Au Sénégal, l’inquiétude gagne les employés civils après le départ des militaires français


Ces derniers temps, Djibril Ndiaye est inquiet. Le secrétaire général du syndicat du personnel civil de recrutement des Éléments français du Sénégal (EFS) est sur le qui-vive depuis la sortie du président sénégalais Bassirou Diomaye Faye le 28 novembre dernier. Ce jour-là, le chef de l’État assure vouloir fermer les bases militaires françaises présentes sur le territoire national. Un souhait réaffirmé dans son discours du 31 décembre : le président annonce la « fin de toutes les présences militaires de pays étrangers au Sénégal dès 2025 ». Chantre d’un programme nationaliste et souverainiste, il donne ainsi vie à une promesse faite lors de sa campagne présidentielle. C’est donc la fin annoncée de plus d’un siècle de présence militaire française au Sénégal, remontant à l’époque coloniale.

La base Geille de Ouakam (Dakar) et celle de Rufisque (banlieue de Dakar), qui comptabilisent environ 300 soldats français occupant des missions de formation et d’entraînement des armées de la sous-région, devraient fermer leurs portes d’ici à septembre 2025. Les trois autres emprises dans le pays, déjà vidées entre avril et juin 2024, seront également rétrocédées au Sénégal. Une situation qui fait écho chez le voisin ivoirien : ce 20 février, la France a rétrocédé à la Côte d’Ivoire le camp du 43e bataillon d’infanterie marine de Port-Bouët. Une nouvelle ère de coopération militaire entre la France et le Sénégal qui fait aussi souffler un vent d’angoisse parmi les civils employés sur ces bases militaires.

Négociations en cours

Avec 26 ans d’ancienneté en tant qu’informaticien au sein des EFS et un départ en retraite d’ici à neuf ans, M. Ndiaye a durement encaissé l’annonce de la fermeture de la base prévue le 1er juillet 2025. « Cela nous a surpris, mais nous étions préparés à une transformation. Depuis 2023, le président français avait annoncé sa nouvelle politique en Afrique et prévoyait une diminution drastique des militaires. Donc c’était logique que nos effectifs diminuent de fait. Ce qui nous surprend, c’est que l’État sénégalais nous dise qu’il ne veut plus de base étrangère dès 2025. Cent militaires ce n’est pas ça qui allait beaucoup influer sur la souveraineté du Sénégal ! » raconte le secrétaire général du syndicat.

La liste des employés civils licenciés remise par le général de brigade Yves Aunis, commandant des EFS, à l’Inspection régionale du travail et de la sécurité sociale de Dakar, recense 162 personnes. Techniciens, secrétaires, comptables, électriciens… les corps de métiers sont variés, tous des CDI. La moyenne d’âge serait de 50 ans et l’ancienneté d’environ 20 ans. « C’était un emploi sûr, les gens faisaient leur carrière aux EFS une fois qu’ils avaient obtenu un emploi », renseigne-t-il en connaissance de cause. Depuis 1999, il a exclusivement et uniquement travaillé pour les forces françaises. « C’est comme faire partie d’une famille, certains travaillaient depuis des générations. Et un jour, on vous dit que vous n’en faites plus partie », partage-t-il, désolé. Au-delà de ce lien affectif pointe une inquiétude plus terre à terre. « Il y a l’inquiétude de ce qu’on va vivre dehors. Pour trouver un emploi, cela va être très compliqué parce que nous ne serons pas assez compétitifs. Non par manque de qualifications ou d’expériences, mais par rapport à l’âge. On préfère embaucher quelqu’un qui a 25 ans que de prendre quelqu’un qui a la cinquantaine », souligne-t-il, anxieux, rappelant que nombreux des civils sont soutien de famille, doivent rembourser des prêts, payer des études…

La mise en place d’une commission conjointe entre le Sénégal et la France annoncée le 12 février doit gérer les modalités de départ des EFS et la restitution des sites. Pas encore sollicité pour y être entendu, le syndicat du personnel civil de recrutement des EFS échange en revanche directement avec son employeur français. « Pour le moment, ce qui nous est proposé, c’est un plan de licenciement pur et dur. Mais ces indemnités sont déjà prévues par la loi. Ce que nous souhaitons, c’est un meilleur plan social qui mette l’humain au centre », revendique M. Ndiaye. Le syndicat réclame des indemnités à la hauteur des préjudices, mais aussi des mesures d’accompagnement tel que le redéploiement des employés dans des entreprises françaises ou sénégalaises ainsi que dans l’administration locale. En somme une implication de la France, mais aussi de l’État sénégalais. Un forum avec des entreprises sénégalaises et françaises est prévu le 6 mars pour proposer des formations et des embauches. « Cela pourrait être une opportunité, mais ça ne garantit en rien l’embauche, ce n’est pas un engagement obligatoire », se veut prudent le syndicaliste. Quelques semaines plus tôt, le commandant des EFS assurait à l’AFP que « les conditions de départ devraient être bonnes » et qu’« il y aurait un plan de licenciement. Il n’y aura pas de mesquinerie ». Méfiant, Djibril Ndiaye reste sur ses gardes et attend de voir les propositions à venir.

Méfiance et angoisses

Car un précédent est resté en mémoire du personnel civil des EFS. En 2011, lors du plan de réorganisation des militaires français au Sénégal avec la dissolution des Forces françaises du Cap-Vert pour la création des EFS, le nombre de soldats français s’est vu réduit de 1 200 militaires à environ 500. Une diminution qui s’est répercutée sur le personnel civil : sur environ 400, 141 ont été licenciés. Un plan social, au-delà de l’indemnité légale et financé intégralement par la France, avait permis de dégager des indemnités financières pour pallier le préjudice (avec un minimum de 4 millions de francs CFA et un maximum de 25 millions de francs CFA selon l’ancienneté). Un petit nombre, qui n’avait pas bénéficié de ces sommes, s’était vu intégrer dans des entreprises françaises ou des administrations. « La moindre des choses est de prendre comme base le plan de 2011 et d’y apporter des améliorations ensuite. Or pour le moment, nous en sommes très loin. Ils nous ont annoncé directement la couleur en nous disant qu’il ne fallait pas qu’on s’attende à avoir ce que nous avions reçu en 2011 », rage M. Ndiaye, qui rappelle que malgré le plan de 2011, « les 80 % ne s’en étaient pas sortis, certains ayant fini par faire la manche ». « Cela donne froid dans le dos quand on y repense et nous fait craindre pour notre situation », s’alarme-t-il.

Autres victimes collatérales, plus précaires encore, sont les entreprises sous-traitantes, pas moins de 327, qui collaboraient fréquemment avec les EFS. Jardinage, nettoyage, bâtiment, fournitures diverses, alimentation… mais aussi le personnel de maison sont concernés. « L’annonce a été reçue très durement. Nous avons lutté pour sortir de la pauvreté et travaillé dur pour créer cette entreprise, mais désormais, je crains qu’elle ne dure plus », déplore El Hadji Ndiankou Ndoye. Ce Sénégalais âgé de 68 ans est le chef d’une entreprise dans le bâtiment créée en 2005 et pour qui les EFS constituaient 99 % des chantiers. Un « partenaire privilégié » qui assurait « d’être payé » ainsi que des contrats réguliers faisant vivre 10 employés en CDI.

Selon les chantiers, une centaine de personnes pouvaient être embauchées. Mais désormais toute cette activité est menacée et l’entreprise en péril. « Mon fond de roulement est épuisé, j’ai des dettes auprès de la banque car j’ai un prêt à rembourser… Je me réveille la nuit à cause du stress et de l’inquiétude », souffle-t-il. Depuis sept mois, l’entreprise est à l’arrêt faute de marché. Le denier, d’un montant de 19 milliards de francs CFA sur lequel M. Ndoye comptait pour sortir la tête de l’eau, a finalement été résilié en décembre. « Un coup de grâce » pour cet homme qui a depuis écrit plusieurs lettres aux autorités, sans recevoir de retour. Plus vulnérables, ces sous-traitants risquent plus encore d’être laissés sur le carreau et sont pour l’instant exclus du personnel à indemniser.

Dans un échange avec la presse le 24 février, le général de brigade Yves Aunis a réaffirmé son objectif d’aider les employés civils à rebondir, rappelant : « Nous souhaitons aller au-delà » des indemnités légales prévues par le droit sénégalais. La somme totale des indemnités annoncées devrait tourner autour de 1 500 millions d’euros, comprenant ces indemnités légales ainsi que des indemnités complémentaires, toujours en négociations. Le général, qui espère qu’un accord soit conclu vers le 15 mars, a aussi souligné qu’un atelier d’aide à la création d’entreprise devrait être proposé fin mars.

Une nouvelle coopération sécuritaire ?

« Nous ne souhaiterions pas que notre employeur prenne une certaine revanche sur nous, son personnel, qui a eu à travailler de manière loyale pendant des décennies, et que pour des problèmes politiques, nous payions les pots cassés. Nous ne voulons pas être les agneaux du sacrifice », insiste Djibril Ndiaye avec force. C’est aussi le besoin de reconnaissance qui est réclamé, au Sénégal, car responsable de la décision et dont les répercussions économiques se feront sentir sur les ménages et l’économie locale. Mais aussi à l’encontre de la France. « Si aujourd’hui il y a un certain divorce entre nos deux États, et il s’agit surtout d’un aspect sécuritaire, on ne doit pas en être les victimes. Il y a beaucoup de préjudices et on ne peut pas être lâchés au dernier moment », pointe-t-il.


À Découvrir



Le Kangourou du jour

Répondre



Pour M. Ndiaye, c’est aussi « l’image de la France qui est engagée sur la gestion de ce départ. Nous lui demandons d’éviter d’être nos bourreaux. Si la fin de cette collaboration n’était pas honorable, nous ressentirions une certaine trahison. Il faut que la relation entre la France et le Sénégal puisse perdurer de manière apaisée », appelle-t-il de ses vœux.

Ces derniers mois, la présence militaire française s’est réduite à peau de chagrin en Afrique à mesure qu’un vent de dégagisme a gagné les anciennes colonies françaises d’Afrique de l’Ouest et du Sahel. Le Mali, le Burkina Faso, le Niger puis le Tchad, ensuite suivis du Sénégal et de la Côte d’Ivoire, ont tous réclamé la fermeture des bases militaires françaises sur leur territoire respectif, implantées essentiellement pour lutter contre le terrorisme dans la région. La rétrocession de la base française au Tchad le 31 janvier dernier a signé le départ définitif de la France du Sahel. Avec désormais plus qu’une base française à Libreville (Gabon) et une à Djibouti (pour le Pacifique), c’est un changement conséquent dans les rapports et la collaboration sécuritaire qui s’opère avec le continent. Dans un communiqué conjoint, la France et le Sénégal assuraient « travailler à un nouveau partenariat en matière de défense et de sécurité ». Dans son discours du 31 décembre dernier, Bassirou Diomaye Faye donnait déjà le ton, sans fermer la porte, il évoquait une « nouvelle doctrine de coopération » et parlait d’une « coopération ouverte, diversifiée et décomplexée ».


Crédit: Lien source

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.