Au Congo, on installe des micros dans la jungle pour écouter les éléphants

Mousquetons, harnais, poulies… Et plusieurs boîtiers en plastique étanche couleur kaki, qui dissimulent des microphones surpuissants. Onesi Samba, 34 ans, a étalé tout le matériel sur une bâche grise, au coeur de la forêt primaire du parc national de Nouabalé-Ndoki, dans le nord de la république du Congo. Sous les grands ébènes, mukulungus au bois brun rouge et moambes noirs, flottent des effluves terreux de mousse et de champignon. Le biologiste va et vient quelques minutes dans le sous-bois, le nez en l’air à la recherche de la branche idéale pour son «opération d’espionnage». Là, pointe-t-il du doigt, c’est parfait. Onesi s’empare alors d’un poids fixé à une corde d’escalade, qu’il lance d’un geste sûr vers la cime d’un limbali à l’écorce rugueuse.

Aussitôt Roseline Lakita, la meilleure grimpeuse de son équipe, enfile un harnais par-dessus son pantalon cargo et appuie fermement ses pieds sur le tronc de l’arbre choisi. Avec une impressionnante agilité, la chercheuse de 33 ans se hisse dans les airs, et atteint en quelques minutes sa cible, à une dizaine de mètres du sol : une branche en V, où elle va fixer l’un des boîtiers kaki. Ni trop bas ni trop haut. Hors de portée pour les gros animaux qui pourraient l’endommager, mais facilement atteignable pour pouvoir récupérer dans quelques semaines la carte mémoire riche de précieuses données. À condition que rongeurs et termites, qui grouillent dans la canopée, ne soient pas, comme parfois, venus à bout de l’épais plastique…

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Un programme du centre de bioacoustique d’une université américaine

Mais que cherchent les scientifiques à enregistrer dans ce coin reculé du bassin du Congo, où s’étend la deuxième plus vaste forêt équatoriale au monde ? Le nom de leur mission donne un sérieux indice : Elephant Listening Project, un programme piloté par le centre de bioacoustique de l’université américaine de Cornell. Ces experts des sons ont installé une soixantaine d’appareils enregistreurs autonomes sur 1 250 kilomètres carrés, afin de capter les murmures secrets du parc de Nouabalé-Ndoki. Et d’en apprendre plus sur l’une des espèces les plus fascinantes mais aussi les plus insaisissables et les plus farouches d’Afrique : l’éléphant de forêt.

Officiellement reconnu par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) comme une espèce à part entière (Loxodonta cyclotis) en mars 2021 seulement, il a longtemps souffert de l’amalgame avec son cousin des savanes (Loxodonta africana), dont il est pourtant distinct à de nombreux points de vue. Il a en effet évolué génétiquement il y a cinq à six millions d’années pour s’adapter à l’inextricable fouillis végétal de la forêt équatoriale, sa plus petite stature et des défenses plus courtes et droites lui permettant notamment d’empaler des fruits à coque dure, comme ceux de l’arbre à mamelles (Omphalocarpum procerum) qu’il est seul capable de digérer. Le pachyderme vit aujourd’hui en symbiose avec cet écosystème, dont il est le «jardinier», créant des trouées dans les sous-bois et répandant des graines sur de vastes zones grâce à ses bouses…

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Une espèce «en danger critique d’extinction»

Mais sous le couvert des arbres, l’espèce se fait rarissime. Les éléphants de savane, faciles à observer et à recenser en survolant les plaines d’Afrique australe, ont pu bénéficier de l’attention des grandes organisations de conservation. Pas leurs congénères des bois : décimée par les braconniers et la destruction progressive de son habitat, la population de Loxodonta cyclotis a décliné de 80 % en trois décennies selon l’UICN qui considère désormais l’espèce «en danger critique d’extinction» : seuls subsistent 100 000 à 150 000 individus (environ trois fois moins que leurs cousins), concentrés en Afrique centrale. Pour mieux les cerner – et les protéger –, les scientifiques développent des stratégies innovantes. Au Gabon, en 2021, ils ont utilisé l’ADN contenu dans les excréments pour les recenser, tandis que dans le parc de Nouabalé-Ndoki… ils donnent aux arbres des oreilles !

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«Étudier les éléphants de forêt, c’est comme essayer de décoder un mystère, souligne Roseline Lakita, qui vient de rejoindre la terre ferme après une descente en rappel. En enregistrant leurs barrissements et les autres sons environnants, nous essayons de comprendre leur comportement, leurs besoins et les menaces auxquels ils font face…» La canopée filtre le soleil de midi, pourtant le sous-bois est une étuve, et le moindre geste, une épreuve. Par 35 °C, la petite troupe de scientifiques sue à grosses gouttes. Pas question pour autant d’attendre le soir, car dès que les pachydermes sortent de leur torpeur diurne, arpenter la forêt présente un risque mortel : «Les éléphants de forêt sont plus nerveux que ceux de savane et chargent bien plus souvent, prévient Onesi Samba. Pour éviter les accidents, nous suivons des règles strictes et ne sortons du camp de base qu’aux horaires autorisés, sous escorte.»

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Les autorités du parc sont installées au bord de la rivière Sangha, où l’on peut parfois apercevoir un éléphant nager, la trompe émergeant tel un périscope. Fondé en 1993 et cogéré au sein d’un partenariat public-privé par les autorités congolaises et l’ONG américaine Wildlife Conservation Society, Nouabalé-Ndoki emploie 250 personnes – dont 80 gardes armés –, pour la plupart originaires du bourg voisin de Bomassa. «Quasiment toutes les familles du village ont un parent qui travaille pour nous», explique le directeur, le Britannique Ben Evans. Cet après-midi-là, certains employés s’offrent une (prudente) séance de selfies avec des visiteurs impromptus : deux jeunes mâles en quête de nouvelles expériences, en plein raid sur les poubelles de la base. Après leur festin, les éléphants s’évanouissent dans les fourrés. «Ils pourraient se trouver à seulement dix mètres d’ici et vous n’en auriez aucune idée !», remarque Ben Evans.

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Les fichiers audio sont convertis en spectrogrammes

Dans le bâtiment dédié à la recherche, Onesi Samba et les trois scientifiques congolais de son équipe, débarrassés de leurs tenues boueuses, s’installent derrière leurs ordinateurs, casque vissé sur la tête. «Quand on rapporte les cartes mémoire, on peut enfin savoir ce qui se passe quand on a le dos tourné !», se réjouit Roseline Lakita. Au total, depuis le lancement de l’Elephant Listening Project en 2017, un million d’heures ont été enregistrées à Nouabalé-Ndoki par les boîtiers kaki, qui fonctionnent 24 heures sur 24. Les fichiers audio sont convertis en spectrogrammes, des sortes de graphiques animés où les sons, représentés selon leur fréquence et leur puissance, défilent de manière chronologique : on peut alors «lire la forêt» comme un album d’images.

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Sur l’ordinateur de Frelcia Bambi, l’un des chercheurs, l’enregistrement se traduit, pour l’instant, par un graphique brouillé teinté en orange vif : «C’est le bruit de fond constant dans la forêt», explique-t-il. Le bruissement et le bourdonnement incessant de milliards de plantes, d’insectes et d’animaux. «Mais quand il y a un son inhabituel, fort et distinct, il laisse une marque nette sur le spectrogramme », poursuit le spécialiste en pointant un mince trait vertical : un coup de feu. La preuve de l’intrusion de braconniers dans le parc. Grâce à l’algorithme développé par les experts de Cornell, l’équipe de Nouabalé-Ndoki obtient ainsi un aperçu rapide du contenu des fichiers. «Notre rôle consiste surtout à vérifier que l’algorithme ne s’est pas trompé, précise Frelcia Bambi. Par exemple, le bruit d’un arbre peut être confondu avec celui d’un fusil qui tire. En écoutant la bande-son, nous nous assurons qu’il a été identifié correctement par le logiciel.» Et ce travail paye déjà : grâce aux données collectées et analysées, les autorités du parc ont par exemple pu ajuster les patrouilles des gardes forestiers aux «heures de pointe» des braconniers – et ainsi améliorer la protection de la faune.

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Quelques carabines et un amas de fils de fer emmêlés, utilisés comme pièges à gibier… Sur une grande dalle en béton, derrière le bureau du directeur, les hommes de la force anti-braconnage ont étalé les rares armes qu’ils ont confisquées ces dernières semaines. Grâce à leurs efforts, et notamment depuis l’arrestation, en 2020, de l’un des plus grands trafiquants de la région, la chasse illégale a considérablement diminué dans l’aire protégée. Impeccable dans son uniforme kaki, Dicleth Andion, la conservatrice adjointe, extirpe d’un sac en toile de jute une demi-douzaine de défenses d’éléphants, puis s’empresse de préciser «Ce ne sont pas des saisies en flagrant délit, mais le fruit de morts naturelles. Nous les avons récupérées pour qu’elles n’alimentent pas le marché noir…» Chaque pièce est dûment mesurée, pesée et référencée dans une base de données nationale, avant d’être envoyée à Brazzaville, la capitale, pour y être stockée. «Nous avons de la chance à Nouabalé-Ndoki, le braconnage a vraiment reculé, renchérit Ben Evans. On peut donc davantage se concentrer sur la science.»

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En répertoriant les barrissements des éléphants pendant plusieurs mois, les chercheurs ont ainsi pu mieux évaluer le nombre d’individus – environ 3 200 –, leur répartition et leurs déplacements. Sur son écran, Onesi Samba ouvre une carte interactive retraçant leurs allées et venues dans le parc et les concessions forestières adjacentes. «À notre grand étonnement, nous avons constaté qu’ils arpentent souvent les concessions la nuit, quand les humains n’y sont plus, expliquet- il. On pense qu’ils aiment les broussailles qui repoussent à la place des arbres abattus…» Autre révélation des enregistrements : après un coup de feu, les éléphants se taisent aussitôt, comme aux aguets. «Puis ils se mettent à vocaliser beaucoup, comme s’ils se prévenaient les uns les autres d’un possible danger…», poursuit Onesi.

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Constituer un dictionnaire de la communication des éléphants

Pourrait-on alors parler de langage ? La question fascine scientifiques et philosophes depuis toujours. Le projet Elephant Listening s’inscrit dans la droite ligne de cette quête. Il a été fondé en 1999 par la scientifique américaine Katy Payne, dont le mari Roger avait révélé l’existence du chant des baleines dans les années 1960. Des vocalisations organisées en «phrases», évoluant avec le temps et d’un groupe à l’autre, démontrant une communication complexe. Quelques années plus tard, au moyen d’enregistreurs à infrasons, Katy a pu prouver, au zoo de Portland (Oregon), que les éléphants d’Asie émettaient des grondements inaudibles pour l’oreille humaine. «De fait, nous n’entendons qu’une fraction des sons que les éléphants de forêt produisent », insiste l’Allemande Daniela Hedwig, qui dirige l’Elephant Listening Project depuis 2022.

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Le logiciel utilisé par les chercheurs est déjà capable de distinguer une vaste gamme de sons émis par Loxodonta cyclotis, des grondements ténus aux barrissements puissants. La diversité des vocalisations est même surprenante pour un animal au cercle social restreint (l’éléphant de forêt ne vit pas en troupeau, mais dans des petits clans). «Nos logiciels sont encore un peu patauds mais progressent vite, estime Daniela Hedwig. Et nous disposons déjà de microphones miniatures d’une autonomie incroyable, jusqu’à plusieurs mois.» À l’ère de l’intelligence artificielle, une machine permettra-t-elle de comprendre un éléphant de la même manière que les logiciels de traduction d’aujourd’hui ? «Nous en savons encore trop peu pour faire cela, tempère Daniela Hedwig. Mais nous espérons pouvoir déterminer où et quand les éléphants s’accouplent, ou bien s’ils sont stressés et pourquoi… Ce qui est primordial pour appréhender leurs besoins en matière de conservation.» Pour créer un «dictionnaire éléphant», il faudra pouvoir faire correspondre les vocalisations avec les comportements et les interactions observés sur le terrain. Et pour cela, les forêts du bassin du Congo possèdent un atout indéniable : les baïs, ces clairières inondées uniques au monde, où les pachydermes viennent se rafraîchir.

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Les baïs, clairières inondées où l’éléphant se sociabilise et se rafraîchit

Le plus important des baïs du parc, celui de Mbeli, se trouve à une heure de pirogue sur la rivière Ndoki, l’un des nombreux petits cours d’eau qui irriguent la forêt. Tel un miroir, l’onde reflète tour à tour le cyan et l’anthracite du ciel congolais. À mesure que l’embarcation progresse, la végétation se fait de plus en plus impénétrable, formant une voûte de lianes et de branches enchevêtrées. Un grébifoulque d’Afrique, bec orange et plumage moucheté, prend son vol à notre passage et se pose plus loin, sur les gigantesques racines d’un figuier étrangleur s’enfonçant dans les marais… À l’arrivée à Mbeli, l’horizon s’ouvre enfin. Un mirador en bois trône à l’orée de la forêt : la plateforme d’observation. C’est là, à dix mètres du sol, en toute sécurité, que Jakob Villioth passe ses journées depuis deux ans. L’oeil vissé à une longue-vue, le zoologiste allemand scrute sans relâche l’activité dans le baï : la clairière de treize hectares sert d’abreuvoir aux buffles, aux gorilles, aux singes hocheurs, aux sitatungas (des antilopes)… et bien sûr, aux éléphants. Les pachydermes se baignent dans les piscines naturelles, et les sels minéraux contenus dans la boue qu’ils ingèrent leur permettent de digérer les toxines des plantes.

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Ce matin-là, deux mâles s’aspergent joyeusement le dos avec leur trompe. C’est SAM 262 et AM 118, indique Jakob. Les éléphants du parc sont trop nombreux pour être chacun affublé d’un véritable prénom comme c’est le cas pour les gorilles. «SAM 262 ne vient au baï que pour un petit plongeon rapide avant de repartir, un peu comme quelqu’un qui irait faire ses longueurs après le travail», s’amuse le chercheur. AM 118 adore au contraire se prélasser des heures dans l’eau brunâtre de Mbeli. Lui n’hésite pas non plus à s’approcher souvent du campement des gardes. Par curiosité ? Pourquoi pas : «Les scientifiques disaient autrefois qu’il était impossible d’affirmer que les animaux possèdent leur propre caractère, mais cela a changé, dit Jakob Villioth. On considère aujourd’hui que la personnalité est une simple variation du comportement type de l’espèce.» Changerons-nous aussi d’avis un jour sur le langage des animaux ? Et pourrons-nous comprendre alors les barrissements des éléphants ?

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La nuit tombe sur Mbeli. Dans l’obscurité, une symphonie venue du fond des âges se fait entendre. Un parterre d’insectes susurre et grésille. Un hibou hulule les premières notes d’une partition éternelle. Un aboiement guttural ponctue le son de tambour d’un gorille se frappant la poitrine. Dans le lointain, un orage éclaire la canopée d’un flash. Que se passe-t-il sous les frondaisons ? Quels drames et quels triomphes ? Les grondements du tonnerre se mêlent alors à ceux, puissants, des éléphants. Tous semblent parler un même langage, celui d’une nature indomptable et libre.

➤ Article paru dans le magazine GEO n°542, Parcs américains, d’avril 2024.

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