Plus de 90 entreprises européennes, dont Airbus, Dassault Systèmes et OVH, plaident pour un fonds d’infrastructure souverain et une politique de “Buy European”, visant à réduire la dépendance aux infrastructures et technologies étrangères. L’enjeu : garantir l’indépendance technologique du continent face aux géants américains et asiatiques qui dominent des secteurs clés comme les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle et le cloud computing.
Face à la montée en puissance des politiques industrielles et technologiques des États-Unis et de la Chine, plusieurs entreprises européennes s’inquiètent du manque d’investissements publics dans les technologies stratégiques. Airbus, Dassault Systèmes et plus de 90 entreprises technologiques européennes, soutenues par des groupes de lobbying, ont adressé une lettre ouverte à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Elles y appellent à la création d’un fonds d’infrastructure souverain pour financer des projets technologiques de grande envergure.
Les signataires de la lettre alertent sur une situation critique : l’Europe dépend encore massivement des infrastructures numériques étrangères, notamment des entreprises américaines et chinoises. Aujourd’hui, les logiciels, les plateformes d’IA, le cloud et les semi-conducteurs sont largement contrôlés par des géants comme Microsoft, Google, AWS ou bien des fabricants asiatiques de puces. Cette dépendance place l’Europe dans une position de vulnérabilité, où une décision politique étrangère peut suffire à couper l’accès à des services stratégiques. L’exemple récent de l’Ukraine, qui s’est vu restreindre l’accès à certaines infrastructures numériques par décision de Washington, a renforcé l’urgence d’une riposte européenne.
Un enjeu de souveraineté pour sécuriser l’économie européenne
Alors que les États-Unis ont adopté des plans massifs d’investissement dans les semi-conducteurs et l’IA (via le Chips Act), l’Union européenne manque d’une stratégie industrielle cohérente. Airbus, Dassault et les autres signataires réclament donc une politique ambitieuse, afin que l’Europe récupère son autonomie technologique et investisse dans ses propres infrastructures.
Derrière cet appel, il s’agit d’un véritable enjeu stratégique pour l’Europe qui doit trouver sa voie pour ne pas devenir un simple marché captif des technologies américaines et chinoises. Si aucune action n’est entreprise dans les trois prochaines années, la domination des géants du numérique pourrait devenir totale, s’inquiètent-ils, entraînant un affaiblissement de la compétitivité des entreprises européennes face à des concurrents bénéficiant de politiques industrielles protectionnistes, selon les entreprises européennes.
Cette dépendance croissante exposerait également l’Europe à une perte de contrôle sur ses infrastructures critiques, la rendant vulnérable aux lois extraterritoriales américaines telles que le Cloud Act. Enfin, cette situation constitue une menace directe pour la cybersécurité et la résilience des systèmes numériques européens, dans un contexte où les tensions géopolitiques pourraient avoir des répercussions majeures sur l’accès aux technologies et la protection des données sensibles.
Un fonds souverain et une politique de “Buy European” pour rééquilibrer le marché
La première proposition est la création d’un Fonds d’Infrastructure Souverain pour soutenir les investissements publics dans les secteurs technologiques critiques. Ce fonds permettrait de financer des industries à forte intensité de capital, notamment les semi-conducteurs, un secteur où l’Europe est actuellement dépendante des importations asiatiques. En effet, la crise mondiale des puces a montré la vulnérabilité d’une chaîne d’approvisionnement dominée par Taïwan et la Chine. Le fonds servirait aussi à financer les technologies quantiques, qui jouent un rôle clé dans l’informatique du futur et la cybersécurité. Les entreprises européennes disposent d’un savoir-faire, mais les investissements restent insuffisants face aux milliards injectés par les États-Unis et la Chine.
En parallèle, les entreprises appellent à instaurer une politique de “Buy European”, inspirée des pratiques américaines et chinoises, où les marchés publics favoriseraient systématiquement les fournisseurs européens. L’objectif n’est pas de fermer le marché aux entreprises non européennes, mais d’offrir aux acteurs locaux un cadre où ils peuvent légitimement rivaliser.
« Industrialiser sur notre territoire, c’est indispensable. Une base industrielle solide est nécessaire pour que l’innovation de rupture puisse émerger et prospérer. On doit continuer à pousser l’émergence de filières comme nous l’avons fait avec Verkor. Cela passe par avoir un contenu local de 50, 60, 80 % permet d’ancrer l’emploi et la valeur ajoutée sur notre territoire. », faisait valoir à Forbes France Benoît Lemaignan, cofondateur de Verkor, fleuron français dans la création de batteries.
Actuellement, les entreprises technologiques européennes doivent affronter des concurrents massivement subventionnés par leurs États d’origine. Une telle politique permettrait de créer un effet d’entraînement, où la demande publique génère un marché suffisamment fort pour inciter les entreprises privées à investir en Europe.
“Nous avons aussi besoin d’une simplification administrative pour faciliter l’installation d’infrastructures. Le Clean Industrial Deal et le Buy European Act, pour lesquels je milite depuis 2019, sont des outils nécessaires pour privilégier nos entreprises dans les appels d’offres. Il ne s’agit pas de protectionnisme aveugle, mais de souveraineté.”, expliquait à Forbes France Stéphanie Yon-Courtin, députée de Renew Europe. “Si les États-Unis décident demain de couper l’accès à certaines technologies numériques, nous serons dépendants. Nous devons donc anticiper ces risques et nous assurer d’une autonomie stratégique. L’Europe doit aussi être vigilante face aux investissements étrangers, en particulier chinois et saoudiens, qui pourraient être anticoncurrentiels ou mettre en péril notre souveraineté.”, poursuit-elle.
Standardisation et mutualisation : des solutions concrètes pour renforcer la compétitivité
Au-delà de ces mesures, la lettre insiste sur la nécessité de développer une approche mutualisée et standardisée de l’infrastructure numérique en Europe. Parmi les solutions proposées :
- Encourager l’interopérabilité et l’open source : aujourd’hui, de nombreuses entreprises européennes sont captives des technologies propriétaires des géants américains. Développer des standards ouverts et compatibles permettrait de réduire cette dépendance et d’offrir une alternative crédible.
- Créer un “Euro Stack”, une infrastructure numérique intégrée qui couvrirait les plateformes, les applications et les infrastructures matérielles. Ce modèle permettrait aux acteurs européens de se regrouper pour fédérer leurs ressources et gagner en compétitivité face aux hyperscalers américains comme AWS et Microsoft.
- Mieux orienter les fonds européens vers des projets stratégiques et rentables : plutôt que de financer des recherches trop expérimentales, la coalition propose de concentrer les investissements sur les infrastructures numériques déjà viables et à fort potentiel de croissance.
Un test politique pour l’Union européenne
La question de la souveraineté technologique devient un enjeu de plus en plus central au sein de l’Union européenne. Pourtant, malgré de nombreux rapports alertant sur la situation, les décisions tardent à se concrétiser. Ce plaidoyer des entreprises européennes met ainsi la pression sur Bruxelles : va-t-elle enfin structurer une véritable politique industrielle du numérique, ou laisser l’Europe devenir un simple consommateur de technologies étrangères ?
« Ce qui ne donne pas envie de produire en Europe, c’est qu’il y a 27 normes différentes. Il faut unifier, mutualiser, standardiser, partager les talents pour vraiment faire émerger une industrie compétitive en Europe. », racontait Benoît Lemaignan.
Avec des entreprises majeures comme Airbus, Dassault, OVH Cloud et BPI France parmi les signataires, la mobilisation est massive. L’Union européenne peut-elle encore ignorer cet appel, alors que les États-Unis et la Chine verrouillent de plus en plus leurs marchés ? L’avenir de la compétitivité numérique européenne pourrait bien se jouer dans les décisions qui seront prises dans les prochains mois.
« Un autre enjeu-clé est la création d’un marché financier européen unifié pour injecter des fonds dans l’économie réelle et permettre aux épargnants d’investir dans des entreprises technologiques européennes. Une étude Eurostat montre que les citoyens sont prêts à investir s’ils savent où va leur argent.”, commentait Stéphanie Yon-Courtin.
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