Au Cameroun, la révolte des travailleurs du sucre

« On n’avait jamais perdu de camarade jusqu’ici, mais voilà, c’est arrivé. Cela montre bien que la situation va de mal en pis », s’indigne un membre du Syndicat des travailleurs saisonniers de la filière canne à sucre (Strascas), au Cameroun. Le 4 février, un mouvement de grève des ouvriers de la Société sucrière du Cameroun (Sosucam) a été violemment réprimé par les forces de sécurité à Nkoteng, dans le centre du pays, tournant au drame : un employé d’une vingtaine d’années, Gaston Djora, a été tué par balle et un policier a succombé à ses blessures.

Tous les Camerounais connaissent la Sosucam, installée dans le département de la Haute-Sanaga, à une centaine de kilomètres au nord de Yaoundé : ils consomment son sucre depuis des décennies. Créée en 1964, l’entreprise appartient à 26 % à l’État du Cameroun et à 74 % au groupe français Somdia, lui-même propriété de la multinationale française Castel, principal producteur de vin dans le monde. Il contrôle aussi 80 % du marché de la bière au Cameroun.


© Louise Allain / Reporterre

La Sosucam produit annuellement environ 100 000 tonnes de sucre. Elle possède deux usines et 25 000 hectares de plantations de canne à sucre, réparties sur plusieurs arrondissements : Mbandjock, Nkoteng et Lembe-Yezoum. Près de 8 000 personnes travaillent sur ces sites, dont 90 % sont des saisonniers, employés comme manœuvres pendant la campagne sucrière (novembre-mai), et parfois aussi pendant l’intercampagne (juillet-août). Une grande partie d’entre eux, soit environ 3 500 personnes, sont dans les champs pour planter, glaner ou couper, les autres officient dans les usines et le transport des récoltes.

« Travailler sans être payé, ce n’est pas possible »

Pour ces saisonniers, originaires pour beaucoup du nord du pays, une région défavorisée, les conditions de travail sont très pénibles : « Aucune couverture médicale, pas de logement décent pour certains, salaires très bas, manque d’équipements de protection, non-respect du cadre légal limitant le travail temporaire », a résumé dans un rapport de 2023 le Strascas, qui rend aussi compte d’entraves à ses activités et d’accidents du travail récurrents.

Lorsque la grève a débuté le 26 janvier, le salaire mensuel de base d’un manœuvre agricole était de 56 000 francs CFA (85 euros) — une somme ne permettant pas de vivre décemment. Au niveau national, le salaire minimum garanti pour les ouvriers agricoles est de 45 000 francs CFA (69 euros).


L’usine de la Société sucrière du Cameroun (Sosucam), à Nkoteng, au Cameroun.
Wikimedia Commons/CC BYSA 4.0/Simbanematick

En février 2022, les saisonniers avaient déjà fait grève pour dénoncer des licenciements abusifs et leurs conditions de travail. Il y avait eu des violences. L’entreprise, déjà mise en cause pour des problèmes environnementaux et sociaux par les populations riveraines, avait dû suspendre les licenciements. Elle avait aussi augmenté de 75 francs CFA (0,11 centime d’euro) une « prime de coupe », parfois donnée en fin de journée aux coupeurs de canne (elle était ainsi passée de 0,27 à 0,38 centime d’euro), et accordé une « prime de campagne » de 15 000 francs CFA (23 euros).

Cette année, les ouvriers se sont révoltés en raison d’un changement dans les dates et modalités de paie, un retard de paiement, et des rétrogradations inexpliquées d’échelons sur la grille salariale ayant entraîné des baisses de salaire. « Le travail est très dur et l’est de plus en plus. Travailler sans être payé, ce n’est pas possible. Les gens se sont rassemblés pour dire : “Pas de travail s’il n’y a pas d’argent ! Trop, c’est trop” », explique à Reporterre le président du Strascas, Mahamat Zoulgue.

Ils ont ramassé « des gars en ville pour les mettre de force dans des bus »

Le mouvement a commencé à Mbandjock, suivi par 2 000 personnes, et s’est propagé le 29 janvier à Nkoteng avec 1 500 grévistes supplémentaires. « Les premiers jours, tout était calme, on se rassemblait le matin, puis chacun rentrait chez lui », témoignent des saisonniers, pour qui « cette crise couvait depuis longtemps ». Au bout de quelques jours, la direction de la Sosucam a renoncé à changer le système de paiement des salaires. Mais elle n’a pas répondu aux revendications concernant le niveau de la rémunération, si bien que les grévistes n’ont pas repris le chemin des plantations.

La situation a fini par dégénérer le 4 février à Nkoteng, lorsque les forces de sécurité ont entrepris, selon des témoignages, de « ramasser des gars en ville pour les mettre de force dans des bus qui devaient les conduire aux champs. La population a dit non et s’est levée comme un seul homme. C’est à ce moment-là que la police a commencé à tirer avec de vraies balles et que l’un des nôtres est tombé ». Durant les affrontements, un policier a reçu un coup mortel à la tête, un nombre indéterminé de personnes ont été blessées, et des champs de canne à sucre ont été incendiés.

« Ce qui était à l’origine une réclamation relative à la date de paiement des acomptes d’une partie du personnel, à laquelle il a été répondu favorablement, est devenue progressivement une entrave au travail accompagnée de tensions et heurts urbains et échappant totalement au cadre de l’entreprise », a commenté la Sosucam dans un communiqué.

Disant avoir mené une « concertation » avec « les délégués du personnel, les présidents des syndicats, les représentants désignés des manœuvres agricoles coupeurs », elle a ensuite annoncé, le 7 février, une augmentation du salaire de base des coupeurs de canne de… 1 000 francs CFA (1,5 euro). Elle a invité dans la foulée les employés à reprendre le travail. « La reprise en marche ! » a-t-elle posté les jours suivants, en lettres capitales, sur son compte LinkedIn, avec une vidéo de camions chargeant des tiges de canne à sucre — sans faire aucune allusion à l’ouvrier et au policier tués.

Pression et chantage

Si une partie des travailleurs sont retournés dans les champs, plusieurs centaines d’autres sont restés chez eux. « On ne peut pas se satisfaire des mesures annoncées par Sosucam », commente un membre du Strascas, qui revendique 450 adhérents et 2 000 sympathisants. « Nous n’avons pas été invités aux présumées réunions de concertation. Pourtant, nous avions écrit pour dire que notre syndicat souhaitait participer. La direction a préféré discuter avec des syndicats qui lui sont inféodés », précise un autre.

Le 15 février, la compagnie, qui a dit avoir comptabilisé treize jours d’arrêt de production, 970 hectares de plantations partis en fumée et une perte de plus de 5 milliards de francs CFA (7,6 millions d’euros), a adressé une note aux « collaborateurs de Sosucam » pour constater « un taux d’absentéisme élevé ». Ajoutant : « Seront considérés comme démissionnaires et remplacés » ceux qui n’auront pas repris le travail « sous vingt-quatre heures ».

Quelques jours après, elle a été obligée de lancer une campagne de recrutement pour trouver 600 ouvriers agricoles. « La répression et le remplacement des travailleurs saisonniers absents ne sauraient être une option pour trouver des solutions durables à la crise », laquelle « reste la même, irrésolue et latente », a réagi le Strascas, qui réclame un « dialogue inclusif » et plaide pour un salaire de base d’au moins 70 000 francs CFA (107 euros) pour les manœuvres agricoles.

« Nous ne baissons pas les bras »

« Les travailleurs ont toujours la même colère », constate un syndicaliste, qui s’exprime comme d’autres sous anonymat par crainte de représailles. « Dans cette société, rien ne change jamais. Même pour obtenir une augmentation symbolique de 5 francs CFA [moins de 1 centime d’euro], on est obligé de faire grève. Jusqu’à perdre un camarade… » soupire un autre.

Les saisonniers ont reçu l’appui de la députée européenne Marina Mesure, membre de La France insoumise (LFI), qui a demandé à la Commission européenne d’examiner la situation au regard de la directive européenne adoptée en 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises — la maison mère de la Sosucam étant installée dans un État membre de l’Union européenne, la France. Contacté par message électronique, le groupe Castel n’a pas réagi.

Les autorités camerounaises, elles, n’ont guère manifesté d’empathie pour les employés de la société : s’il a parlé de la nécessité d’un « dialogue franc et sincère », le ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Grégoire Owona, a fustigé des « mouvements sociaux sauvages ».

« Nous ne baissons pas les bras, répond Mahamat Zoulgue, le président du Strascas. Le combat continue pour trouver des solutions. »

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