En cette fin mars, sur les flancs de la montagne Pelée dans le nord Caraïbes de la Martinique, un groupe de touristes se dessine au milieu des champs de dachine, ce légume racine aussi connu sous le nom de « taro ». Crème solaire et gourde en main, ils bravent la chaleur et l’humidité pour découvrir l’agroferme de Sébastien et André-Judes Cadasse.
« Notre famille est sur ce terrain depuis 1904, soit quatre générations, entame avec entrain André-Judes, l’aîné des deux frères. Avant toute chose, il faut savoir qu’ici on ne parle pas d’exploitation agricole car on n’exploite pas la nature, mais d’agroferme. Les mots ont leur importance. »
Le regard rieur et la blague facile, celui qui se dit « paysan » et non « agriculteur » a repris il y a une dizaine d’années les rennes de l’agroferme aux côtés de son frère cadet. Une décision qui n’allait pas de soi pour ce Martiniquais né sur les hauteurs de Morne-Rouge. Après des études en commerce et logistique, il a d’abord travaillé dans le ravitaillement et la logistique de bateaux.
« Mais quand mon frère, qui est ingénieur agronome, a décidé de reprendre la ferme, j’ai pensé que ça allait être dur et qu’il fallait qu’on le fasse ensemble », explique-t-il.

André-Judes, l’aîné des deux frères
La moitié de la surface agricole utilisée polluée au chlordécone
En Martinique, la moitié de la Surface agricole utilisée (SAU), soit environ 11 à 12 000 hectares, est contaminée au chlordécone. Cet insecticide organochloré a été largement épandu dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe entre 1972 et 1993 afin de lutter contre le charançon du bananier.
Il avait pourtant été classé « cancérogène probable » par l’Organisation mondiale de la santé dès 1979. Sur les deux îles des Antilles françaises, la molécule a provoqué une pollution durable des sols, des cours d’eau et des milieux marins.
Depuis, sur les sols contaminés, les agriculteurs martiniquais rivalisent d’invention pour continuer à cultiver et vendre leurs denrées alimentaires.
Étant donné que la pollution au chlordécone contamine aussi bien les herbes, les salades, les cucurbitacées que les racines et les tubercules à croissance souterraine, certains agriculteurs font par exemple le choix de la culture hors-sol, quand d’autres décident par exemple d’installer leurs poulaillers sur des dalles de béton.

Dans l’agroferme des frères Cadasse, les chèvres débarrassent les champs des herbes indésirables
Un jardin créole sans aucun intrant chimique
Sur le plateau de Sainte-Cécile, l’agroferme des frères Cadasse a été épargnée par la contamination.
« On a eu de la chance, le site n’était pas propice à la monoculture de bananes », résume l’aîné des frères.
Sur leurs 22 hectares épargnés par le chlordécone, la fratrie travaille activement à entretenir ses cultures vivrière, fruitière et maraîchère ainsi que ses arbres à épices. Les frères commercialisent ensuite leurs produits via leur start-up Petit Cocotier, le tout sans utiliser d’intrant chimique.
Pas besoin d’échanger longtemps avec André-Judes pour comprendre que sur la ferme, les intrants chimiques n’ont jamais été une option. Dans son jardin créole se trouvent des dizaines de variétés de légumes, de fruits et autres épices cultivés en agroécologie.
Là, sur les flancs de la Pelée se côtoient tout autant des salades, des choux, des papayes, des courgettes, des patates douces, que du bois d’Inde, réputé pour ses vertus antifongiques, un cannelier, « dont les feuilles, explique André-Judes Cadasse, peuvent être être utilisées pour la cicatrisation », un muscadier, des moutons, des maracujas, aussi appelés fruits de la passion, des framboises, du jasmin, des goyaviers, des ananas ou même une vanilleraie, où les deux frères produisent désormais leur réputée vanille volcanique.
« On a fait le choix de la polyculture pour plusieurs raisons. Cela enrichit le terroir et préserve les cultures des parasites, car on sait que les parasites ne vont pas d’une espèce à l’autre », poursuit le passionné de la nature, alors qu’à l’horizon surgit un colibri à tête bleu.
Endémique de la Martinique et de la Dominique, cet oiseau a trouvé refuge dans l’agroferme du Petit Cocotier, sur les flancs de la Montagne Pelée d’ailleurs inscrite depuis 2023, comme les pitons du Nord, au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Colibri à tête bleue – Crédit : OMB Biodiversité Martinique
Des subventions qui favorisent la monoculture
Une inscription à laquelle André-Judes Cadasse a contribué et pour laquelle il ne cache pas sa fierté, lui pour qui la paysannerie se doit de rimer avec la préservation de l’environnement.
« Je ne jette pas pour autant la pierre à mes collègues qui utilisent des intrants chimiques, lâche-t-il cependant au détour d’une phrase, alors qu’il explique les vertus cosmétiques de l’ylang-ylang. C’est un métier très dur et chacun fait comme il peut. »
Pour autant, le paysan ne cache pas sa colère face au manque de soutien en faveur d’une agriculture durable. En Martinique, le secteur de la banane capte à lui seul les trois quarts des subventions accordées par le biais du POSEI, un dispositif d’aides financières découlant d’une adaptation de la Politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne (UE) aux départements d’outre-mer.
« Ces subventions profitent très largement aux monocultures de bananes et pour les fermes comme les nôtres, il n’y a presque rien. Comment voulez-vous que des initiatives dites durables restent durables, justement ? » invective-t-il.
Pour assurer la pérennité de la ferme, qui ne bénéficie d’aucune subvention, la fratrie a diversifié ses activités, entre vente des produits en circuit-court, partenariat avec des restaurants locaux ou avec des chefs internationaux, livraison de paniers en entreprise, vente d’épices ou visites de la ferme.
« On tient le coup, dit simplement André-Judes Cadasse, mais j’ai des amis autour de moi qui ont lâché. Ils faisaient de la polyculture et ils ont fini par se tourner vers la monoculture de bananes parce que financièrement, c’était plus intéressant. »

Les buttes de cultures s’épanouissent au milieu des champs – Crédit : Cécile Massin
Pour une souveraineté alimentaire de l’île
Au-delà des subventions, c’est toute la question de la souveraineté alimentaire de l’île qui interroge le paysan. En Martinique, environ 40% de la SAU est occupée par la canne à sucre et la banane, avec 5 000 hectares de banane et 4 000 hectares de canne, selon les chiffres du ministère de l’Agriculture.
« Cette monoculture empêche le développement d’une agriculture locale diversifiée qui pourrait contribuer à l’autosuffisance alimentaire de l’île », grinçait récemment Jérémy Désir, néopaysan martiniquais lui aussi installé au Morne-Rouge, auprès de nos confrères de Reporterre.
Des propos largement corroborés par André-Judes Cadasse, pour qui il est urgent que la situation change. « On favorise la monoculture et dans le même temps, on importe les trois quarts de nos produits. Cela n’a aucun sens », regrette-t-il.
D’autant que, d’après ses calculs, avec 44 fermes identiques à la sienne, l’île pourrait atteindre la souveraineté alimentaire.
De quoi donner à réfléchir aux touristes qui, à la fin de la visite, en profitent pour acheter quelques gousses de vanille pour les uns, poser une ou deux dernières questions pour les autres. Il faut dire qu’André-Judes Cadasse aurait pu leur parler encore longtemps de son amour pour la terre, mais aussi de son admiration pour Édouard Glissant, défunt penseur martiniquais de la créolisation, ou du livre qu’il a écrit en collaboration avec Kamala Harris.
Autant de passions qui le poussent à se battre pour faire exister l’agroécologie sur cette île où la lutte pour la souveraineté alimentaire continue, autant que pour la reconnaissance des droits des victimes du chlordécone. Alors que l’État vient d’être condamné à indemniser onze victimes pour « préjudice d’anxiété », les avocats des plaignants ont annoncé poursuivre le combat.
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