Brice Ahounou, anthropologue franco-béninois: «Il serait urgent que les frères d’Afrique viennent au secours d’Haïti»
En Haïti, plusieurs milliers de policiers kényans et béninois sont attendus dans les prochaines semaines pour tenter de mettre fin à la toute-puissance des bandes armées qui terrorisent la population. Cette opération multinationale serait financée par les États-Unis à hauteur de 300 millions de dollars. Pourquoi le Bénin accepte-t-il d’y aller ? La lettre ouverte du grand historien togolais Godwin Tété au président béninois Patrice Talon a-t-elle joué un rôle ? L’anthropologue franco-béninois Brice Ahounou est enseignant-chercheur. Il est aussi le correspondant à Paris du journal Haïti-Observateur de New York. Il répond à Christophe Boisbouvier.
RFI : Après des mois de tergiversations, le déploiement d’une force multinationale en Haïti est en train de prendre forme. Que pensez-vous de la présence majoritaire de soldats et de policiers africains, notamment kényans et béninois ?
Brice Ahounou : Cette question nous laisse toujours un peu perplexes. Que la communauté internationale vienne aider les Haïtiens, c’est une bonne chose. Seulement, on ne sait pas ce qu’il y a derrière tout cela. Parce que j’écoute, j’entends divers acteurs haïtiens qui se disent : il y a peut-être quelque chose qui se cache derrière. On ne sait pas très bien, c’est ce qu’on nous dit. Pourquoi ne pas penser renforcer, par exemple, les hommes en armes qui sont en Haïti et qui peuvent faire face aux gangs ? Donc voilà, c’est cette chose-là qui est un peu curieuse, on ne comprend pas très bien. En fait, le scénario est extérieur, c’est ce que disent les Haïtiens. Le grand metteur en scène de cette affaire, c’est Washington, quelque part, et ses alliés. Voilà, on est face à quelque chose qui nous plonge dans beaucoup d’incertitudes.
La nouveauté, c’est le déploiement à venir de quelque 2 000 policiers béninois aux côtés des militaires et des policiers kényans. De fait, est-ce que les liens historiques et culturels entre le Bénin et Haïti ne justifient pas cet effort exceptionnel de la part de Cotonou ?
Je dirais oui. D’ailleurs, je ne sais pas si vous connaissez un homme politique togolais qui a vécu longtemps à Paris et qui est rentré la semaine dernière dans son pays. Un homme âgé de 97 ans, Tété Godwin. Il a écrit une lettre à Patrice Talon il y a de cela quelques semaines, en demandant au président béninois d’intervenir en Haïti et d’aider les frères haïtiens, ce que je trouve quand même assez exceptionnel comme démarche.
Ce courrier de Tété Godwin ?
Oui, ce monsieur dont je parle est né au Dahomey de parents togolais. On a l’impression que le président béninois répond favorablement à ce courrier-là et qu’il trouve lui aussi qu’Haïti est proche du Bénin. Tété Godwin pense qu’Haïti devrait se relever et que les frères d’Afrique pourraient aider Haïti.
À l’époque où Haïti demandait à adhérer à l’Union africaine, il y a une douzaine d’années, l’ancien Premier ministre haïtien, Laurent Lamothe, disait : « Notre demande est basée sur notre proximité culturelle et sur l’Histoire. Nous sommes la première République noire du monde, nous sommes la première et la dernière révolte d’esclaves ayant réussi. »
Oui, Lamothe le dit, puisque Haïti reste une pointe avancée de l’Afrique dans la mer des Caraïbes. Et après le séisme de l’année 2010, Lamothe et son président Martelly, effectivement, font la démarche d’entrer à l’Union africaine. Haïti a été pris d’abord comme un observateur, puis ensuite comme membre associé, et puis subitement, quelques années après, on est en 2016, l’Union africaine a rejeté Haïti.
Est-ce que vous aimeriez, Brice Ahounou, que l’Union africaine accueille à nouveau Haïti dans ses instances ?
Absolument. Parce que vous savez, l’Union africaine, par exemple, son siège est en Éthiopie. Et il y a un Haïtien, qu’on ne connaît peut-être plus aujourd’hui, qui s’appelait Benito Sylvain. C’était un journaliste haïtien du XIXème siècle. Il était le conseiller de l’empereur Menelik II. Il était présent quand la bataille d’Adoua a eu lieu, quand les Éthiopiens ont mis une raclée aux Italiens en 1896. Et en fait, les Haïtiens ont toujours été aux côtés de certains dirigeants africains. Benito Sylvain était le premier. Donc Haïti, pour moi, a toute sa place dans l’Union africaine et ce serait vraiment souhaitable que l’Union africaine réinscrive Haïti à son ordre du jour.
L’an prochain, 2025, marquera le 200e anniversaire de l’indemnité de quelque 150 millions de francs-or que la jeune République haïtienne a été obligée de payer à la France en 1825. Qu’est-ce que vous attendez de cette date anniversaire ?
Que l’on fasse beaucoup de bruit autour de cette date. C’est-à-dire qu’on en prenne conscience, parce que, quand on en parle aux gens qu’on rencontre, ils s’étonnent de cela. Mais dans un second temps, il serait bien qu’un pays comme la France, justement, qui est quand même en capacité de restituer, de rendre à Haïti un certain nombre de choses, examine la question sous l’angle d’une véritable réparation.
L’ancien Premier ministre français Jean-Marc Ayrault, qui préside la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, vient de déclarer : « Ce bicentenaire, espérons qu’il sera l’occasion d’un grand geste de fraternité de la part de la France à l’égard du peuple haïtien. »
Oui, c’est une phrase intéressante et un vœu intéressant. Mais j’aimerais quand même que cela soit concret, parce que Jean-Marc Ayrault a été le Premier ministre du président Hollande qui, en se rendant en Haïti, était passé par l’une des îles françaises des Caraïbes, la Guadeloupe ou la Martinique, je ne sais plus laquelle. Il avait dit alors qu’il partait en Haïti payer sa dette et il y a eu une levée de boucliers dans l’administration française contre lui. En arrivant à Port-au-Prince, il a dit qu’il voulait parler d’une dette morale et c’était la grande déception à Port-au-Prince. Donc, il faut que la France fasse un geste très symbolique et fort en termes de deniers, en renflouant les caisses haïtiennes de manière assez significative.
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