Le 26 juillet 2023, un coup d’Etat renversait le président du Niger, Mohamed Bazoum. Personne ne l’avait anticipé ; personne ne se résolvait à l’entériner. Un an plus tard, ce 26 juillet 2024, les putschistes sont toujours là et l’ancien chef de l’Etat, otage et bouclier de la junte, semble désormais bien seul.
« Plus vite, plus haut, plus fort » : cette devise de l’olympisme, Mohamed Bazoum aurait pu la faire sienne, tant il avait l’ambition de s’appuyer sur la toute nouvelle manne pétrolière pour propulser son pays dans un développement maîtrisé et inclusif « plus vite, plus haut, plus fort ».
Ce 26 juillet 2024, Paris accueille le monde à l’occasion de « ses » Jeux Olympiques mais les officiels nigériens ont été priés de rester à la maison. Car à Niamey, cette date marque le douloureux anniversaire du renversement du dernier président élu, Mohamed Bazoum, chef d’État démocrate et progressiste.
Ce vendredi, le monde a les yeux rivés vers la France. Il semble en revanche avoir détourné son regard du Niger, comme si un voile pudique pouvait suffire à effacer une réalité tragique.
Il y a tout juste un an, le 26 juillet 2023, les présidents ouest-africains, pairs de Mohamed Bazoum , avaient pourtant le verbe haut. Inquiets pour leurs propres destinées, fiévreux devant l’hypothétique effet domino que certains analystes se risquaient à prédire, ils menaçaient les putschistes d’une intervention militaire pour délivrer le président ; ils imposaient au Niger des sanctions drastiques, au risque de brutaliser essentiellement le peuple nigérien et donc de s’aliéner son soutien dans le rétablissement de l’ordre institutionnel ; ils proclamaient leur volonté de donner, enfin et par tous les moyens, un coup d’arrêt à cette contagion des coups d’État, cette régression anti-démocratique qui sévit en Afrique.
Le 26 juillet 2024, la donne a changé. Le Niger a claqué depuis plusieurs mois la porte de la CEDEAO [1] et les dirigeants de l’organisation essaient péniblement de renouer le lien, de trouver la parade. Seuls le président togolais, Faure Gnassingbé, proche des putschistes sahéliens, et son tout nouvel homologue sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, vierge de tout contentieux avec la junte, gardent des relations avec le CNSP [2] désormais aux manettes. Le triumvirat militaire qui dirige le pays, d’une main de fer à défaut d’une orientation claire, est engagé dans une fuite en avant à l’issue incertaine. Les conditions de sécurité se sont considérablement dégradées, obligeant par exemple la société en charge de la construction du site pétrolier d’Agadem à interrompre ses travaux. Le pays est dans une situation économique catastrophique et la population connait des difficultés croissantes pour s’alimenter et se soigner.
De Mohamed Bazoum, objet en 2023 de toutes les attentions, il n’est plus guère question en 2024. Et pourtant, au fil des mois, l’étau n’a fait que se resserrer autour de l’ancien chef de l’Etat.
Le président – prisonnier apparait désormais bien seul…
Seul avec Khadija, son épouse, restée stoïquement à ses côtés après la décision de libération le 8 janvier de leur fils, Salem ; seul donc pour affronter ces longues heures et ces interminables jours de séquestration, sous haute surveillance, dans deux pièces sombres de sa résidence. Les portes sont verrouillées et les gardes assurent une présence continue, nuit et jour pour traquer ses moindres faits et gestes.
Seul pour accueillir l’unique personne autorisée à lui rendre deux visites hebdomadaires, son médecin dûment fouillé à l’entrée et à la sortie de la résidence et systématiquement délesté de son téléphone portable. Le couple, privé de téléphone et d’internet, peut aussi échanger avec deux cuisiniers qui assurent le service au quotidien.
Seul pour s’inventer un semblant de normalité. Depuis une année, Mohamed Bazoum et son épouse n’ont pas respiré l’air extérieur. Le président lit beaucoup. Chaque jour, il fait du vélo elliptique. Chaque jour, elle s’habille, se maquille comme pour se préparer à sortir.
Chaque jour, dignes et solidaires, ils affrontent ensemble cette interminable torture mentale.
Seul pour affronter peut-être demain un procès pour haute trahison, lui qui a été l’objet de la traitrise d’un entourage pour des raisons tristement banales : le goût du pouvoir et l’appât du gain. Ceux-là même qui le retiennent en otage lui reprochent d’avoir sollicité ses pairs pour le rétablissement de l’ordre constitutionnel au Niger ! Curieux renversement des valeurs et ultime forfaiture puisque son immunité présidentielle a été levée au mépris de toutes les règles de droit, sans qu’il soit en mesure de s’entretenir avec ses avocats ou même simplement que ces derniers puissent prendre connaissance du dossier.
Seul enfin pour tenir bon, pour refuser à ses geôliers le cadeau de sa démission, cette signature au bas d’un papier qu’ils ne lui demandent même plus, conscients désormais que cette partie- là, ils ne la gagneront pas.
Cette détermination est avant tout la marque d’un caractère. Mohamed Bazoum, avant d’être chef de l’État, était un militant, syndicaliste d’abord, politique ensuite. Il a connu les affres du statut d’opposant. C’est aussi un philosophe de formation, pétri de convictions et de valeurs. Parmi ses principes, l’idée qu’il se fait de sa fonction, la certitude de tenir sa légitimité du seul peuple du Niger. Céder à la menace serait renier le serment prêté sur le Coran le jour de son investiture. Cela s’appelle le courage, et cette vertu n’est pas si fréquente.
Mohamed Bazoum est une exception dans l’univers des dirigeants africains. Il est un juste et un visionnaire. Par maints aspects, il était le meilleur d’entre eux ! Lui n’a pas fait fortune en politique, n’a pas accumulé de biens immobiliers dans des capitales occidentales ou dans les pays du golfe. Lui passe ses rares vacances dans son pays ; il y arpente le désert et dort sous la tente.
Mohamed Bazoum est aussi une exception dans la classe politique nigérienne. La « Schadenfreude », cette joie malsaine exprimée par certains opposants lors de son renversement, démontre rétrospectivement que l’attachement à la démocratie n’y est pas la valeur la mieux partagée. Tous ceux qui espéraient profiter du coup d’État pour revenir plus rapidement au pouvoir ont rapidement compris leur méprise. Dès le lendemain du putsch, le fonctionnement des partis a été suspendu et leurs chefs semblent tétanisés par une situation que personne ne maitrise.
Mohamed Bazoum est surtout une exception par son parler-vrai, sa marque distinctive. D’une voix toujours douce et ferme à la fois, il dit les choses, ne s’autorisant jamais aucune entorse à la vérité.
Son renversement pose des questions de nature presque philosophique
Est-il possible de dire toute la vérité lorsque l’on dirige un pays dont les fondations démocratiques demeurent encore fragiles ?
Une phrase lui a été beaucoup reprochée, une phrase sur la force respective de son armée nationale et des djihadistes : « ces terroristes, ils sont plus forts que nos armées ; ils sont plus aguerris que nos armées ».
Cette sincérité sur une question sensible a été très largement instrumentalisée par les putschistes pour justifier a posteriori leur acte.
En réalité, les faits ont dramatiquement conforté son analyse et la stratégie qui en découlait. Dans sa lutte contre les djihadistes, Mohamed Bazoum avait établi des canaux de dialogue en marge des opérations militaires. Cela donnait des résultats positifs, que la junte a dynamités en quelques mois. Tout comme elle a perdu, avec le départ de ses anciens alliés occidentaux, ce renseignement si précieux pour anticiper les attaques. Alors que dans les deux années de mandat de Bazoum, 54 militaires nigériens avaient perdu la vie sous les assauts terroristes, en onze mois de dictature militaire, le bilan s’élevait déjà à 1064 pertes au sein de l’armée. Ce chiffre s’est encore accru de plusieurs centaines de morts au cours de ce seul mois de juillet.
Est-il possible de se poser en chantre de la lutte anti-corruption lorsque ce combat remet en cause des intérêts puissants au cœur même du pouvoir, sans prendre des risques personnels disproportionnés ?
Les raisons réelles du putsch sont à chercher autour du partage de la future rente issue du pétrole, la nouvelle manne financière du Niger. Mohamed Bazoum a été renversé la veille d’un conseil des ministres consacré à cette question. Nul ne saurait y voir un pur effet du hasard.
Il avait entamé un combat sans merci contre la corruption, résolu à instaurer une gouvernance rigoureuse. Mohamed Bazoum n’est pas un homme d’argent et il n’a à son passif aucun détournement de fonds, aucune prise de liberté avec les deniers publics. Ce n’est pas forcément le cas de tous ceux qui gravitent au sein du puissant PNDS-Tarayya [3], ce parti fondé en 1990 avec son prédécesseur, Mahamadou Issoufou.
Est-il possible, après avoir succédé à un président influent, de prendre ses distances, de s’affirmer différent, de rompre dans les faits avec certaines pratiques contestables ?
Le renversement de Mohamed Bazoum pose en filigrane la question de l’affranchissement. Le président renversé a largement contribué à porter en 2011 Mahamadou Issoufou au palais présidentiel, mettant à sa disposition son réseau international et syndical à travers le puissant SNEN.[4] Ce dernier lui a en retour apporté son soutien lors de la présidentielle de 2021. Les accusations d’implication dans le coup d’Etat, portées à son encontre et qu’il réfute avec vigueur, incitent à revisiter la nature de leurs rapports.
Mohamed Bazoum évoquait leur relation en des termes choisis : « mon prédécesseur, c’est mon ami, c’est mon camarade, il a été président de la République. Il ne l’est plus, c’est moi le président, c’est moi qui dirige ce pays. Je le consulte tant que je le veux et je le consulte de moins en moins… ». Il ne cachait pas sa volonté d’impulser une pratique différente du pouvoir. Soucieux des imperfections de la démocratie nigérienne, et au grand dam de son prédécesseur, il travaillait au retour de l’opposant Hama Amadou, exilé en France. Conscient de sa perfectibilité, après les polémiques qui avaient émaillé sa propre élection, il affichait l’ambition de rompre définitivement avec toute suspicion de pratique irrégulière, dans les processus électoraux à venir.
Est-il possible, à l’époque des réseaux sociaux et de la désinformation, d’assumer ses amitiés et de ne pas céder aux sirènes d’un populisme facile ?
Mohamed Bazoum a peut-être insuffisamment apprécié l’impact sur sa population de la rhétorique anti française en vogue en Afrique de l’Ouest, d’autant qu’avec Emmanuel Macron, ancien disciple de Paul Ricoeur, le président – philosophe avait noué une relation personnelle forte.
De la France, dont le Niger était un partenaire exigeant et loyal, il disait : « Le contexte du lendemain des indépendances est totalement dépassé, où les matières premières étaient un grand enjeu, où les puissances comme la France avaient besoin de faire des affaires sur la base de règles qui ne sont pas convenables. Ça, c’est dépassé aujourd’hui. La France n’a pas d’intérêts particuliers au Niger … »
Fidèle à son parler-vrai, il donnait les chiffres qu’aurait coûté le recours aux mercenaires de Wagner en lieu et place des militaires français : « 10.000 dollars par mois et par homme » ; il diversifiait très tranquillement ses partenariats, achetait des avions de combat russes, des drones turcs sans rien renier de ses amitiés traditionnelles, en reconnaissant l’apport majeur des militaires de Barkhane dans la sécurisation de son pays.
Une affligeante résignation
Avoir raison trop tôt est toujours une gageure. Au Niger, le coup d’état du 26 juillet 2023 a démontré que c’était aussi une prise de risque.
Un an plus tard, l’apathie de ses pairs s’apparente à une insupportable impuissance. Elle semble relever d’un soulagement un peu lâche, celui de ne pas avoir été atteints par la contamination que certains prédisaient alors. Son courage est en réalité le miroir déformant de leurs abandons, de leurs petites et grandes libertés avec les principes, ceux qu’ils feignent de défendre pour mieux s’en abstraire.
Sa chute révèle la triste réalité des non-dits qui fragilisent l’enracinement de la démocratie en Afrique, des grands mots brandis comme des étendards mais bafoués dans la pratique quotidienne de la gouvernance, des entorses aux règles constitutionnelles, des libertés prises avec les résultats des élections, des détournements de deniers publics qui fragilisent le développement.
Ces petits arrangements déconsidèrent auprès des peuples la valeur même de l’idéal démocratique. Ces maux sont des poisons puissants. Ils renforcent un discours populiste, essentialiste, hostile à l’Etat de droit qui exalte une sorte d’exception africaine. Ils nourrissent la rhétorique qui présente la démocratie comme un produit d’importation occidental et invite les peuples d’Afrique à rester à l’écart du « plus mauvais des régimes à l’exception de tous les autres » !
Ces accommodements n’étaient pas les siens et c’est paradoxalement lui, Mohamed Bazoum, qui les paie du prix fort, celui de la liberté.
La CEDEAO est sortie très affaiblie de cette année de confrontation, bien sûr pour n’avoir pas su apporter la réponse adaptée à la crise nigérienne mais aussi pour n’être pas vierge de toute critique dans la mise en œuvre des principes qu’elle prétend défendre. Quant à la communauté internationale, elle a démontré, ici aussi, sa fragilité, ses lacunes, toutes les tentatives de médiation s’étant jusqu’à présent soldées par des échecs.
La France, désormais absente du Niger, subit la situation sans l’accepter. Paris vient d’en appeler une fois à « sa libération inconditionnelle et immédiate ». Emmanuel Macron refuse l’idée même de renouer tout contact avec Niamey tant que son ami Mohamed Bazoum n’aura pas recouvré la liberté.
En ce 26 juillet 2024, Mohamed Bazoum est devenu une incarnation, le symbole du courage politique et de la lutte pour la démocratie. Mais il est aussi davantage encore que tout cela, un cas de conscience, à l’intersection entre l’éthique et la politique.
Au bout d’une année, sa détention est en réalité devenue inexplicable sur le plan politique. Certains y voient une forme d’assurance-vie sur la durée pour des geôliers prompts à s’inventer des ennemis imaginaires prêts à les attaquer. Mohamed Bazoum serait le bouclier de la junte. En le gardant prisonnier, elle se protégerait d’une agression extérieure. D’autres mettent en avant la crainte des putschistes devant sa parole retrouvée, lorsqu’il sera libre de ses mouvements et de ses propos. Tout cela participe sans doute de leurs atermoiements. Mais la junte sait aussi que sa position sur le long terme s’apparente à une impasse. Certains prêts, certaines aides, certaines normalisations sont conditionnées à la libération de Mohamed Bazoum.
Depuis le 14 juin, date de la levée de son immunité présidentielle, les accusations de haute trahison, la menace d’un procès à son encontre font peser sur sa personne un risque nouveau. L’angoisse de ses enfants et de ses proches est montée d’un cran. Si le combat de son rétablissement dans sa fonction semble bel et bien révolu, celui pour sa libération se pose en revanche avec une acuité renforcée. Le temps n’est pas au renoncement. Cette nouvelle donne impose de reprendre le flambeau de la négociation, de trouver de nouveaux ressorts, d’inventer cette intelligence des situations qui depuis un an a fait cruellement défaut, cette intelligence des situations qui doit permettre, enfin, que le droit ait raison de la force.
Geneviève Goëtzinger
Présidente de l’agence imaGGe
Ancienne directrice générale de RFI et de Monte Carlo Doualiya
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer
[1] CEDEAO : Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest, créée le 28 mai 1975. Elle compte 15 Etats en 2024. Le 28 janvier, le Niger, le Burkina Faso et le Mali ont annoncé leur décision de retrait à effet immédiat. Dans les faits, les règles de l’organisation imposent un délai d’un an pour toute procédure de retrait.
[2] CNSP : Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie, désigne la junte au pouvoir au Niger depuis le coup d’état du 26 juillet 2023
[3] PNDS – Tarayya : Parti Nigérien pour la Démocratie et le Socialisme, membre de l’Internationale Socialiste
[4] SNEN : Syndicat des Enseignants du Niger
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