Bruxelles (Belgique).– Autour de la table du Conseil européen, à Bruxelles, le 16 février 2024, vingt-six ambassadeurs et ambassadrices de vingt-six États membres de l’Union européenne (UE). Vingt-six ? Il manque quelqu’un. Le représentant permanent de la Grèce entre dans la salle, dans un silence que personne n’ose rompre. Il se dirige vers son homologue belge, dont le pays occupe alors la présidence tournante de l’UE. « Non, nous nous abstenons », annonce-t-il.
Un murmure de surprise parcourt l’assemblée. « Nous pensions tous qu’il allait dire oui », soupire María Elena San José Martínez, conseillère à l’ambassade d’Espagne. Une nouvelle fois, la directive destinée à réguler le travail de plateforme est rejetée. La minorité de blocage, composée de la Grèce, de l’Estonie, de l’Allemagne et de la France, a gagné. Le représentant français se lève, et semble échanger quelques mots de remerciements avec son homologue grec.
Que s’est-il passé ? Pendant deux ans et demi de négociations, la France s’est imposée comme la cheffe de file de l’opposition à la directive, notamment lors de cette réunion du 16 février à l’issue de laquelle le texte semble mort et enterré. Un mois plus tard, le 11 mars, un revirement surprise de la Grèce et de l’Estonie a finalement permis l’adoption d’un nouveau texte… en partie vidé de sa substance.
Le chemin pour parvenir à un accord « a été semé d’embûches », regrette l’eurodéputée Leïla Chaibi (La France insoumise). Des embûches « posées notamment par Emmanuel Macron, qui a été le représentant d’Uber et du lobby des plateformes », ajoute-t-elle.
Le gouvernement français a-t-il défendu, via ses ambassadeurs au Conseil de l’UE, une position proche de celle des plateformes ?
Un cadre européen permet en tout cas d’avancer ses pions à huis clos sur de tels dossiers : le Comité des représentants permanents, ou Coreper. Méconnu, le Coreper prépare en amont le travail du Conseil dans des discussions tenues secrètes. « La France essayait de contrôler ce qu’il se passait en Coreper », confie María Elena San José Martínez.
Proposée en septembre 2021 par la Commission européenne, la directive visait à permettre une requalification des travailleurs indépendants des plateformes numériques, comme Uber ou Deliveroo, en salariés. Environ 5,5 millions de personnes, sur 28 millions selon Bruxelles, seraient injustement qualifiées d’indépendantes alors qu’elles ont une relation de subordination avec les plateformes. Cette différence de statut ne leur permet pas d’accéder à certains droits : congés payés, arrêts maladie indemnisés, heures supplémentaires rémunérées…
Dans le texte finalement adopté le 11 mars, cette présomption de salariat est fortement affaiblie. L’application de la directive est également largement restreinte, la liste de critères permettant de la déclencher ayant disparu. À la veille des élections européennes, récit de l’une des principales batailles de la dernière mandature, dans laquelle la France a joué le rôle du fossoyeur de la protection des droits sociaux.
Un texte « trop contraignant », selon la France
Retour en 2022. Le texte a pris son élan à l’initiative de la Commission européenne, juste avant que la France prenne la présidence tournante (tous les six mois) du Conseil. Immédiatement, de nombreuses difficultés « ont été causées par l’impossibilité pour l’Allemagne de se positionner », ainsi que « par l’attitude de la France, qui temporise », déclare un diplomate européen qui a participé aux réunions du Coreper et suivi le dossier depuis le début de la procédure.
La France multiplie sans relâche les manœuvres pour éviter un texte qu’elle juge « trop contraignant ». Le pays ne soutient aucune des propositions formulées par les présidences successives de la République tchèque, de la Suède, de l’Espagne, puis de la Belgique. Ces propositions ne parviennent pas à rassembler les États à la majorité qualifiée (pour adopter un texte au Conseil, il faut que 55 % des États membres représentant au moins 65 % de la population européenne votent pour). Le gouvernement français « est le seul qui a continué à s’opposer frontalement » à la directive, « quitte à être tout seul dans le clan des pro-plateformes », témoigne Leïla Chaibi.
Premier champ de bataille : la « présomption de salariat ». Cette mesure, qui pourrait automatiquement requalifier des millions de travailleurs indépendants en salariés et que la directive entend entériner, agace particulièrement les représentant·es français·es, qui estiment que la proposition pourrait reclasser à tort les travailleurs indépendants du pays.
La directive bousculerait par ailleurs l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe), créée par le gouvernement français pour établir un dialogue avec les travailleurs des plateformes et répondre à leurs demandes. Dans des documents obtenus par Mediapart, la France se prononce ainsi ouvertement contre la mesure européenne : « Les autorités françaises ne sont […] pas favorables à une présomption de salariat », détaille notamment une note du 16 septembre 2021, issue de la représentation permanente de la France auprès de l’UE.
L’échec de la « French derogation »
« Véritable brute pendant les négociations », selon l’eurodéputée néerlandaise écologiste Kim van Sparrentak, la France demande à ce que la requalification ne s’applique pas lorsque des accords sont négociés dans le cadre d’un dialogue social, comme c’est le cas en France. L’idée de la « French derogation » est née, et elle crispe particulièrement les partenaires européens.
S’il est fréquent que des pays demandent une dérogation, « [ils] ne pouv[aient] pas accepter celle de la France », car cette dernière « n’est pas dans une situation exceptionnelle », s’offusque l’eurodéputée allemande de gauche Özlem Demirel. Selon elle, la dérogation accorderait un avantage concurrentiel à la France, qui pourrait ainsi accueillir les plateformes dans son système national sans aucune restriction.
Kim van Sparrentak va plus loin : elle imagine une situation où de faux syndicats prendraient le dessus sur de vrais groupes d’intérêt, comme ce fut le cas avec Uber aux États-Unis. Cette exception signifierait que « s’il existe une convention collective au sein d’une plateforme, personne ne pourra faire de démarches pour changer son statut », pointe-t-elle. « Uber pourrait dès lors simplement créer un syndicat jaune, et plus personne ne pourrait avoir accès à un changement de statut. »
La demande est finalement si clivante que la Commission s’y oppose. « L’exception française était une ligne rouge qui devait ne pas être franchie », déclare l’eurodéputé allemand Dennis Radtke (CDU). « Le lobbying qui a été exercé autour de cette directive dépasse tout ce que j’ai connu, ajoute-t-il. Il a été diabolique. »
« Nous n’avons jamais voulu bloquer la directive », se défend un diplomate français. Ce dernier assure que la France s’est montrée « en accord avec le texte à de nombreuses reprises au Conseil », à condition seulement que la Commission lui donne « des garanties, écrites par exemple », assurant que la directive n’entraînerait « pas de requalification systématique de tous les indépendants en salariés », souligne-t-il.
Interrogé, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères indique que « la France a, à de multiples reprises, confirmé son soutien à ce projet », notamment lors d’une séance, le 12 juin 2023, qui a trouvé « un juste équilibre » entre la présomption de salariat et « la nécessité de garantir le travail de celles et ceux qui souhaitent exercer leur activité de façon indépendante ». Une version critiquée par huit États membres pour son manque d’ambition et d’efficacité. Malgré les caprices de la France, l’UE tient bon : elle ne donne ni garantie ni dérogation. Aujourd’hui, le Quai d’Orsay se félicite du « progrès social que va constituer » le texte adopté le 11 mars.
Pays « leader parmi ceux désireux de vider la directive de son sens », selon le porte-parole du représentant permanent portugais au Conseil, Gonçalo Hogan, la France part très rapidement à la pêche aux soutiens. Selon plusieurs sources, des représentants français auraient encore insisté auprès des premiers ministres estonien et grec lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, le 16 février 2024. Un échange qui aurait précédé de quelques minutes le vote quasi fatidique du Coreper tenu le jour même.
Des « bruits de couloir de Bruxelles » indiquent même que « Macron aurait directement exercé une forte pression sur l’Estonie et la Grèce pour qu’elles s’opposent à la directive », rapporte María Elena San José Martínez. Une stratégie qui n’a rien de malhonnête, d’après la France. « Évidemment, nous avons souhaité des coalitions avec les pays qui partagent des affinités avec nous », assume un diplomate français. « Mais attention : on ne l’a pas fait dans un objectif de blocage », assure-t-il.
Alors par quel motif expliquer cette opposition ? « Je sais pourquoi la France était contre la directive, mais je ne le dirai pas », répond Fernando Da Cunha Serantes, porte-parole de la représentation permanente espagnole. Certains diplomates préfèrent ne pas s’étendre sur la question, à la manière de la représentation slovaque, qui refuse tout simplement de « se prononcer sur les positions de la France ».
La responsabilité du président français
Les plus bavards ciblent directement Emmanuel Macron : « Les travailleurs de plateforme sont parmi les plus précaires de France, et Macron pense que les gens doivent se débrouiller seuls, se désole la Néerlandaise Kim van Sparrentak. C’est navrant et décevant pour l’Europe. »
Divers responsables politiques européens critiquent durement cette position. « Se prétendre en faveur d’une Europe sociale, et ne pas soutenir une telle directive lorsqu’il s’agit du dernier moment pour le faire, cela relève de l’irresponsabilité », accuse un diplomate européen qui participe aux réunions de Coreper.
À force de décevoir ses partenaires, la France s’est trouvée isolée et affaiblie à la fin des négociations. Début 2024, la présidence belge a fait le choix stratégique « d’isoler la France, et d’essayer de convaincre les pays de ne pas rejoindre son camp », selon la représentation portugaise. Une stratégie approuvée par de nombreux États, certains allant jusqu’à dénoncer la pente glissante sur laquelle Emmanuel Macron lancerait son pays.
« Je trouve consternant que M. Macron préfère apparemment soutenir les intérêts d’Uber, et accepte que sa politique ouvre la voie à Mme Le Pen, s’insurge l’Allemand Dennis Radtke. En ce qui concerne les travailleurs précaires, il s’agit bien sûr d’une aubaine pour Mme Le Pen. »
Car, en creux, c’est bien du président français qu’il est question : tout au long des négociations, l’ombre d’un exécutif déterminé à imposer sa vision plane derrière les oppositions formulées par la France depuis le Conseil. La position défendue par la représentation permanente française a « toujours été celle issue des arbitrages opérés depuis Matignon et l’Élysée », confirme un diplomate français.
Et peu importe si le 24 avril, pas moins de vingt eurodéputé·es macronistes, dont Valérie Hayer, aujourd’hui tête de liste Renaissance pour les élections européennes, ont finalement voté pour l’adoption de la directive, décriée par la représentation permanente. L’exécutif français semble n’avoir jamais hésité à avancer à marche forcée. « Il était très intéressant de constater l’ampleur du fossé entre les positions des eurodéputés issus de la majorité et celles défendues par le gouvernement à Paris », relève Dennis Radtke.
Cette opposition n’a « rien d’inhabituel », se défend l’eurodéputée macroniste Sylvie Brunet, qui a elle-même voté en faveur de la directive. « Ce n’est pas la première fois que nous ne sommes pas d’accord avec le gouvernement », assure-t-elle. Missionnée par l’exécutif pour rédiger le rapport d’initiative de la directive à destination du Parlement dès 2020, Sylvie Brunet estime avoir « pu aider à trouver un compromis lors de [s]es nombreuses interventions auprès du gouvernement ». Mais ce bras de fer supposé entre eurodéputé·es et diplomates nommés par l’exécutif n’en était pas un : au regard du détricotage de la directive finalement adoptée le 11 mars, la vision du président Macron est bien celle qui semble avoir le plus influencé les débats.
L’ombre des « Uber Files »
Comment expliquer ces positions du gouvernement ? Les « Uber Files » sont encore dans tous les esprits. Publiées en 2022, ces révélations ont montré la manière dont la société américaine tentait de changer les législations à son avantage, grâce à une stratégie d’influence sur des personnalités politiques de premier plan, dont l’actuel président français lorsqu’il était ministre de l’économie. « Ces documents ont renforcé l’impression que Macron est particulièrement proche d’Uber », souligne Dennis Radtke.
En France, la stratégie du gouvernement semble s’inspirer fortement de celle d’Uber, avec la volonté de maintenir le statut d’indépendant à tout prix. La création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi en 2021 s’inscrit dans cette politique, bien que les accords sociaux élaborés sous son égide soient loin de faire l’unanimité auprès des travailleurs et travailleuses. Mais les manières de faire des plateformes dans l’Hexagone les ont amenées devant les tribunaux : en mars 2020, Uber a été condamnée par la Cour de cassation, et en 2022, Deliveroo a été condamnée au pénal (le procès en appel s’ouvrira début juin), puis à verser près de 10 millions d’euros à l’Urssaf.
En revanche, Uber salue dès qu’il le peut l’orientation française, jurant qu’elle permet de consolider un modèle de plateforme « soutenable », qui « renforce » l’autonomie des travailleurs et apporte « clarté et stabilité » à leur statut. Une proximité qui n’a pas échappé à Leïla Chaibi.
L’eurodéputée insoumise ne peut oublier sa première rencontre avec un lobbyiste de Deliveroo en janvier 2020, durant laquelle ce dernier « parlait de Macron avec des étoiles dans les yeux », et assurait vouloir « recommander à tous les États membres de faire comme lui », se souvient-elle.
Certes, elle n’imagine pas que le président français « ait directement pris un chèque de la part d’Uber », mais Leïla Chaibi identifie un « problème de fond » : Emmanuel Macron se refuse à « réguler le travail de plateforme », qu’il préférerait « laisser dans une zone grise entre le statut de salarié et celui d’indépendant ». Un diagnostic similaire est établi par Kim van Sparrentak, qui considère que « Macron adore l’idée d’avoir une troisième catégorie de travailleurs réduits à devoir se débrouiller tout seuls, sans syndicats ».
Le positionnement de la France peut-il se résumer à des divergences idéologiques ? En martelant la défense d’un statut particulier de microentrepreneur, c’est en tout cas ce qu’assurent les différentes voix de la majorité. « La France pense que le statut de travailleur indépendant favorise l’accès à l’emploi d’un certain nombre de personnes, rappelle Sylvie Brunet. Le gouvernement considère donc que cette directive allait détruire notre propre modèle de statut de microentrepreneur. »
Même refrain du côté de la représentation française au Conseil : « Évidemment, on assume une idéologie et une vision du marché du travail différentes de celles d’autres pays », avance un diplomate français. Lequel promet : « Nous ne voulons pas que tout le monde devienne salarié, mais, bien sûr, on ne souhaite pas non plus que tout le monde reste indépendant. »
Et si le principal problème de ces discussion était, tout simplement, l’opacité ? Comment savoir ce que la France a négocié, et pourquoi, derrière les portes fermées du Coreper ? « Le Coreper n’est pas vraiment opaque, les rapporteurs parlementaires ont des comptes rendus de ce qu’il s’y passe, nuance Sylvie Brunet. Nous, on souhaiterait que le Parlement ait plus de pouvoir, et qu’il y ait moins de minorités de blocage. » Ce qui permettrait de mieux équilibrer le pouvoir de décision entre les institutions : un accord commun de la Commission, du Conseil et du Parlement est nécessaire afin d’adopter une législation européenne.
Après plus de trois ans de bras de fer entre les trois institutions, les États membres disposent désormais de deux ans pour transposer la directive dans leur droit national. « Et le gouvernement français va se tenir en embuscade, pour détricoter toutes les avancées », s’inquiète déjà Leïla Chaibi. Depuis Bruxelles, les principaux acteurs du dossier sont unanimes : le gouvernement français a gagné. « Je pense que la France voulait un texte qui ne changeait absolument rien chez eux, résume un diplomate européen. Et c’est peut-être un peu le cas du texte qui a été adopté. »
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