La trêve entre Kinsasha et le M23, conclue il y a deux semaines, s’avère fragile voire au bord de la rupture. Censée être un pilier de la souveraineté congolaise, les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC), s’inclinent depuis des mois face au Mouvement du 23 mars (M23). Failles structurelles, corruption endémique, rejet populaire : derrière la débâcle militaire, c’est toute l’autorité de l’État congolais qui vacille.
Entre le 20 janvier et le 16 février 2025, Goma et Bukavu, chefs-lieux des Nord et Sud-Kivu, basculent sous le contrôle du M23. Les affrontements sont d’une extrême violence : pilonnages, tirs d’artillerie, combats de rue. Durant plusieurs jours, les FARDC tentent de contenir l’avancée rebelle, mais leurs lignes tombent une à une. Dépassées, les FARDC abandonnent leurs positions dans une retraite précipitée. Des unités entières fuient sans livrer combat, livrant la population à elle-même. Si un cessez-le-feu a été décidé le 19 mars à Doha, on note encore des affrontements sporadiques. Il est donc probable que l’on assiste à de nouvelles opérations dans les jours voire les mois qui viennent.
Comment quelques milliers d’insurgés ont-ils réussi à infliger une telle déroute à ce qui est encore présenté comme la 8ᵉ armée d’Afrique, selon le classement 2025 de l’Institut américain Global Fire Power ?
Au-delà des dynamiques sociales et territoriales du conflit, c’est la structure même de l’armée congolaise qui est au cœur de l’échec. Désorganisée, corrompue, violente à l’égard des civils, elle se révèle incapable de loyauté comme d’efficacité. Au cœur d’une crise historique, la RDC se découvre tragiquement dépourvue de l’outil le plus essentiel à sa survie. Comme le disait Socrate, une foule désordonnée n’est pas plus une armée qu’un tas de matériaux est une maison. Jamais cette citation n’a aussi bien concordé qu’avec les forces armées congolaises.
Une armée sans cohésion
Les FARDC ne sont pas le fruit d’une construction républicaine, mais d’un empilement chaotique de forces antagonistes. Nées des accords de Sun City en 2003, elles intègrent une mosaïque de milices, d’ex-rebelles et de factions ethniques issues des deux guerres du Congo. Maï-Maï, ex-FAZ (forces armées zaïroises), anciens du RCD-Goma (Rassemblement congolais pour la démocratie) ou du MLC (Mouvement de libération du Congo) ont été versés dans les rangs de l’armée régulière dans le cadre de processus DDR (désarmement, démobilisation, réintégration) bâclés, sans discernement, sans formation, et sans doctrine commune. Cette fusion mal maîtrisée a installé au cœur de l’appareil militaire un régime de méfiance généralisée.
L’organisation des FARDC porte toujours les stigmates de cet empilement dysfonctionnel. Le brassage n’a en effet jamais produit une armée unifiée, mais un équilibre instable entre ex-rebelles, miliciens recyclés et officiers issus de compromis politiques. Nombre d’entre eux ont conservé leurs réseaux d’origine, leurs fidélités claniques ou régionales, parfois même leurs attaches avec l’adversaire. En janvier 2025, DW rapportait ainsi la désertion du capitaine Bahati en pleine bataille pour rejoindre le M23. Il explique n’avoir jamais coupé les liens avec ses anciens camarades du CNDP, désormais généraux dans les rangs rebelles. Ce geste n’est pas une exception.
En 2012 déjà, sept officiers supérieurs avaient quitté les FARDC pour rallier le M23, invoquant l’inapplication des accords de paix de 2009. En 2021, au Sud-Kivu, le colonel Charles Sematama fait lui aussi défection pour rejoindre Michel Rukunda, alias Makanika, ancien commandant adjoint des FARDC à Walikale, passé à la rébellion en 2020. Devenu chef du groupe armé Twirwaneho, Makanika mène depuis des opérations contre l’armée congolaise, avec des accusations graves à son encontre : enrôlement d’enfants soldats, attaques contre des civils, pillages de structures sanitaires. Sous sanctions internationales de la part de l’ONU, des États-Unis et de l’UE, il incarne une figure de rupture née du sein même de l’institution militaire.
Une administration militaire inefficace
À cette dislocation verticale s’ajoute une pénurie de compétences. La professionnalisation annoncée dés le début du mandat de Félix Tshisekedi reste largement théorique. Malgré des coopérations engagées avec la France, via l’Institut Themiis par exemple, ainsi qu’avec les États-Unis et la Belgique, les résultats demeurent marginaux. Le recrutement continue d’être dominé par d’anciens combattants issus de milices intégrées à l’issue de processus DDR bâclés, sur fond de pratiques clientélistes et d’irrégularités dénoncées à plusieurs reprises dans les rapports officiels.
Les effectifs réels des FARDC restent flous. Si Kinshasa revendique près de 150 000 soldats, les estimations croisées de l’Inspection générale des finances et du Military Balance les ramènent à moins de 80 000 hommes réellement mobilisables, dont une majorité peu formée, mal équipée, voire totalement fictive. La pratique des “soldats fantômes”, maintenue pour détourner les soldes, gangrène l’ensemble de la chaîne logistique. Elle nourrit un système où la loyauté se négocie, mais ne se commande plus. Ce vide structurel ne produit pas seulement l’impuissance militaire. Il installe dans le paysage congolais une armée sans colonne vertébrale incapable de se penser autrement qu’en outil de rente ou de survie individuelle.
Ce climat de dérive est aggravé par une paupérisation structurelle. En 2023, le budget alloué à la défense représentait à peine 0,6 % du PIB congolais, soit l’un des plus faibles du continent, malgré l’ampleur des défis sécuritaires. Les soldes sont maigres : un militaire de base perçoit entre 80 et 120 dollars mensuellement, souvent avec plusieurs mois de retard, quand elles ne sont pas siphonnées dans les circuits administratifs intermédiaires.
Dérives internes et faillite morale
De facto, l’armée congolaise ne vacille pas seulement au combat. Elle se délite aussi dans son rapport aux civils. Les FARDC sont souvent perçues moins comme une force de protection que comme un facteur d’insécurité. Dans un contexte d’État fragile, les FARDC évoluent ainsi parfois en marge de leur mission régalienne, adoptant des comportements de prédation. Détournements, rackets, abus de pouvoir ou même exploitation illégale de gisements miniers : au Kivu la frontière entre l’armée et n’importe quel un groupe armé est floue.
En février 2025 à Uvira, trois soldats armés pénètrent dans les locaux de l’évêché, braquent l’évêque et deux prêtres, les dépouillent, puis fouillent méthodiquement les lieux avant de s’enfuir. Selon Vatican News, cette agression contre l’Église locale symbolise un basculement dans le chaos généralisé de la région. Presque au même moment, à Bukavu et dans les territoires voisins, les accusations pleuvent contre les FARDC : meurtres de civils, pillages à grande échelle et violences sexuelles. Une procédure judiciaire impliquant 84 militaires est ouverte par le tribunal militaire, tandis que des audiences foraines visent plus de 260 prévenus. Malgré ces initiatives judiciaires, l’impact est encore très limité sur la discipline et le comportement des soldats congolais. L’armée, censée être garante de la sécurité, se retrouve ainsi au cœur des violences qu’elle est chargée d’empêcher.
Une débâcle militaire doublée d’une impasse politique
Les échecs qui s’accumulent sur le terrain ne résultent ni d’un rapport de force écrasant, ni d’un effet de surprise. Ils sont le symptôme d’un effondrement militaire lent, visible, documenté. Sur le champ de bataille, la ligne de front s’est désagrégée avant même le contact avec l’ennemi. L’absence d’un commandement unifié, une coordination défaillante et l’inefficacité des frappes aériennes ont rendu toute riposte impossible dès les premiers assauts du M23.
Dans ce désordre, le lien entre l’armée et la population se fissure jusqu’à devenir l’un des symboles de la faillite générale de l’État congolais.
Cette rupture s’inscrit dans une impasse stratégique plus large. Depuis le début de la crise, Kinshasa empile les dispositifs : Monusco, recours à des sociétés militaires privées et à des troupes étrangères, appel à l’intervention régionale via la SADC… Mais sur le terrain, cette architecture éclatée produit surtout de la confusion. Ni les mercenaires, ni les partenaires régionaux, ne parviennent à stabiliser la situation. Tous ont d’ailleurs fini par être battus ou par plier bagage. Les milices locales alliées aux FARDC, elles, se distinguent soit par leurs déprédations locales, soit par leur faible loyauté.
La RDC se retrouve militairement à nu. Sans réforme en profondeur, sans commandement crédible, sans lien restauré entre l’armée et la nation, aucun soutien extérieur ne pourra combler ce vide stratégique. Dans plusieurs zones, les FARDC ne sont plus perçues comme une force de sécurité, mais comme un facteur de désordre. Gangrenée par les trafics, la corruption et les allégeances fluctuantes, l’armée congolaise ne parvient pas à assumer sa mission de stabilisation. L’illusion d’une reconquête organisée vole en éclats chaque jour davantage, face à une rébellion plus agile, mieux structurée et portée par une doctrine politique – la protection des tutsis du Kivu- fédératrice pour ses membres.
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