Dans un Soudan du Sud meurtri, les Églises construisent l’unité – Portail catholique suisse

Le Soudan du Sud s’efforce d’établir une paix durable, après un conflit civil qui a fait près de 400’000 morts (de 2013 à 2018). Dans ce pays où les tensions ethno-politiques sont encore vivaces, les Églises jouent un rôle essentiel d’unification.

«C’est terrible d’aller se coucher sans être sûr que l’on se réveillera le lendemain», se souvient Betram Gordon. Le Sud-Soudanais a vécu cette réalité lors des pires moments de la guerre civile qui a suivi l’indépendance du pays, en 2011. Directeur de la Société St-Vincent-de-Paul à Djouba, partenaire de l’Association suisse des Amis de Sœur Emmanuelle (ASASE), il a toujours exclu de partir à l’étranger, même quand les combats faisaient rage dans la capitale de l’État est-africain. Depuis 2009, il coordonne l’aide aux plus démunis dans la plus grande ville sud-soudanaise.

Les Soudanais du sud sont majoritairement chrétiens | © Lucienne Bittar

Une tâche plus que nécessaire alors que, dans le plus jeune État du monde, la pauvreté est endémique. Le Soudan du Sud occupe depuis quelques années les toutes dernières places de l’Indice de développement humain (IDH). La faute revient en partie aux régimes en place à Khartoum lorsque le pays n’était encore qu’une partie du Soudan. Le développement de la région sud, peuplée majoritairement de chrétiens, a toujours été négligé par un pouvoir largement aux mains des élites musulmanes. Mais la guerre civile, qui a éclaté peu après l’accès à l’indépendance, a encore fortement aggravé la situation.

Lutte de pouvoir

Le problème est né d’un différend entre les hommes forts quant au partage du pouvoir, sur lequel est venu se greffer une dimension ethnique. Suite à l’indépendance, Salva Kiir, de la tribu majoritaire des Dinkas, est devenu président. La vice-présidence a été occupée par Riek Machar, appartenant au second groupe ethnique des Nuers. En juillet 2013, Salva Kiir a limogé Riek Machar, accusant ce dernier de préparer un coup d’État. Les partisans du vice-président et du président ont commencé à s’affronter par les armes en décembre 2013. De Djouba, les violences se sont propagées à d’autres régions. Elles ont inclus de nombreuses exactions, de la part de tous les belligérants, telles que des pillages, des massacres de civils ou encore des violences sexuelles.

Betram Gordon est directeur de la Société St-Vincent-de-Paul au Soudan du Sud | © Raphaël Zbinden

Betram Gordon a vécu une période particulièrement angoissante. «Il y avait d’une part des combats, mais aussi un chaos généralisé. Des personnes entraient dans les maisons, volaient tout ce qu’il y avait, et il n’y avait aucune force de l’ordre pour intervenir», raconte-t-il à cath.ch. Heureusement, le sexagénaire sud-soudanais et sa famille se sont sortis de cette période sans dommages physiques.

Une paix fragile

Pendant les premières années, les combats ont été de diverses intensités et ont touché différentes régions. En août 2015, un accord de paix a été signé, qui a conduit à un fragile gouvernement de transition. Mais les violences ont repris en juillet 2016. En septembre 2018, un nouvel accord a vu le jour entre Salva Kiir et Riek Machar, prévoyant un gouvernement de transition. Depuis lors, les hostilités ont pratiquement cessé sur tout le territoire. En février 2020, un gouvernement d’unité nationale a été formé, dans lequel Riek Machar a été réintégré en tant que vice-président.

«L’indépendance a apporté un sentiment de liberté et d’appartenance»

Betram Gordon

La paix reste cependant fragile, parce que beaucoup de différends demeurent. «Actuellement, les personnes ne craignent pas forcément pour leur vie, mais tout le monde sait bien que les violences peuvent recommencer à tout moment, et il n’y a pas de sérénité dans le pays, note Betram Gordon. Le gouvernement n’arrive pas à assurer l’ordre. Le danger n’est plus tellement les affrontements entre les milices. Mais les conflits entre communautés qui se réalisent en toute impunité. Il n’y a pas de réel État, tout est encore très chaotique.»

Un conflit sanglant

La guerre a laissé des traces profondes dans la population. Le conflit interne n’a pas reçu beaucoup d’attention des médias, malgré sa dimension particulièrement violente et meurtrière. En 2016, les principaux organismes internationaux estimaient que le conflit avait fait entre 50’000 et 300’000 morts. En 2018, une étude de la London School of Hygiene and Tropical Medicine a conclu qu’environ 383’000 Sud-Soudanais étaient morts du fait de la guerre civile entre décembre 2013 et avril 2018. Environ 190’000 personnes auraient été tuées dans les violences et les autres seraient mortes de faim ou de maladies.

Atelier de formation en couture financé par l’ASASE au Soudan du Sud | © Lucienne Bittar

Les affrontements ont en effet entraîné une crise humanitaire majeure, avec le déplacement de millions de personnes à l’intérieur du pays et dans les États voisins. Des millions d’enfants ont été privés d’éducation, des milliers étant enrôlés comme soldats dans les milices.

Espoirs brisés

Ce sont principalement de ces populations que s’occupe la Société St-Vincent-de-Paul au Soudan du Sud. Betram Gordon travaille depuis plus de 30 ans pour l’organisme catholique. Pendant toute cette période, les problèmes dans la région se sont ressemblé. Le Soudan a en effet connu dans son histoire récente deux guerres civiles (1955-1972 et 1983-2005) qui ont jeté à la rue de nombreux enfants. Dans les années 1990, Betram Gordon œuvrait déjà pour St-Vincent-de-Paul dans l’aide aux enfants laissés à l’abandon, à Khartoum. Ingénieur agronome de formation, il enseignait les bases de l’agriculture aux jeunes recueillis dans des fermes aménagées autour de la capitale soudanaise.

«Tout le monde est fatigué des conflits, même les militaires ne savent plus pourquoi ils se battent»

Betram Gordon

Revenu au Soudan du Sud en 2009, il se souvient de la période de l’indépendance et de l’effervescence qui régnait à ce moment à Djouba. «Tout le monde était très joyeux et enthousiaste. Les gens avaient beaucoup d’espoir, pensaient que les choses allaient changer, que le développement du pays allait enfin démarrer. Mais ces espérances ont vite été déçues.» Malgré la suite tragique des événements, le travailleur humanitaire relève les bonnes choses liées à l’indépendance. «Cela a apporté un sentiment de liberté et d’appartenance, parce qu’avant cela, les Sud-Soudanais n’avaient pas réellement de nationalité. Les libertés civiles se sont aussi améliorées, et cela reste encore solide aujourd’hui, malgré les années de guerre.»

Les Églises, ferments d’unité

Depuis début mai 2024, les divers groupes du pays en désaccord sont réunis à Nairobi, au Kenya, afin de sceller une entente et une administration durables. Le gouvernement et les forces d’opposition ont signé le 9 mai une «déclaration d’engagement» pour la paix, vue comme un premier pas encourageant, rapporte Associated Press (AP). Betram Gordon a effectivement bon espoir dans ces pourparlers. «Tout le monde est fatigué des conflits, même les militaires ne savent plus pourquoi ils se battent.» Des efforts de paix dans lesquels la communauté catholique Sant’Egidio a joué un rôle primordial.

Les populations déplacées au Soudan sont dans une situation humanitaire très précaire | photo d’illustration © Nando and Elsa Peretti Foundations /Flickr/ domaine public

Le principal obstacle réside dans les vieilles rancunes et divisions, principalement ethno-politiques. Pour le collaborateur de la Société St-Vincent-de-Paul, ces clivages sont toutefois surmontables grâce notamment à l’action des institutions religieuses. «Les Églises, et en particulier l’Église catholique, ont beaucoup d’influence dans la société sud-soudanaise. Elles incitent à la paix et œuvrent en faveur de la cohésion.» Cet état de fait n’est pas toujours du goût des politiques, remarque-t-il, surtout quand les évêques pointent du doigt publiquement les manquements du gouvernement. «Mais les personnalités religieuses sont si écoutées et respectées que les hommes politiques ne peuvent rien faire contre elles.»

L’impact du pape

Pour Betram Gordon, les actions du pape François en faveur de la paix au Soudan du Sud, ont eu un impact certain. Le pontife n’a cessé d’appeler à la paix et à la réconciliation dans le pays dans ses discours publics et ses prières.

«La présence du pape a ravivé l’espoir et le sentiment que nous n’étions pas oubliés»

Betram Gordon

L’une des actions les plus notables a été l’invitation des dirigeants sud-soudanais à une retraite spirituelle au Vatican en avril 2019. Le président Salva Kiir, lui-même catholique, et le chef de l’opposition Riek Machar, de culture presbytérienne, entre autres, ont participé à cette retraite. Le geste spectaculaire du pape, qui s’est agenouillé et a baisé les pieds de ces dirigeants, est resté dans les mémoires. «Le pape leur a montré le chemin de l’humilité, souligne Betram Gordon. Qu’ils devaient être les serviteurs et non les maîtres de leur nation.»

Le 11 avril 2019, le pape prend tout le monde par surprise en s’agenouillant devant les deux leaders du Soudan du Sud et en leur baisant les pieds. Un des gestes les plus forts de son pontificat | © Vatican Media

Voyage de paix

Le pape François a travaillé en étroite collaboration avec d’autres dirigeants chrétiens, notamment des Églises d’Écosse (presbytérienne) et d’Angleterre (anglicane), pour promouvoir la paix dans le pays. En compagnie de Justin Welby, archevêque de Canterbury (anglican), et du révérend Iain Greenshields, modérateur de l’Église d’Écosse, le Saint-Père s’est rendu au Soudan du Sud début 2023. La délégation a notamment visité la Société St-Vincent-de-Paul. Cette visite, pour Betram Gordon qui a pu voir le pontife à cette occasion, a changé la face du pays. «Sa présence a vraiment ravivé l’espoir et le sentiment que nous n’étions pas oubliés. Cela a créé sans nul doute une dynamique de paix dont on voit les fruits aujourd’hui.» (cath.ch/arch/rz)

L’indépendance du Soudan du Sud est intervenue en 2011. Elle a fait suite à un conflit interne au Soudan de près de 30 ans (deux millions de morts recensés) centré sur la résistance du sud à majorité chrétienne face à la volonté des régimes de Khartoum apparus après 1983, d’islamiser le pays.
Un cessez-le-feu a été signé entre les protagonistes en 2002, consolidé en 2005, par un accord de paix conclu à Naivasha, au Kenya, qui a accordé au Soudan du Sud une large autonomie.
Le processus de sécession, notamment soutenu par les États-Unis, a abouti à un référendum populaire en janvier 2011, dans lequel 99% des habitants ont soutenu l’indépendance. Le 9 juillet 2011, le Soudan du Sud déclarait officiellement son indépendance, devenant ainsi le plus jeune État souverain au monde. Ce statut a été reconnu à l’échelle mondiale, avec le soutien significatif d’entités internationales telles que les Nations Unies et l’Union africaine. Avant même son indépendance officielle, le pays était reconnu le 8 juillet par l’Allemagne et le Soudan. RZ

Crédit: Lien source

Les commentaires sont fermés.