Il y a dans le ton de Fatou Dièye de l’amertume et des sanglots. Jusqu’à peu, la jeune femme était salariée en CDI, responsable du service marketing du Fonds de garantie des investissements prioritaires (Fongip), une institution publique qui facilite l’accès au financement des PME au Sénégal. Mais le 23 décembre 2024, elle a été licenciée pour faute lourde, accusée par sa hiérarchie de ne pas avoir justifié des « absences répétées ». Sans préavis, sommée de quitter son bureau dans l’après-midi de sa notification de licenciement, cette mère célibataire dit avoir perdu en l’espace de vingt-quatre heures la capacité de subvenir aux besoins de sa famille et de rembourser ses emprunts.
Comme elle, une quinzaine de collaborateurs du Fongip ont été congédiés dans les mêmes termes fin décembre. « C’est une purge des agents de l’Etat qui ne sont pas assujettis au parti présidentiel, le Pastef [Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité] », accuse Fatou Dièye, qui dit avoir appelé à voter contre ce parti, sur les réseaux sociaux, au moment de la campagne présidentielle, en mars 2024. « On nous a demandé de justifier des absences dans lesquelles se trouvaient en réalité des jours non ouvrés, dont des week-ends et le 1er mai, ou encore des jours où nous étions en représentation pour la structure sur des salons », précise-t-elle.
Interrogée fin décembre 2024 par la presse sénégalaise, la nouvelle administratrice générale du Fongip nommée en octobre, Ndèye Fatou Mbodj, militante de la première heure du Pastef, estime tous ces départs justifiés. « Des agents ont eu 80 jours d’absences non justifiées, des gens ont été recrutés à des postes de responsabilité alors qu’ils n’ont même pas le bac, des chauffeurs ont été recrutés alors qu’ils n’ont même pas le permis… C’est un scandale », affirme-t-elle.
Menace de grève générale
Dans le pays, l’affaire du Fongip reflète une situation plus générale de licenciements dans les administrations publiques et parapubliques. Pas moins de 3 000 agents ont perdu leur emploi depuis l’été 2024, selon le Rassemblement des travailleurs du Sénégal (RTS), un mouvement dans lequel les salariés licenciés ont décidé de s’unir. « C’est une situation inédite, observe un inspecteur du travail en service dans la région de Dakar. Nous constatons des ruptures de contrat en masse dans le secteur public : des licenciements, des ruptures conventionnelles et de nombreux contrats à terme qui ne sont pas renouvelés alors qu’ils l’étaient habituellement. »
Parmi les entités touchées figurent notamment le Port autonome de Dakar, avec 780 contrats non renouvelés selon les syndicats, le Fonds d’entretien routier autonome ou encore l’Aéroport international Blaise-Diagne (AIBD), avec un plan social concernant 514 personnes. Face à la presse, début mars, le directeur de l’AIBD nommé en mai 2024, Cheikh Abiboulaye Dièye, deux fois ministre sous Macky Sall (2012-2024), a justifié ces réductions d’effectifs par un vaste plan de restructuration destiné à redresser la situation financière de l’entreprise et à assurer sa viabilité.
« Les raisons de ces licenciements se ressemblent énormément, souligne l’inspecteur du travail dakarois. Soit les structures notent des irrégularités dans les recrutements effectués par l’ancien régime, soit elles pointent une insuffisance budgétaire et constatent un surnombre d’employés au même poste. »
Face à la colère des syndicats et leur menace de grève générale, le premier ministre, Ousmane Sonko, a tenu à les rencontrer, le 27 février, au Grand Théâtre de Dakar. S’il a appelé à « mettre de côté pendant un temps les grèves et les manifestations dans la rue », l’ancien opposant à Macky Sall a toutefois assumé, entre les lignes, certaines mesures de licenciement. « Il y a des agents de la fonction publique qui recevaient un salaire sans jamais être allés au travail. Il y a des recrutements qui ne correspondent à aucun emploi. La fonction publique n’est pas une crèche pour caser une clientèle politique », a-t-il fustigé.
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Vingt-quatre heures plus tard, Ousmane Sonko annonçait un audit de l’« effectif réel » de la fonction publique, estimé autour de 200 000 personnes, et une série de mesures de « rationalisation des dépenses publiques », dont la diminution du train de vie de l’Etat.
Des finances publiques à la dérive
Des annonces scrutées de près alors que le pays se trouve dans un contexte de tension économique exacerbé par un rapport de la Cour des comptes, rendu le 12 février, qui a dévoilé des finances publiques à la dérive, avec un encours de la dette s’élevant à 99,67 % du PIB et un déficit budgétaire à 12,3 %. Selon le même rapport, entre début 2019 et début 2024, la masse salariale de la fonction publique est passée de 744,96 milliards à 1 303,50 milliards de francs CFA (de 1,1 milliard à 2 milliards d’euros), soit une augmentation de 57 %.
Comme Fatou Dièye, Cheikh Sall, employé au service juridique de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pendant quatre ans et sympathisant de l’ancien parti présidentiel, l’Alliance pour la République, a été licencié en février. Il pense toutefois que la rationalisation des dépenses publiques est un prétexte pour « évincer » les personnes employées par l’administration de l’ancien régime. « D’autant qu’ils embauchent des militants du Pastef ou des ex-détenus politiques sur les postes désormais vacants », assure-t-il.
Après avoir sollicité la médiation de l’inspection du travail, la quinzaine de salariés licenciés par le Fongip ont déposé une requête conjointe devant le tribunal du travail de Dakar pour des faits de « licenciement abusif », selon leur avocat, Mamadou Guèye. « Quel que soit le motif invoqué, il y a une procédure à respecter par l’employeur et, dans bien des cas, cette procédure n’a pas été respectée, notamment sur la question des préavis », souligne l’inspecteur du travail cité plus haut. Contacté, le ministère de la fonction publique n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.
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