Au Sénégal, les victimes de la répression sous Macky Sall en quête de justice et de vérité


Après des mois à espérer, des aides financières ont enfin été distribuées, ce début mars, aux premières familles endeuillées au Sénégal. Le « package » d’aide et d’assistance annoncé le 31 janvier dernier par le ministère de la famille et des solidarités prévoit pour chacune 15 000 euros ainsi que l’inscription à des programmes sociaux, de financement ou encore la reconnaissance du statut de pupille de la Nation pour les orphelins notamment. Les milliers de blessés et d’anciens détenus, largement emprisonnés en raison de leur soutien au parti d’opposition les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), doivent eux aussi bénéficier d’une enveloppe d’un montant de 760 euros et d’une prise en charge psychosociale. Soit une enveloppe globale de plus de 7,6 millions d’euros. « C’est une bonne chose que l’État soutienne et accompagne ces familles » salue Aminata Fall, coordonnatrice des familles endeuillées, dont le frère, Cheikhouna Ndiaye, a été tué le 4 mars 2021.

Il est l’une des victimes des crises politico-judiciaires qui ont secoué le Sénégal entre mars 2021 et 2024, plongeant le pays dans les plus violents épisodes de répressions policières de son histoire. D’après le bilan dressé par le collectif citoyen CartograFree Sénégal, qui regroupe une quarantaine de journalistes, cartographes et scientifiques de données, 65 personnes sont décédées dans ces affrontements entre mars 2021 et février 2024, dont 51 par balle, majoritairement dans les régions de Dakar et Ziguinchor. L’âge moyen des victimes était de 26 ans. L’initiative, désireuse de mettre en lumière le nombre de victimes, visait également à leur rendre hommage et soutenir la quête de justice et vérité. Des attentes fortes, qui représentent pour certaines des familles et victimes des années de combat, ravivées par un changement de pouvoir en avril 2024. Mais ce nouvel élan d’espoir doit composer avec un obstacle de taille : la loi d’amnistie votée en mars 2024, qui couvre tous les crimes et infractions survenus lors des manifestations entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024, rend impossible toute poursuite judiciaire.

Entre lenteurs et optimisme

Promesse de campagne du Pastef, l’assistance aux victimes des manifestations politiques de 2021 et 2024 a toujours été présentée par le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko comme l’une de leurs priorités. Mais depuis la création d’un comité interministériel en juillet 2024, placé sous l’égide du ministère de la Famille et des Solidarités chargé de répertorier les victimes et leurs besoins pour proposer des mesures d’accompagnement, l’attente commençait à se faire pesante et l’impatience grandissante pour les familles des 65 personnes tuées, les milliers de blessés et anciens détenus. Certains craignant même de finir oubliés par le nouveau pouvoir… Aux difficultés à recenser tous les bénéficiaires, notamment les blessés, pour qui il n’existe pas de base de données (décompte effectué par la Croix-Rouge), s’ajoutent des lenteurs administratives. « Des documents sont nécessaires, comme le certificat d’hérédité, la déclaration d’inhumation etc., pour bénéficier de l’assistance gouvernementale. Or l’absence de ces papiers d’état civil ou s’ils sont mal remplis, bloquent les procédures » explique Seydi Gassama, secrétaire général d’Amnesty International Sénégal qui a participé au comité en tant que représentant d’une cinquantaine de familles endeuillées que l’ONG accompagne depuis 2021.

Le programme d’assistance (non d’indemnisation puisqu’il n’y a pas de procédure judiciaire) était très attendu par les victimes tant les besoins sont considérables. Une centaine de cas urgents, dont des blessés graves évacués, avaient bien été pris en charge par un fonds du Pastef l’été dernier, mais c’était bien insuffisant. « Des familles ont été appauvries par le décès de l’un de leurs membres, ce qui a entrainé une perte de revenus, certains ne peuvent plus payer leurs soins médicaux, d’autres ont perdu leur travail… » développe Aminata Fall. Les séquelles sont nombreuses, tant physiques que morales avec de lourds traumatismes qui affectent le quotidien. « Le choc d’un décès ou d’une arrestation a causé beaucoup de stress et de dégâts. Des parents sont tombés malades, certains ne peuvent plus se concentrer, des étudiants ont arrêté leur étude… » énonce-t-elle encore. « Les conditions d’incarcération étaient très dures et l’hygiène déplorable. On attrapait des maladies et on souffrait du manque de place dans les cellules. J’ai très mal au dos encore. Beaucoup de personnes ont aussi été blessées dans les arrestations et n’ont pas reçu de soin avant d’aller en prison » détaille Taïf Diop, coordonnateur du Pastef à Mbacké ainsi que du Collectif des ex-détenus politiques et victimes du Sénégal (CODEPS). L’ancien détenu plaide pour une prise en charge psychosociale mais aussi pour l’accès à la couverture maladie universelle ainsi qu’aux formations. Il assure que les 90 % des ex-détenus, notamment en région, attendent toujours de recevoir leur accompagnement. Il se veut cependant confiant, assurant que le « parti n’a jamais abandonné ses militants » et qu’il a conscience de son « obligation » envers ceux qui « se sont sacrifiés pour l’intérêt général ». Un même optimisme anime Aminata Fall. Comme beaucoup de familles endeuillées, le changement de pouvoir leur insuffle un regain d’espoir après des années de blocage sous l’ancien pouvoir de Macky Sall. « Dès 2021 nous avons déposé des plaintes mais il n’y a eu aucune poursuite, aucune avancée de la part de l’État. On se battait avec acharnement mais tout était bloqué » se souvient-elle. Le pas en avant engagé dernièrement par le gouvernement lui redonne « confiance et force » pour la suite. La jeune femme se remotive mais elle n’en oublie pas pourtant son but premier, qu’elle martèle avec conviction : « il faut que justice soit rendue ».

Un immense besoin de justice

Un leitmotiv partagé par la vingtaine de familles endeuillées qui constituent le collectif qu’elle coordonne : que les faits soient reconnus et la justice rendue. « Cela nous permettra de faire le deuil, de nous soulager un peu. Je ne peux pas abandonner mon frère, c’est pour lui que je le fait » insiste celle qui assure qu’ils ne s’arrêteront pas au soutien financier, se disant même prête à rendre les sommes perçues dans le cas contraire. « Sans justice, c’est l’impunité qui règne. Les forces de sécurité responsables ne peuvent pas continuer à travailler, être avec leur famille tranquillement alors que nous souffrons et que nos pères, frères, maris sont morts. Ils doivent payer pour ce qu’ils ont fait » défend-elle avec détermination. Un besoin de vérité qu’elle sait difficile et long, les procédures judiciaires risquant de s’étaler sur des années compte tenu du nombre de dossiers et des enquêtes à mener. « L’aide financière versée en 2024 à certaines des victimes des détentions et annoncée en 2025 aux familles des personnes tuées lors des manifestations est un premier pas. Cependant, elle ne répond pas à leur besoin de justice et ne constitue pas une garantie que de tels événements ne se reproduiront pas » indique Seydi Gassama qui appelle à l’abrogation de la loi d’amnistie, obstacle de taille à ce besoin de vérité. Votée le 6 mars 2024 par Macky Sall, cette loi empêche les poursuites à l’encontre de tous les crimes ou d’infractions liés aux « manifestations ou événements à caractère politique », survenus entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024.


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Alors que le Pastef avait promis de proposer son abrogation lors de sa campagne électorale, promesse réitérée par Ousmane Sonko le 27 décembre dans sa déclaration de politique générale, aucune évolution dans ce sens n’était visible jusqu’à présent. Au contraire, la proposition déposée par le député Thierno Alassane Sall a été rejetée fin février. Désireux de garder la prérogative sur ce sujet capital pour le parti, le député Pastef Amadou Ba a finalement déposé une « proposition interprétative de la loi d’amnistie » qui doit être discutée à l’Assemblée Nationale ce 2 avril. « Nous avons bon espoir car l’État n’a pas d’autre choix. Il a un devoir de reconnaissance, de justice et de mémoire envers les victimes » note Seydi Gassama. Un nouvel espoir mais qui suscite aussi des interrogations sur son application. « Je n’ai jamais cru à une abrogation totale car cela serait très compliqué à mettre en œuvre. Je pense qu’ils vont se concentrer sur les crimes de sang et les tortures qui ne peuvent pas laisser impunis » analyse Aminata Fall. Pour les ex-détenus, c’est l’incertitude et la résignation. « Une abrogation totale demande beaucoup de temps et de moyens mais avec la conjoncture actuelle (le dernier rapport de la Cour des comptes dresse un état catastrophique des finances publiques, NDLR), est-ce que l’État a les moyens de tous nous indemniser ? La situation est compliquée et surtout il y a d’autres urgences ! » pointe Taïf Diop tout en rappelant la demande de justice de toutes les victimes. Un dossier sensible pour le Pastef qui pourrait voir sa base militante, sur laquelle il a pu compter pour accéder au pouvoir, se réduire si le parti n’accédait pas à ses attentes.

Pour l’opposition, ce programme d’assistance gouvernemental n’est ni plus ni moins qu’un moyen détourné du pouvoir pour récompenser ses partisans. « Depuis quand c’est à un gouvernement d’indemniser des victimes de manifestations et non à la justice si elle l’a jugé nécessaire après un procès ? » avait interrogé Abdou Mbow à l’Assemblée Nationale. Le député de la coalition Takku Wallu Sénégal de l’ancien président Macky Sall critiquait un manque de transparence dans les transactions financières et l’engagement de l’état aux dépens de la justice. « Ce sont des attaques de mauvaise foi ! En 2012-2013, l’État avait déjà proposé des enveloppes de 5 millions de Fcfa pour chaque famille suite à la crise du 3e mandat d’Abdoulaye Wade. Il n’y avait eu aucune procédure judiciaire et aucune catégorisation. Ceux qui n’ont pas accepté attendent encore justice ! » rappelle le secrétaire général d’Amnesty International Sénégal.


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