Des vaguelettes clapotent contre la digue sur laquelle se tient Kunen Ganor. Face à cet homme frêle de 34 ans, l’eau s’étend à perte de vue. « Ici, il y avait une forêt, une très grande forêt », se souvient le représentant des déplacés du camp accolé à la base de l’ONU à Bentiu, dans le nord du Soudan du Sud, où il réside depuis dix ans. Des canoës naviguent entre les arbres dépéris, tandis que des pêcheurs, immergés jusqu’aux épaules, attachent leurs filets à des flotteurs bricolés avec des bouteilles en plastique. D’après Kunen Ganor, depuis le début de l’année, 17 enfants se sont noyés en s’aventurant dans l’eau à la recherche de nourriture.
Cette lutte permanente pour la survie dure depuis août 2021, quand Bentiu, la capitale de l’Etat d’Unité, et ses alentours ont été frappés par des inondations sans précédent. Villages, forêts, terres agricoles et troupeaux ont été engloutis en quelques jours. Depuis, l’eau n’a jamais vraiment reflué, recouvrant près de 5 600 km2 d’étendues stagnantes de un à deux mètres de profondeur.
Paradoxes du dérèglement climatique
Figurant parmi les cinq pays au monde les plus vulnérables face au changement climatique selon l’ONU, le Soudan du Sud fait face, depuis quatre ans, à des inondations à répétition. Des pluies torrentielles et l’augmentation du niveau des eaux dans le bassin du lac Victoria ont fait déborder le Sudd, une immense zone marécageuse qui se déploie sur 30 000 km2 à 90 000 km2 selon les saisons, dans la plaine inondable du Nil blanc et de ses affluents. « La surface inondée du pays a triplé, relève Bill Nall, un expert du Programme alimentaire mondial (PAM) chargé de la recherche et de la surveillance des inondations. Aujourd’hui, entre 12 % et 15 % du pays sont inondés, contre 5 % auparavant. »
Paradoxe du dérèglement climatique, ces inondations se doublent de périodes de sécheresse de plus en plus ravageuses. Le Soudan du Sud connaît en effet un réchauffement deux fois et demi supérieur à la variation mondiale moyenne de la température de l’air. Il enregistre également une baisse de 10 % à 20 % de ses précipitations depuis le milieu des années 1970, mais celles-ci deviennent plus imprévisibles et incohérentes en volume.
Ces phénomènes concomitants ont privé des millions de Sud-Soudanais de leurs moyens de subsistance et aggravé la faim dans le plus jeune pays du monde. D’après le PAM, 7,7 millions de personnes sur les 12 millions d’habitants que compte le Soudan du Sud sont en situation « d’insécurité alimentaire grave ». Et ce, alors que les financements pour les organisations humanitaires sont très en dessous des besoins, du fait notamment de la guerre en Ukraine et du conflit qui a débuté au Soudan mi-avril.
Pollution de l’eau
Dans l’Etat d’Unité, les crises ont « déplacé près de la moitié de la population », selon John Juan Buom, directeur de la commission humanitaire du gouvernement régional. Au total, pas moins de 230 000 personnes déplacées vivent à Bentiu : 100 000 qui ont fui la guerre civile en 2013, installées dans le camp accolé à la base de la Mission des Nations unies au Soudan du Sud (Minuss) ; 80 000 autres poussées loin de chez elles par les inondations et regroupées dans cinq autres camps ; et encore 50 000, rapatriées de la guerre au Soudan depuis mi-avril.
« Avant toutes ces catastrophes, les habitants d’Unité étaient dignes, ils dépendaient peu de l’aide humanitaire, ils produisaient ce dont ils avaient besoin pour vivre », tient à rappeler l’officiel. La forêt permettait le ramassage « du bois de chauffe, du miel, de la gomme arabique » pour générer des revenus. Et, sur les terres, on cultivait le sorgho tout en élevant du bétail. « Le poisson a remplacé les ressources disparues, et c’est grâce à lui qu’il y a encore des gens en vie », poursuit John Juan Buom.
Mais la pollution de l’eau par les champs pétroliers d’Unité le préoccupe. Ces installations situées pour partie à une dizaine de kilomètres au nord de Bentiu, ont une production bien inférieure à celle des champs pétroliers de l’Etat du Haut-Nil voisin, mais « ils ont été inondés à 40 % (…) et il subsiste des risques de pollution par les hydrocarbures provenant des fosses à déchets pétroliers, du mauvais stockage de produits chimiques dangereux et de risques de dommages aux oléoducs », notent les auteurs d’un rapport de l’ONG PAX datant de mai.
Malnutrition généralisée
Pour John Juan Buom, cela ne fait aucun doute : « L’eau est contaminée par des éléments issus du pétrole. Ce poisson n’est pas testé, mais les gens le mangent de toute façon. » Quoi qu’il en soit, la diète à base de poisson et de nénuphars transformés en farine est insuffisante. Quand les rations du PAM ont été interrompues fin août, la malnutrition s’est généralisée, et l’agence onusienne a dû remettre en place des distributions alimentaires, dès novembre, pour environ 240 000 personnes.
« Notre vie est en danger », confie Mun Kueth, 60 ans, alors que le soleil se couche sur le camp de déplacés jouxtant la base de l’ONU. Essoufflé, il vient de débiter le bois qu’il a prélevé sur des troncs, dans l’eau, pour le revendre afin de nourrir sa famille. Comme la majorité des habitants du camp, le père de famille aux cheveux grisonnants est arrivé ici il y a dix ans, cherchant la protection des casques bleus au début de la guerre civile sud-soudanaise, en décembre 2013. Lorsque l’accord de paix a été signé en 2018, il a décidé de tenter un retour chez lui, à Leer, tout au sud de l’Etat d’Unité. Mais les inondations l’ont forcé à revenir. En 2021, pour la seconde fois, il a cherché refuge auprès de l’ONU, non pas à cause de la guerre, mais de l’eau.
Jane Kony, la cheffe par intérim de la Minuss dans l’Etat d’Unité, regrette « les nombreux pas en arrière » que les inondations ont infligés au processus de paix. En mars 2021, explique-t-elle, « nous avions conclu un processus très inclusif de dialogue pour parvenir à la décision de faire passer le camp de protection des civils, dont la sécurité était assurée par les casques bleus, à un statut de camp de déplacés », sous protection du gouvernement. Cette transition devait amorcer les retours dans les villages d’origine. « Nous avions estimé qu’il n’y avait plus aucune menace physique pour la sécurité des gens », même si, admet-elle, « il y avait encore des inquiétudes », portant notamment sur le manque de services de base dans les zones rurales.
« Lutte acharnée »
La montée des eaux a tout stoppé. « Personne n’avait anticipé ces inondations. Nous n’étions absolument pas préparés », confie la responsable onusienne, qui se souvient de la « lutte acharnée contre l’eau » des premiers mois, pour protéger Bentiu et Rubkona. Située de part et d’autre de la rivière Bahr El-Ghazal, localement appelée Naam, un affluent du Nil, l’agglomération a été sauvée par l’édification de plus de 100 km de digues construites par les autorités avec l’aide de l’ONU.
L’eau est à un niveau plus élevé que celui de la terre sèche sur toute la partie ouest du complexe. Une menace constante plane sur les infrastructures vitales telles que, sur la rive gauche de la rivière, l’aérodrome, la base de l’ONU et la ville de Rubkona et, de l’autre côté du pont, Bentiu, où siège le gouvernement régional. Les casques bleus patrouillent sur ces longues mottes de terre, à pied, tous les jours. Et ils en font le tour en bateau une fois par semaine, s’arrêtant à différents points pour mesurer le niveau de l’eau et repérer les signes d’érosion préoccupants.
Pour le capitaine Taimoor Ahmad, qui supervise l’équipe d’ingénieurs pakistanais chargés de la réponse aux inondations, l’entretien des digues est un travail de Sisyphe. « Ce sol d’argile cotonneux n’est pas un bon sol pour construire des digues, car quand il est mouillé, sa capacité de portance est réduite à zéro, et quand il sèche, il se craquelle et s’effrite. Donc, dans les deux cas, le sol ne conserve pas longtemps une forme courbée, il faut sans cesse renforcer ces digues », détaille l’ingénieur, alors que le petit bateau pneumatique longe le camp de déplacés, entre les troncs et les toits de bâtiments affleurant à la surface.
Tenir, jour après jour
L’entretien du complexe maintenu hors de l’eau par les digues est d’autant plus difficile que, continue Taimoor Ahmad, « à chaque pluie, nous devons pomper l’eau vers l’extérieur ». Au total, 785 millions de litres ont ainsi été évacués. Pour cet expert, il est évident que ces inondations sont le produit du changement climatique, puisqu’un tel désastre « ne s’était pas produit depuis soixante ans ». Sous l’effet conjugué « du reflux du Nil, de la montée de la rivière Bahr El-Ghazal, et des pluies torrentielles, l’eau s’est accumulée ici et ne s’est jamais évacuée, toute la zone est devenue comme un grand bol ».
En collaboration avec le gouvernement égyptien, les autorités ont commencé une opération de « nettoyage » de la rivière Naam, tellement obstruée par la végétation que son lit a disparu – c’est l’un des facteurs de la stagnation de l’eau. Sur un peu plus d’un kilomètre, papyrus et autres plantes aquatiques ont été arrachés, pour redonner forme au cours d’eau. Debout sur le pont du bateau de la compagnie chargée des travaux, Gatwech Bipal Both, ingénieur et directeur général au ministère des transports, des routes et des ponts de l’Etat d’Unité, insiste sur le fait que ce « nettoyage » n’est pas un « dragage », bien conscient des polémiques qui avaient conduit à l’arrêt d’une précédente opération, en août 2022. Les défenseurs de l’environnement s’étaient alors mobilisés contre un possible assèchement des marais du Sudd, au grand désespoir des habitants de Bentiu.
Quels que soient les effets éventuels du nettoyage de la rivière Naam, pour les habitants, dans l’immédiat, il s’agit juste de tenir, jour après jour. Sur la digue à Rubkona, les femmes, les hommes, les jeunes et les moins jeunes s’affairent. On vend du bois, du poisson, des feuilles… On monte et descend la grande pente de la digue pour charger et décharger les canoës. Nyakuoth Ruot trimballe un fagot plus gros qu’elle : ce sont des tiges de papyrus qu’elle ramasse dans la rivière. Elle les vend séchées à ceux qui s’en servent pour se construire un abri. Son amie montre une blessure qu’elle s’est faite à la main avec le couteau courbe qu’elles utilisent pour trancher en nageant les papyrus dans l’eau profonde. « C’est un travail sacrément difficile !, lance-t-elle. Avant, nous avions nos ressources, nos vaches, nos terres, nous ne nous embêtions pas à faire ce genre de travaux éreintants. »
Morsures de serpent
« Ce sont les femmes qui souffrent le plus à cause de l’eau, qui vont récolter des nénuphars et toutes sortes de choses » renchérit Mary Nyarieka, après avoir sauté sur la digue, un petit sac plastique rempli de gombos à la main. Forcée de fuir les inondations dans son village avec ses enfants, elle les a installés dans un camp de déplacés ici. Elle vit sur une « île » à plusieurs heures de canoë, où elle cultive un petit potager. C’est pour vendre sa maigre récolte qu’elle a fait le trajet. Elle en appelle au soutien des organisations humanitaires, et encore plus à celui du gouvernement. « Notre pays a du pétrole et plein d’autres ressources, il y a donc de quoi apporter de l’aide à ceux qui en ont besoin », plaide-t-elle.
Une assistance d’autant plus cruciale que les ressources des marais et des rivières ne sont pas inépuisables. Autour du camp de déplacés accolé à la base de l’ONU, « il n’y a plus aucun nénuphar », témoigne Nyashot Tai, qui avait fui la guerre civile dans son comté de Panyijar. Face à cette pénurie, la mère de famille a quitté ce camp pour aller vivre dans un autre, à Bentiu, près duquel ces plantes sont encore présentes dans l’eau. De même, les arbres les plus proches des berges ont été dépouillés de leurs branches, forçant les coupeurs de bois à aller toujours plus loin des digues, s’épuisant et prenant des risques encore plus grands de morsures de serpent.
Et ce, alors que les inondations semblent loin de se terminer. Avec le retour d’El Nino, « le scénario pour fin 2023 et début 2024 est pessimiste », alertent les experts du PAM dans un rapport paru fin septembre. Ils anticipent « une augmentation probable des niveaux du lac Victoria » qui « devrait entraîner une augmentation des inondations à partir de la mi-2024 » au Soudan du Sud.
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