«Certains cherchent à réécrire constamment la réalité sur l’implication de la France au Rwanda» – Libération

Tant de nervosité, d’indignation, de colère même ! Trente ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, il suffit, encore et toujours, d’évoquer le rôle de la France au Rwanda, pour que certains sortent les couteaux. A la veille des commémorations, les «éléments de langage» distillés par l’Elysée, le 4 avril, évoquaient une absence de «volonté» de la France d’«arrêter» le génocide alors qu’elle en avait la «possibilité». Et même si finalement, le discours d’Emmanuel Macron, trois jours plus tard, le 7 avril, ne contient plus cette phrase, certainement suite à d’intenses pressions, la polémique va se poursuivre. Notamment avec la réaction de l’Institut François-Mitterrand, dont l’actuel président, Jean Glavany, va exiger des clarifications. Mais à son tour, son communiqué sera modifié. Car tel un lapsus fatal, une phrase semblait en réalité aller dans le sens des propos qu’il prétendait dénoncer. Retour sur une séquence révélatrice d’un malaise persistant, avec l’historien Vincent Duclert, dont la commission mandatée par Macron, avait conclu en 2021 à des «responsabilités lourdes et accablantes» pour la France au Rwanda. Et ce, dès la montée des périls (de 1990 à 1994).

Le rôle de la France au Rwanda, trente ans après le génocide des Tutsis, suscite toujours polémiques et réactions passionnelles. Comment l’expliquez-vous ?

En ce qui concerne les polémiques les plus récentes, il y a donc eu le 4 avril, des déclarations attribuées à l’Elysée, puis le discours vidéo du Président trois jours plus tard le 7 avril, jour du début des commémorations du génocide. Certains ont vu entre ces deux moments médiatiques un rétropédalage de la part d’Emmanuel Macron. Moi je n’y perçois pas de recul. Car si on s’en tient au texte du 7 avril, qui fait référence à celui prononcé par le président le 27 mai 2021, on reste dans le cadre d’une «responsabilité accablante» de la France, comme l’avait souligné également en 2021, le rapport de la commission d’historiens que j’ai présidée. Le discours présidentiel du 7 avril intègre en réalité toutes les analyses sur l’implication de la France qui nous ont permis de passer du déni à la réalité d’une compromission. Mais à la faveur de cette polémique, on a surtout assisté à la résurgence d’une entreprise de déni qui semblait pourtant reculer depuis 2021…

Il y a eu notamment la lettre indignée de Jean Glavany, l’actuel président de l’Institut François-Mitterrand…

Jean Glavany, qui a remplacé Hubert Védrine à la tête de cet institut, a publié un communiqué le 7 avril pour s’insurger contre les mots attribués au Président concernant cette absence de volonté de la France d’arrêter le génocide. On peut déjà s’étonner du style. Cet ancien ministre socialiste s’adresse tout de même au plus haut représentant de l’Etat et le somme carrément de clarifier sa position. Dans la foulée, il qualifie de «prétendue» la responsabilité accablante de la France aux côtés du régime qui a orchestré le génocide. Comment ne pas y voir une obstination dans le déni ? Un refus de prendre en compte les résultats de la recherche historique ? Il y a un dernier point encore plus troublant, une phrase, qui dans la version initiale du communiqué semble avoir échappé à son auteur…

Que dit cette phrase ?

Dans la première version du communiqué, Glavany écrit étonnement qu’en 1990 «seule la France savait qu’un génocide au Rwanda était possible». C’est un aveu incroyable. En 1990, la France intervient officiellement au Rwanda pour protéger ses ressortissants suite à l’irruption dans le nord du pays du Front patriotique rwandais (FPR), constitué d’opposants au régime, et d’enfants de réfugiés tutsis qui avaient fui le Rwanda lors des premiers massacres dès 1959. Si on en croit Glavany, la France savait donc déjà en 1990, qu’un génocide était possible ? Effectivement déjà à cette époque les Tutsis restés au pays étaient massacrés intentionnellement, sans cesse menacés. Si la France en était consciente, qu’a-t-elle fait ? A-t-elle averti l’ONU, ses partenaires ? Nombreux sont ceux qui ont remarqué cette petite phrase compromettante. Elle va être discrètement modifiée, remplacée quelques jours plus tard par une phrase plus vague sur les «massacres de masse depuis l’indépendance». La notion de «génocide» disparaît. Comment peut-on réécrire ainsi des communiqués qui concernent des moments majeurs de notre histoire commune ? Cette correction après publication est révélatrice des méthodes de l’Institut François-Mitterrand : sur le Rwanda, on accepte des «vérités alternatives», une réécriture constante de la réalité.

Ce changement révèle t-il aussi une forme de panique chez ceux qui tentent encore de dédouaner la France de tout rôle dans le génocide des Tutsis au Rwanda ?

Il y a certainement toujours cette peur de voir identifier et dénoncer une pratique du pouvoir sous la Ve République, et plus précisément sous François Mitterrand. La crainte qu’à partir d’exemples précis, soit révélé tout un système, qui a compromis les institutions et a affecté l’identité morale de la République. Une pratique opaque du pouvoir qui a conduit la France à être tenue en partie responsable du dernier génocide du XXe siècle. Or, le crime de génocide est imprescriptible.

Depuis la publication du rapport de votre commission en 2021, c’est donc toujours le spectre de la «complicité» de la France qui revient hanter certains dirigeants de l’époque…

Qui sait si, sur la base d’informations qui s’accumulent, le parquet ou des parties civiles ne vont pas un jour déclencher des poursuites directes pour complicité de génocide contre certains responsables français de l’époque ? Ce n’est pas aux historiens comme moi d’en décider, seule la justice peut trancher. Mais c’est intéressant de constater comment ceux qui s’offusquent en permanence, et peut-être redoutent cette accusation de complicité, sont les premiers à l’agiter en permanence comme un chiffon rouge, contribuant ainsi à la radicalisation du débat. Or, le constat est là : pendant des années, le pouvoir français a été dans le déni du génocide, et par ricochets de sa propre implication dans cette tragédie.

Pourquoi le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) créé le 8 novembre 1994 ne s’est jamais saisi de cette question de l’implication de la France ?

Sue le plan pénal, le TPIR n’a pas pu instruire sur la période qui précède le génocide. Et c’est une volonté de la France, à l’époque, au Conseil de sécurité. Sous pression française, le mandat du TPIR ne va couvrir que l’année 1994. Ce qui est du reste contradictoire avec l’idée même d’un génocide qui est forcément planifié, préparé. Le rapport de la commission a d’ailleurs montré comment la France a empêché que la période d’instruction du TPIR porte sur la période préparatoire du génocide. Il y a bien eu manipulation d’un tribunal international. Nous l’avons démontré et aucun démenti n’a suivi.

Que reste-t-il à trouver sur cette histoire des liaisons dangereuses entre la France et le Rwanda ?

Trois périodes principales méritent des investigations historiques. Tout d’abord la période d’avant 1990. Comment s’est nouée cette relation privée, privilégiée, entre Mitterrand et Habyarimana ? Et même avant, avec la France de Valéry Giscard d’Estaing, juste après le coup d’Etat de Habyarimana en 1973. Des réseaux français ont-ils d’ailleurs été impliqués ? Vient ensuite la période 1990-1993. L’engagement inconditionnel de la France auprès du régime, qui prépare le génocide, est désormais bien établi. Mais on doit encore assembler toutes les alertes pour mieux appréhender la connaissance qu’avait Paris de sa préparation. Enfin pour la période 1994, celle du génocide et de son issue, la question des auteurs de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994, veille du déclenchement du génocide, reste à approfondir. La recherche historique comme judiciaire a progressé. Et s’impose désormais la piste des extrémistes hutus qui auraient voulu se débarrasser d’un chef soupçonné de les lâcher. Mais qui sont-ils précisément ? Le génocide était déjà en marche, bien avant avril. Avec toute une série de meurtres de massacres, qui s’amplifient à partir de janvier 1994. L’attentat du 6 avril 1994 n’est que le point de déclenchement final d’un processus déjà en œuvre. Et puis il y a aussi toutes les interrogations sur les choix de Paris pendant le génocide. Notamment l’accueil des représentants du gouvernement génocidaire : nous sommes le seul pays au monde à l’avoir accepté. Pourquoi a-t-on également contribué à réarmer les militaires de l’armée génocidaire défaite quand celle-ci, reculant devant l’avancée du FPR, franchit la frontière avec le Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo ? Et jusqu’à quel point ?

N’y a-t-il pas une part d’irrationnel dans la façon dont ce dossier a été géré par les autorités françaises et notamment l’entourage de Mitterrand ?

Quand on voit la légèreté avec laquelle l’Institut François-Mitterrand modifie ses propres communiqués, il est tentant d’évoquer une part d’irrationalité. Quand vous lisez l’interview du général Christian Quesnot, l’ancien chef d’état-major particulier de François Mitterrand, qui déclare en juillet 2021 à l’hebdomadaire l’Obs, que l’Elysée recevait des «alertes, crédibles, exactes» sur un risque de génocide, mais que ce n’était pas «la ligne du président Mitterrand», alors oui on peut s’interroger sur la part d’irrationnel, mais surtout d’inconscient historique. Le poids des représentations coloniales d’une France qui a si longtemps tiré sa légitimité, en tant que grande puissance, de l’influence, de la domination qu’elle exerçait en Afrique. L’inconscient aussi de la guerre d’Algérie, du sentiment persistant d’une revanche à prendre. Au Rwanda, trente ans plus tard, les dirigeants français considéraient les rebelles du FPR comme leurs ennemis. Et par extension leurs complices supposés : les Tutsis de l’intérieur. Comme en Algérie, on a vu resurgir les même schémas de guerre insurrectionnelle autorisés par l’Elysée. Dans mon livre, j’étudie cette «tentation algérienne». Derrière ces excès passionnels, il y a une autre rationalité, celle d’une politique de puissance, d’une volonté de riposte à la supposée menace anglo-américaine sur «notre» Afrique, du poids des domaines «réservés» dans notre système républicain : l’armée, la diplomatie et surtout l’Afrique. Toute une prise en main par l’état-major particulier du Président qui proposait une nouvelle façon de tenir des pays en envoyant des forces spéciales, en fermant les yeux sur les dérives des régimes en place, sans rendre de compte à personne. A l’époque tout ça pouvait hélas sembler rationnel, un mélange d’inconscient fantasmé et de pouvoir incontrôlé.

Crédit: Lien source

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.