Départ des troupes américaines du Niger : Washington a ‘sous-estimé’ la junte

TV5MONDE : Après la rupture de coopération prononcée de manière unilatérale par la junte nigérienne au mois de mars, les États-Unis ont finalement accepté de retirer leurs troupes. A-t-on des indications concernant les modalités de ce départ ? 

Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur à l’université de Kent et spécialiste du Sahel : Les autorités nigériennes ont fait ce qu’il fallait pour signifier leur volonté de voir les troupes américaines partir. Elles ont ensuite organisé des manifestations pour essayer de donner une validation populaire à leur demande. Ces manifestations ont eu lieu le week-end dernier, même s’il est difficile de juger leur impact. Elles ont réussi à faire sortir des gens à Niamey. Mais dans les villes secondaires comme Maradi ou Agadez, il ne s’est strictement rien passé. On ne peut pas dire qu’il y a eu un élan populaire dans le sillage de la demande des autorités. En tout cas, rien de similaire avec ce qui s’était passé avec la présence française. 

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Il n’y a pas encore de détails sur les modalités du retrait. Il est question de plusieurs mois. La base d’Agadez est déjà moins peuplée qu’auparavant. Mais en termes de matériel, il y a énormément de choses. Faire partir tout ça va demander un important effort logistique.

Contexte 

Lors de sa visite à Washington, mardi 15 avril, le Premier ministre nigérien, Ali Mahamane Lamine Zeine, s’est entretenu avec le numéro deux de la diplomatie américaine, Kurt Campbell. Il a réitéré l’exigence nigérienne de retrait des troupes américaines présentes sur le territoire, notamment sur la base aérienne d’Agadez. 

Après plus d’un mois de négociations, les autorités à Washington ont finalement cédé à cette demande. Une délégation américaine doit prochainement faire le voyage à Niamey pour s’accorder sur les modalités de départ. 

TV5MONDE : Contrairement à la position stricte de Paris, Washington s’est montré conciliant à la suite du coup d’État de juillet 2023, qu’il n’a qualifié comme tel que deux mois plus tard. Et depuis, les négociations entre les deux parties n’avaient pas cessé. 

Yvan Guichaoua : Les Américains espéraient sauver la mise. Ils ont d’abord fait profil bas. Dans un premier temps, ils n’ont voulu ni condamner ni nommer le coup d’État. Et encore, on pensait que la désignation de « coup d’État », finalement employée deux mois après les faits, allait suspendre automatiquement toutes leurs activités. Or, cela n’a eu qu’un impact sur l’aide au développement. La coopération militaire a été plutôt préservée. 

Puis est venu le temps des négociations. La secrétaire d’État aux affaires africaines, Molly Phee, s’est régulièrement rendue au Niger tout en dialoguant avec la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Cela s’est encore manifesté cette semaine. Le Premier ministre nigérien était en visite à Washington pour des discussions avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, essentiellement avec une délégation spécialisée dans les questions économiques. Mais ils en ont visiblement profité pour rencontrer les autorités américaines, dans un format bilatéral, et discuter davantage de cette demande de retrait. 

Washington a vraiment essayé de faire l’autruche jusqu’au dernier moment. Mais les Américains sont visiblement arrivés à la conclusion qu’il n’y avait plus rien à tirer des Nigériens. 

Les Occidentaux sous-estiment systématiquement le niveau de conviction que les putschistes mettent dans leurs choix. C’est une erreur d’appréciation majeure, qui confine presque au racisme
Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur à l’université de Kent et spécialiste du Sahel

TV5MONDE : Comment expliquer le fossé entre les espérances américaines et les intentions arrêtées du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) ?

Yvan Guichaoua : Les autorités nigériennes ont tenu une ligne que les Américains espéraient pouvoir faire dévier en leur faveur. Mais finalement, les Nigériens ont affirmé des choses et, d’une certaine manière, ils s’y sont tenus. De manière générale, il y a une perception occidentale de ce que fait et dit la junte qui est toujours déconnectée par rapport aux enjeux réels. 

Les Occidentaux sous-estiment systématiquement le niveau de conviction que les putschistes mettent dans leurs choix. Ils imaginent toujours pouvoir contrecarrer leurs intentions. Ce biais existe chez les diplomates et les analystes occidentaux. D’aucuns estimaient qu’il s’agissait d’une tactique pour essayer de négocier un meilleur accord avec les Américains, qu’il ne fallait pas prendre leurs déclarations au pied de la lettre. Or, si ! 

Depuis 2020 et l’essor des putschistes au Sahel (ndlr : le Mali en 2020 et le Burkina Faso en 2022), ils font généralement ce qu’ils disent. Je ne dis pas qu’ils ont un plan déterminé et ficelé dans tous les détails à l’avance. Ils naviguent aussi un peu à vue, ils peuvent faire des erreurs d’appréciation. Mais de fait, ils tiennent une ligne idéologique basée sur le principe de souveraineté et l’idée de se débarrasser d’alliances passées qu’ils pensent être toxiques pour eux. Ils annoncent des choses et les mettent en œuvre. 

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Ils théorisent quand même leur posture. Ils expliquent que la démocratie, ils n’en veulent pas, que le multipartisme est source de multiplication des divisions, que le chef et l’autorité doivent être respectés, que les droits de l’Homme sont des instruments d’oppression de l’Occident etc. Ils manifestent le rejet des normes qu’incarnent, même de manière hypocrite, les démocraties occidentales. 

Ce sont des éléments qui devraient convaincre les Occidentaux qu’il y a une sorte d’incompatibilité entre le régime que ces putschistes cherchent à mettre en œuvre et les supposées valeurs qu’incarnent les Occidentaux. Or, ces derniers se refusent à accepter cette réalité. Ils estiment toujours que ce sont des gens opportunistes et qu’on peut les manipuler. C’est une erreur d’appréciation majeure, qui confine presque au racisme.

TV5MONDE : Les Américains disposaient pourtant d’un relais influent au sein de la junte nigérienne.

Yvan Guichaoua : Il y avait, peut-être, une certaine rationalité à imaginer que les choses étaient moins figées au Niger qu’au Burkina Faso et au Mali, dans le sens où tout le monde a un peu de mal à saisir qui fait quoi au sein du CNSP. Et dans le cas des Américains, depuis juillet 2023, ils estimaient avoir un relais principal en la personne du général Barmou. Celui-ci a beaucoup de poids au sein de l’armée. Il était censé être leur allié et peser dans les négociations internes en leur faveur. Mais, de fait, s’il a entrepris des choses, elles ont été réduites à néant jusqu’à présent. 

Des Nigériens participent à une marche organisée par les partisans du chef du coup d’État, le général Abdourahamane Tiani, à Niamey, le 30 juillet 2023.

Sam Mednick (AP)

Le CNSP opte pour de nouvelles alliances avec la Russie, l’Iran, la Turquie. Le CNSP essaye de ficeler un modèle économique qui pourrait rendre viable la présence russe. À mesure que ce modèle se met en place, ils indiquent la porte de sortie à ceux qu’ils ne veulent plus voir sur leur territoire.

Les putschistes savent très bien que les Occidentaux, même s’ils sont prêts à se plier à leurs conditions, ne peuvent pas le faire ad vitam aeternam
Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur à l’université de Kent et spécialiste du Sahel

TV5MONDE : La dernière réunion américano-nigérienne, au mois de mars dernier, est-elle à l’origine de la décision nigérienne de rompre définitivement avec les Etats-Unis ? 

Yvan Guichaoua : Le Niger a donné des signaux dès le départ de sa volonté de se débarrasser des tutelles occidentales. Quant à déterminer le moment où la décision a été actée, l’hypothèse la plus plausible, selon moi, tient dans l’obtention de garanties qu’il existe une alternative viable, en l’occurrence russe, iranienne, turque. 

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De leurs côtés, les Russes ou les Iraniens ne vont pas mettre des bâtons dans les roues des putschistes sur la question des droits de l’Homme. Quand bien même une partie des Occidentaux est prêt à concéder beaucoup de choses à la junte pour rester sur place, et c’est d’ailleurs toujours le cas des Allemands et des Italiens, à un moment donné, la ligne consistant à fermer les yeux sur cette question n’est plus tenable. Les putschistes savent très bien que les Occidentaux, même s’ils sont prêts à se plier à leurs conditions, ne peuvent pas le faire ad vitam aeternam

TV5MONDE : Peut-on désormais définitivement affirmer que le Niger prend un virage russe similaire à celui de ses alliés au sein de l’Alliance des États du Sahel ? 

Yvan Guichaoua : Je pense que c’est très clair oui. Toute la séquence du Iliouchine-76 qui déploie les militaires russes rappelle ce qui s’est passé au Mali et au Burkina Faso. Ce qui se démarque toutefois dans ce cas-ci, c’est que les Nigériens n’ont pas du tout cherché à minimiser la chose. Ils en ont parlé à la télévision nationale, ils ont interviewé des militaires russes cagoulés etc. Là où les Maliens ont toujours voulu cacher la présence de Wagner au début. Peut-être aussi qu’il est plus avouable de faire affaire avec Africa Corps (ndlr : un groupe paramilitaire russe) car il y a une reprise en main par le ministère de la Défense russe. 

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Les Nigériens ont fait beaucoup de tapage médiatique autour de cet événement et mis en avant le fait que les premiers matériels livrés seraient des systèmes de défense anti-aérienne, comme au Mali. Cela est significatif de ce qu’est leur priorité. Ce ne sont pas les défenses anti-aériennes qui sont le matériel privilégié pour la lutte anti-terroriste. Il s’agit davantage de matériel pour asseoir la souveraineté nationale vis-à-vis d’autres puissances. On est plus dans une logique de confrontation interétatique que dans la contre-insurrection.

Je suis désormais très curieux de voir ce que vont faire les Allemands et les Italiens, les dernières troupes occidentales encore acceptées dans le pays. Depuis le putsch, les décisions ont été prises une à une de sorte à détricoter complètement le jeu d’alliances géopolitiques antérieurement mis en place, notamment autour de la France. Depuis lors, on constate que le front diplomatique occidental se délite complètement. C’est une grande réussite des putschistes. Les Occidentaux ont été incapables de tenir une ligne commune, même au sein de l’Union européenne.

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TV5MONDE : Quid de la situation américaine au Tchad ? Dans une note signée du chef d’état-major de l’armée de l’air du pays, il est demandé à l’attaché de Défense américain « d’arrêter immédiatement les activités américaines » sur une base de N’Djamena. Peut-on comparer les situations nigérienne et tchadienne ?

Yvan Guichaoua : Je ne crois pas qu’il soit possible, pour l’heure, de faire une éventuelle comparaison entre le Niger et le Tchad. Les situations sont vraiment différentes. Du côté du Niger, il y a une demande officielle de la part des autorités adressée aux Américains de retirer leurs troupes avec dénonciation des accords. Cela ne s’est pas forcément fait dans les règles de l’art mais, en tous les cas, la demande est valide. 

Dans le cas du Tchad, on ne sait pas trop. Il y a cette lettre du chef d’état-major de l’armée de l’air qui est adressée à son ministre, qui évoque des correspondances préalables au sujet des départs des Américains d’une base en particulier. Donc on ne sait pas vraiment si c’est la présence américaine en général qui est rejetée ou s’il s’agit seulement des activités sur une base. Politiquement, c’est un peu plus difficile à interpréter. 

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Aucune de ces correspondances n’est véritablement officielle et aucune ne dénonce explicitement les accords. Soit c’est une manière de négocier des choses. Mahamat Idriss Déby a expliqué à RFI qu’il était dans une logique de diversification des partenaires internationaux, prêt à parler avec tout le monde, pour peu que le principe de souveraineté soit respecté. Soit ce sont des histoires internes à la politique tchadienne, une façon de se positionner à l’approche des élections. Le cas échéant, il s’agit de considérations et de jeux de pouvoir qui m’échappent.

Mais ce qui est vrai pour le Tchad comme pour le Niger ou le Mali, c’est qu’il ne faut pas toujours voir de la grande géopolitique derrière ces décisions. Il peut y avoir des jeux de pouvoir locaux. Tout ce qui concerne l’engagement avec l’extérieur a des impacts sur le positionnement des acteurs en interne. 

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