Le clip de « Djadja », le morceau phare d’Aya Nakamura, vient de dépasser le milliard de vues sur YouTube. Une statistique ahurissante, qui confirme le statut de superstar acquis par la chanteuse franco-malienne. À seulement 29 ans, l’artiste d’Aulnay-sous-Bois est devenue une icône internationale en même temps qu’un symbole de la France d’aujourd’hui. Pourtant, son succès continue d’alimenter débats et crispations. Le journaliste Ismaël Mereghetti tente de cerner le phénomène dans un Dictionnaire critique aux accents hagiographiques. Entretien.
Le Point : « Aucune autre artiste actuelle ne fédère autant […] en faisant à ce point débat », écrivez-vous au sujet d’Aya Nakamura. Comment expliquer ce paradoxe ?
Ismaël Mereghetti : Elle n’est pas policée comme on l’est d’habitude dans le star-system, elle ne va pas faire des courbettes en permanence. Le dénigrement qu’elle subit s’explique surtout par un mélange de racisme, de misogynie et de mépris de classe. Si elle cristallise autant les tensions au sein de la société française, c’est qu’elle bouleverse les stéréotypes archaïques associés aux femmes noires qui perdurent dans les mentalités. Elle crée un modèle de liberté offrant le choix d’être qui l’on souhaite : vulnérable et puissante, indépendante et fusionnelle, battante et je m’en-foutiste…
Les critiques sur la médiocrité de ses textes sont-elles justifiées ?
Aya Nakamura n’a jamais eu la prétention d’être Baudelaire, mais de proposer un divertissement. C’est, en quelque sorte, une chanteuse de variété. De l’avis de nombreux linguistes, elle métamorphose la langue française pour donner naissance à une « outre-langue », une langue neuve qui va puiser des termes en dehors des frontières, sur tous les continents, et qu’elle cherche à faire sonner musicalement. Elle reprend également des mots désuets, comme « pipelette » ou « catin » dans son morceau « Djadja », pour les remettre au goût du jour. Comme l’a dit le capitaine de la Garde républicaine, Frédéric Foulquier, « pour nous, il n’y a pas de sous-culture ».
Ne cédez-vous pas à la tentation du relativisme ?
Déstructurer le français, s’accorder des licences poétiques pour susciter des émotions, c’est une forme d’art. Si les textes d’Aya Nakamura étaient étudiés au Bac, je pourrais m’interroger, mais ce n’est pas le cas. Qu’on le veuille ou non, elle représente une partie de la jeunesse française, qui peut s’identifier à elle.
Faire d’elle un symbole, c’est aussi prendre le risque de l’instrumentaliser…
Si ses défenseurs font d’elle un symbole, c’est bien parce qu’elle est attaquée. Dès lors que le président du Sénat, Gérard Larcher, critique la pauvreté de ses textes et son « ode à la levrette » [dans « Djadja », NDLR], qu’on la compare à un homme, il y a un effet miroir. La thèse de mon livre, c’est qu’elle illustre les clivages de la France d’aujourd’hui. Elle est un symbole à son corps défendant.
Pour expliquer les crispations qu’elle suscite, l’essayiste Sami Biasoni suggère : « Le processus d’assimilation requiert des efforts supplémentaires de part et d’autre. On ne retrouve pas chez Aya Nakamura ce qu’il y a de charnel vis-à-vis de la France éternelle, ni de preuves d’amour. Or les Français sont attachés aux preuves d’amour, aux marques de reconnaissance et n’ont cure de la couleur de peau »… A-t-il tort ?
Elle a accepté de représenter la France lors des JO en dansant devant l’Académie française avec la Garde républicaine et en interprétant notamment « For me formidable » d’Aznavour, on l’a vue dîner avec Brigitte Macron… Elle incarne la France aux yeux du monde, vit en France. Doit-elle faire, à échéance régulière, une déclaration de patriotisme sur Twitter ? Par ailleurs, elle parle peu de son autre pays, le Mali, à l’exception de quelques références, notamment à une chanteuse malienne à l’audience planétaire, Oumou Sangaré. Je ne vois pas de revendication culturelle forte de ce côté-là.
Les politiques semblent osciller à son sujet entre admiration, incompréhension et récupération maladroite, comme Amélie Oudéa-Castéra fredonnant « Djadja »… Certains ont-ils compris le phénomène qu’elle représente ?
Certains l’ont défendue quand elle a été mise en cause par des polémiques. Emmanuel Macron, dans son rôle particulier de chef d’État, a eu des mots élogieux à son égard [« elle fait partie des grandes artistes françaises », NDLR]. Ce n’est pas une question de clivage droite-gauche, plutôt de compréhension de l’artiste et de sa musique. Mais faut-il vraiment chercher à se positionner à son sujet ? Elle écrit des chansons d’amour pour qu’on danse en soirée : il n’y a rien de politique dans sa proposition artistique. Elle ne devrait même pas apparaître dans la sphère du débat public.
Selon le politologue et essayiste Jérôme Fourquet, certains Français rejettent l’« hybridation culturelle » qu’elle incarne, entre son pseudonyme à consonance japonaise, sa fascination pour la culture américaine, sonorités afro et emploi de l’argot des banlieues…
Chez elle, contrairement aux idées reçues, il y a en fait assez peu d’échos américains. Elle parle parfois de Beyoncé et de Rihanna, mais sa fascination musicale porte d’abord sur les artistes françaises des Antilles, Fanny J ou Kim par exemple, qui font partie de ses sources d’inspiration essentielles. Il y a eu une forme d’incompréhension à son égard : ses détracteurs sont passés à côté du fait que sa musique, tout comme son langage et ses influences, n’ont rien d’américain mais prennent au contraire racine dans la France, multiculturelle, d’aujourd’hui.
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Le Kangourou du jour
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Aya Nakamura, dictionnaire critique, d’Ismaël Mereghetti, éditions La Grenade / JC Lattès, 176 p., 14,90 euros.
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