. Pourtant, si l’idée d’une gouvernance technologique paraît séduisante, sa mise en œuvre concrète reste complexe et souvent négligée. Aujourd’hui, les entreprises doivent aller au-delà des déclarations d’intentions éthiques : elles doivent concrètement structurer cette gouvernance en créant des instances internes dédiées (comités éthiques du numérique, audits réguliers des algorithmes, groupes de travail mixtes pour définir des règles d’usage partagées). Par exemple, la création récente d’un Comité d’Éthique du Numérique chez la Maif, réunissant managers, collaborateurs et experts externes pour garantir transparence et responsabilité dans les choix technologiques, constitue une initiative inspirante et opérationnelle.
Cependant, adopter une telle démarche ne sera pas sans difficultés. L’intégration systémique de la technologie, de l’humain et de la solidarité rencontrera nécessairement des résistances internes, souvent culturelles ou liées à la complexité organisationnelle. C’est précisément là que le rôle du cadre dirigeant devient déterminant : accompagner le changement en expliquant clairement les bénéfices collectifs, en investissant massivement dans la formation continue, mais aussi en créant les conditions d’un dialogue ouvert sur les usages technologiques. En acceptant d’adresser ces résistances avec pragmatisme, sans utopie excessive mais avec détermination, les dirigeants pourront progressivement transformer les résistances en adhésion active.
Le monde d’après ne se construira pas seul
Nous sommes dans le monde d’après, plus que jamais. Mais ce serait une erreur de penser qu’il se construira tout seul. La période actuelle représente une opportunité unique pour les dirigeants et cadres d’entreprises de dépasser une vision trop étroite du numérique, pour construire une approche intégrée, humaine et durable. Face aux défis à venir, l’économie quaternaire, fondée sur une valorisation systématique des compétences humaines, des savoirs, de la solidarité et de la soutenabilité, devient progressivement incontournable.
Loin d’être une simple évolution économique, elle constitue une réponse nécessaire aux limites révélées par la crise sanitaire : elle transforme la contrainte technologique en opportunité collective, et les risques humains en leviers de développement durable. Cette démarche systémique ne constitue pas seulement une réponse nécessaire à la crise traversée ; elle représente aussi une vision stratégique forte, capable de transformer durablement l’entreprise. Pour peu que les dirigeants jouent le jeu.
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