Canalisations percées, gestion délétère, risque de contamination… A l’occasion de la Journée mondiale de l’eau, samedi, franceinfo a enquêté sur les failles du système de distribution de cette ressource pourtant abondante dans ce département d’outre-mer.
Au volant de son 4×4, Jean-Marie André pointe soudainement la route du doigt. « Cela commence toujours comme ça : une tache sombre sur le goudron, puis le bitume casse sous la pression de l’eau », lance cet habitant de Baillif, en Guadeloupe. En s’approchant, un large filet d’eau apparaît, coulant de manière continue sur l’asphalte brûlant. Sous terre, une canalisation a cédé. « Il y a des fuites partout », souffle Flavie Danois, assise sur le siège passager, quelques jours avant la Journée mondiale de l’eau, samedi 22 mars.
Depuis plus de dix ans, les deux voisins, membres de l’Association Usagers Eaux de Guadeloupe (AUEG), se battent pour que l’accès à l’eau potable soit enfin pleinement garanti dans le département. Un travail titanesque après des années d’abandon du réseau.
Sur « l’île aux belles eaux », le nom originel de la Guadeloupe, le constat est sans appel. Entre les coupures régulières et celles, inopinées, dues à des travaux ou des contaminations, « un quart de la population n’a pas l’eau tous les jours », selon un rapport publié en 2022 par le Conseil économique social et environnemental (Cese). A la fin du mois de février 2025, la moitié des habitants de l’archipel ont même été brièvement coupés du réseau en raison d’actes de sabotage.
A première vue, la situation semble paradoxale. Entre les collines verdoyantes de Basse-Terre et les cascades prisées des touristes, la Guadeloupe ne manque pas d’eau. L’archipel dispose même d’une ressource considérable, parmi les plus élevées au monde, avec un potentiel par habitant deux fois plus élevé que dans l’Hexagone, selon un audit publié en 2018. Une situation privilégiée due à un « château d’eau » naturel, le massif de la Soufrière, qui capte des précipitations importantes.
Le problème se situe davantage sous terre, le long des 3 000 kilomètres de canalisations du département. A partir des années 1950, « le réseau de distribution s’est construit au coup par coup, sans plan directeur, retrace l’audit public. Les solutions les plus simples et les moins coûteuses ont été retenues. » Différents matériaux sont alors utilisés pour fabriquer les canalisations, comme la fonte grise, l’amiante-ciment ou le PVC, puis abandonnés à cause de casses répétées.
Un choix est particulièrement dénoncé : celui du polyéthylène haute densité (PEHD). Ce plastique, dont sont composés certains tuyaux, s’est révélé inadapté à la géologie et aux conditions climatiques locales. « Alors que leur durée de vie affichée est de vingt-cinq ans, en réalité, ces matériaux occasionnent des fuites au bout de cinq ans », assurait le directeur d’une régie locale devant une commission d’enquête parlementaire, en 2021.
A force d’entremêler les réseaux disparates et de multiplier les organismes de gestion de l’eau, c’est la connaissance précise des installations et de la cartographie qui semble s’être évaporée. Le départ de la Générale des eaux, filiale de Veolia, qui assurait la gestion de plusieurs réseaux de distribution jusqu’en 2014, a aussi précipité tout le système dans l’inconnu, selon les députés.
Le résultat est catastrophique, après des décennies de sous-investissements chroniques des collectivités : 60% de l’eau produite en Guadeloupe est perdue à travers les milliers de fuites qui émaillent le réseau, selon la préfecture à franceinfo. Concrètement, il faut injecter 10 litres d’eau potable dans les canalisations pour que les habitants puissent en tirer quatre au robinet. « Le réseau est une passoire », cingle Sabrina Cajoly, juriste internationale, à l’origine de plusieurs recours sur le sujet. « C’est comme essayer de remplir un seau avec une épuisette », renchérit Alexandre Buc, président d’une association de défense des usagers.
La porosité du réseau favorise également le risque de contaminations. « Parfois, l’eau est jaune, ou comme rouillée. Un jour, elle était même marron comme du chocolat », s’insurge Flavie Danois. Des traces de matières fécales sont parfois retrouvées dans l’eau à cause des systèmes d’épuration déficients de l’île. En février, elle a ainsi été interdite à la consommation sur les communes du Moule et de Petit-Canal en raison d’une turbidité non conforme et d’une contamination microbiologique, rappelle le Syndicat mixte de gestion de l’eau et de l’assainissement de Guadeloupe (SMGEAG).
« Nous n’avons pas d’eau en quantité et en qualité suffisante. Même mon café, le matin, je le fais avec de l’eau minérale. »
Alexandre Buc, président d’une association d’usagers de l’eau en Guadeloupeà franceinfo
Une situation d’autant plus alarmante en Guadeloupe, où le chlordécone, ce pesticide utilisé dans les bananeraies de 1972 à 1993, continue de contaminer l’eau et les sols. Des interdictions de consommation sont ainsi régulièrement mises en place, comme ce fut le cas pendant près d’un mois, en janvier, dans la ville de Gourbeyre, en raison d’un taux de chlordécone trop élevé. Face à cette menace, Alexandre Buc et quatre autres habitants ont porté plainte contre le syndicat de gestion de l’eau en 2023 pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Sans suite à ce stade.
De nombreux Guadeloupéens ont décidé de faire entendre leur mécontentement autrement : en tapant directement au portefeuille du syndicat de gestion de l’eau. Ces dernières années, plusieurs collectifs, parfois même des élus, ont appelé les habitants à ne pas payer leur dû. Résultat, près de 40% des factures émises n’étaient pas réglées en 2018, selon un rapport parlementaire.
Sur place, cette attitude fait débat. Certains pointent les compteurs hors service et les branchements sauvages qui font artificiellement exploser les factures, quand d’autres refusent de céder à la tentation : « On n’est pas des voleurs, il faut aller chercher les resquilleurs », s’insurge Flavie Danois, qui dénonce également les structures collectives « qui ne paient pas l’eau ». Environ 30% des établissements publics seraient de « mauvais payeurs », selon la commission d’enquête parlementaire.
Ce n’est pas tout. Les recettes d’anciens syndicats de l’eau ont également été grevées par des affaires de détournement de fonds publics. « On voit des travaux à un million d’euros, mais on se demande où va l’argent », glisse ainsi un employé du secteur, sous couvert d’anonymat. Des déclarations qui s’ajoutent aux allégations de corruption recueillies par la commission d’enquête parlementaire en 2021. Les députés n’ont cependant pas pu « dégager des éléments de preuve ». Mais des pratiques similaires ont bien été confirmées par la justice. En 2019, l’ancien président du principal syndicat de gestion de l’eau a été condamné à trois ans de prison pour détournement de fonds publics.
Face à ces problèmes de gouvernance, l’Etat a décidé de frapper fort. En 2021, les députés ont créé, par la loi, le SMGEAG pour reprendre l’ensemble des missions du service public de l’eau potable dans le département. Une première depuis que la compétence de l’eau a été décentralisée, rappelle le sous-préfet, Théo Gal. Sa nomination, sur le dossier de l’eau en février 2024, est également une spécificité pour faire face à la crise. Partout ailleurs, les collectivités locales sont à la manœuvre.
« La présence de l’Etat dans la gestion de l’eau en Guadeloupe est le premier signe d’un dysfonctionnement. »
Théo Gal, sous-préfet en charge de l’eau en Guadeloupeà franceinfo
Pour répondre à cette crise d’une ampleur inédite, l’Etat a également investi plusieurs dizaines de millions d’euros. « C’est une perfusion temporaire. Comme à l’hôpital, elle ne doit pas durer », précise le sous-préfet, depuis son bureau de Basse-Terre. « On peut les orienter, les conditionner, les contrôler, mais l’Etat ne peut pas agir à la place des acteurs locaux. Le but, c’est que la situation soit saine lorsque l’Etat va se retirer. »
Avec ces moyens et cette nouvelle gouvernance, le SMGEAG doit enfin lancer le chantier titanesque du renouvellement du réseau d’eau en Guadeloupe. Mais ses débuts semblent laborieux. A la rentrée 2024, l’Etat a suspendu le versement de 12 millions d’euros de subventions en raison d’un trou dans la caisse du syndicat de près de 50 millions d’euros. Quelques semaines plus tard, le président du SMGEAG a démissionné à la surprise générale. Pour certains observateurs, les sommes engagées ne sont tout simplement pas suffisantes. « Un rapport parlementaire a estimé qu’il faudrait 1,5 à 2 milliards d’euros pour refaire tout le réseau », affirme Sabrina Cajoly.
« Pour assainir l’eau de la Seine pour les Jeux olympiques, 1,4 milliard d’euros a été dépensé. C’est donc possible. Nous ne devrions pas avoir à quémander. »
Sabrina Cajoly, juriste internationaleà franceinfo
Selon elle, l’Etat doit prendre toute sa part dans cet engagement car « contrairement à ce que la France dit, et comme l’affirment les Nations unies, c’est bien lui qui est responsable de garantir l’accès à l’eau potable ». En mars 2024, des experts de l’ONU ont ainsi exhorté la France à agir sur ce sujet dans le département.
Malgré les déboires de ces dernières années, les associations notent tout de même quelques avancées depuis que l’Etat a repris la main. « On sait qu’il y a désormais plus de contrôles, que c’est davantage suivi financièrement », se félicite Alexandre Buc. Même son de cloche du côté de l’AUEG. Sa présidente, Flavie Danois, reconnaît « des améliorations » mais n’est pas près d’arrêter le combat.
Le long des routes, les tractopelles et les gilets fluorescents sont un peu plus présents que d’habitude. En un an, plusieurs milliers de fuites ont été colmatées, plus de 18 000 compteurs changés et l’ampleur des coupures d’eau, légèrement réduite, assure la préfecture. « Le travail est colossal parce qu’il n’a pas été fait pendant quarante ans », reconnaît le nouveau président du SMGEAG, Ferdy Louisy, casque de chantier vissé sur la tête.
« Je suis le capitaine et le reste de l’équipe doit me soutenir. Il faut que la population suive le mouvement, pas qu’elle aille à contre-courant. On doit se serrer les coudes. »
Ferdy Louisy, président du SMGEAGà franceinfo
A 63 ans, le maire de Goyave a accepté de relever une mission réputée presque impossible. « Il faut bien que quelqu’un le fasse », explique-t-il, lors d’une visite de chantier aux Abymes. Face à lui, des ouvriers creusent une tranchée pour installer de nouvelles canalisations. Le patron du réseau d’eau ne veut rien cacher de « la situation financière catastrophique » du syndicat, ni de « la crise de confiance avec la population ». « L’équation n’est pas facile à résoudre », reconnaît-il. Avant d’ajouter : « Si ce syndicat échoue, ce sera la faillite de la Guadeloupe. »
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