Dominique Lévy / Edouard Lecerf (Georges) : « Les Français se montrent plastiques et stratèges au quotidien, davantage que beaucoup de responsables politiques ou économiques »

Dominique Lévy-Saragossi : difficile de ne pas lire ce moment comme une confirmation. La difficulté à « faire société » est bien le signe d’un contrat social abîmé de toutes parts. Quant à la crise du système… Emmanuel Macron a tenté de la résoudre en « donnant la parole au peuple ». Le moins qu’on puisse dire est qu’il l’a prise comme la participation en atteste. Pour autant, à date, la crise n’est franchement pas résolue. Ce qui a été frappant, dans cette courte campagne, c’est de voir à quel point elle s’est organisée autour de sujets « micro », du quotidien des « vraies gens » : il a été beaucoup sujet de respect, de proximité, bien sûr de travail et, surtout, de pouvoir d’achat. Chaque camp a tenté de faire la démonstration de sa capacité à changer « la vie des gens » à très court terme. Comprendre quel projet de société et quel avenir cela dessine s’est donc souvent avéré bien compliqué.

On ne peut affirmer que le « souhait de clarification » soit atteint. De nouvelles frustrations ont vu le jour et continuent à se développer

Edouard Lecerf : après des années de ce que l’on a parfois vu comme une forme d’apathie électorale, on a été frappé par une vitalité démocratique retrouvée, largement favorisée par les enjeux. Cette vitalité s’est exprimée à la fois dans le taux de participation à chaque tour de scrutin et dans la plasticité du corps électoral. D’un tour à l’autre, même si les enjeux du quotidien sont restés les mêmes, la question plus profonde des valeurs est revenue en force, modifiant de fait singulièrement le paysage politique. Cet enchevêtrement de sujets, de dangers, d’espoirs et de craintes a donné le résultat que l’on connait. Pour autant, on ne peut affirmer que le « souhait de clarification » soit atteint. De nouvelles frustrations ont vu le jour et continuent à se développer.

IN : le président de la République affirme que personne n’a gagné et appelle les politiques à trouver « une majorité solide et nécessairement plurielle »…

E.L. : il tente en quelques mots de recomposer la manière dont fonctionne la Ve République depuis plusieurs dizaines d’années. Dire dans une même phrase « personne ne gagne » et « majorité solide » ne correspond en tout cas pas à la façon dont les électeurs ont vu fonctionner la Vème République jusque-là. Alors que l’on vient de vivre une phase politique en accéléré, il va sans doute falloir, à l’inverse, apprendre à ralentir, à s’armer de patience. Ce n’est pas dans notre culture politique, de plus en plus « tranchée ». On voit depuis quelques jours à quel point chaque camp politique porte sa propre vision de la majorité politique à construire mais aussi de la Constitution, de sa lettre ou de son esprit. Aux côtés des experts politiques, les constitutionnalistes sont en train de devenir les nouveaux oracles.

IN : après le premier tour, les politiques ont exprimé la nécessité de prendre en compte la souffrance et les difficultés qu’exprimaient les électeurs. « Entendre le message des Français » n’est-ce pas pourtant ce qui se dit lors de chaque soirée électorale ?

D.L-S. : toute la campagne s’est faite sur la proximité avec la « vraie vie ». On a tellement dit que les politiques étaient hors sol, ils l’ont si bien intégré, que c’est devenu une espèce de badge que chacun croit devoir porter pour prouver qu’il connait le pays. Mais cela tourne à une collection de cas particuliers et de micro histoires. La vie quotidienne est au centre du jeu politique mais la représentation pointilliste – et souvent un peu misérabiliste – qui en est ainsi faite est aussi fausse que celle dressée à grands coups de moyennes. Voir de trop loin ou de trop près aboutit à la même incapacité à produire un discours dans lequel chacun peut, peu ou prou, se reconnaitre. Et cela risque d’accentuer une sorte de crispation individualiste, de focalisation absolue sur l’immédiat. Dans le contexte de crises et d’inflation que nous vivons, ce « recroquevillement » est bien naturel mais il est aussi problématique. Ne serait-ce pas le rôle des politiques que de nous aider à le dépasser ?

La proximité avec la « vraie vie » est devenue un badge que chaque politique croit devoir porter pour prouver qu’il connait le pays. Mettre la vie quotidienne au centre du jeu politique amène à une représentation pointilliste, aussi fausse que celle qui est dressée à grands coups de moyennes

IN : la campagne des élections législatives a été très violente. Le politique a-t-il encore la capacité à fabriquer de l’apaisement ou du consensus dans une société aussi diverse que la société française ?

D.L-S. : la violence qui s’est exprimée dans la campagne fait écho et amplifie celle que nous constatons partout. Dans toutes nos enquêtes de terrain, nous le voyons. Les gens disent aujourd’hui des choses qui – sur le fond et sur la forme – ne se disaient pas. Certains propos qui sont interdits par la loi ou qui l’étaient par le consensus social s’expriment désormais dès lors qu’on se sent à peu près « entre soi ». Globalement, les opinions les plus tranchées sont aujourd’hui dicibles. Le ton et le vocabulaire aussi ont changé. Une certaine radicalité verbale est devenue courante, dans la rue comme dans nos entretiens. Les réseaux sociaux y sont pour quelque chose mais l’évolution du débat politique aussi. La peur des uns, la haine des autres : tout cela s’est exprimé dans la campagne et s’exprime encore.

Certaines choses qui sont interdites par la loi ou qui l’étaient par le consensus social s’expriment désormais dès lors qu’on se sent à peu près « entre soi ». Une certaine radicalité verbale est devenue courante, dans la rue comme dans nos entretiens.

E.L. : il y a une ambivalence, ou une subtilité, dans la façon dont les Français font – ou pas – société aujourd’hui. Nous sommes un pays qui constate la montée des colères, la défiance qui s’exacerbe à l’égard des politiques – ce qui n’est pas nouveau – mais aussi à l’égard de « l’autre », celui qui n’est pas soi. S’ils ne s’en étonnent plus, les Français se désolent souvent de ces fractures. Je crois qu’il y a malgré tout chez eux un souhait de retrouver un chemin commun. Un des grands défis de la politique ou du politique est, sans renoncer aux débats, aux oppositions de points de vue et de projets qui font la vie démocratique, de favoriser ensuite la réconciliation, de parvenir à construire des consensus malgré la polarisation. C’est à la fois plus nécessaire et plus difficile que jamais.

IN : beaucoup de vos enquêtes de terrain ont trait à la consommation. Comment les Français témoignent-ils de cette crise de pouvoir d’achat qui a cristallisé de nombreux comportements ces deux dernières années et été si présente dans la campagne ?

D.L-S. : personne ou presque n’emploie spontanément le terme de « pouvoir d’achat ». Les gens évoquent la hausse des prix, du coût de la vie… Surtout, ils parlent « d’y arriver », d’une situation qu’ils gèrent ou qui leur échappe. Le partage se fait entre ceux qui « y arrivent encore » et maitrisent une sorte d’économie domestique, et ceux qui se sentent dépassés. Qui ne savent plus comment faire face à l’imprévu, voire au quotidien. Et ce n’est pas qu’une question de revenus. Je crois que c’est ce sentiment d’impuissance qu’il y a derrière la notion de « pouvoir d’achat ». Ce terme est d’ailleurs intéressant à analyser, comme s’il était l’un des seuls pouvoirs dont nous disposions, que nous puissions exercer et défendre, le seul à même de nous protéger et de protéger notre qualité de vie.

La tension sur le quotidien est tellement forte qu’elle réduit pour beaucoup la capacité à se projeter vers demain

EL : la question du niveau de vie est devenue tellement centrale chez les Français qu’elle contribue à construire la façon dont ils jugent le fonctionnement de la démocratie dans notre pays. Les catégories pour lesquelles les perspectives d’évolution de leur situation économique sont les plus négatives sont également celles qui critiquent le plus fortement ce fonctionnement de la démocratie en France. La tension sur le quotidien est tellement forte qu’elle réduit pour beaucoup la capacité à se projeter vers demain. Quand on est « politique », être au plus proche des vies quotidiennes est évidemment essentiel. Mais il faut maintenir un équilibre entre cette attention au quotidien des Français et la capacité à construire un projet qui dépasse l’instant et permet encore de se projeter en commun.

IN : qu’est-ce qui bloque ?

D.L-S. : il est difficile de se projeter dans un avenir désirable si cela implique de toucher, pour des raisons diverses, à tout ce que nous avons érigé en aboutissement de la promesse démocratique occidentale : le travail pour gagner plus, pour consommer plus et pour vivre mieux. La matérialisation de tout cela – la maison, la voiture, un quotidien confortable, des loisirs… – est remise en question. Le réchauffement climatique rend certains de ces idéaux presque coupables. L’inflation les rend parfois inaccessibles… S’il n’y a pas d’autre « idéal » partagé, d’autres choses qui pourraient représenter un progrès ou donner le sentiment que la société va mieux, comme l’école, l’hôpital ou la justice – toutes choses perçues comme en dégradation -, qu’est-ce que cela laisse comme espace et comme crédibilité aux dirigeants ?

Le sentiment que le pays est injuste est omniprésent et mérite d’être analysé. C’est dans le hiatus entre ces deux façons de décrire le pays – entre l’anecdote et la moyenne – que résident les pistes de solutions

IN : le pays est-il toujours aussi « vivant et réveillé » que ce que vous constatiez il y a deux ans ?

D.L-S. : le pays est alerte et en alerte. Les Français ont appris à prendre des initiatives pour vivre au mieux malgré tout face à l’inflation bien sûr mais aussi la peur que les filets de sécurité ne fonctionnent plus. Ils se montrent plastiques et stratèges au quotidien. Ils ont appris à faire face à l’imprévu, à l’urgence, à essayer de subir le moins possible ce qui « leur tombe dessus ». Ils sont agiles, capables de changer de façon de penser et d’agir. Sans doute davantage que beaucoup de responsables politiques ou économiques. Pour autant, le sentiment que « ça ne va pas » ou que le pays est injuste, est omniprésent. Ce sentiment mérite d’être analysé, quand bien même il n’est pas strictement corroboré par les données « objectives ». C’est un champ dont se sont emparés de nombreux chercheurs en sciences sociales, de Pierre Rosanvallon à Claudia Senik en passant par Nicolas Duvoux et bien d’autres. Le moins qu’on puisse dire est que leurs travaux peinent à trouver leur place dans les modes de fonctionnement et de réflexion de nos leaders. Nous sommes persuadés que c’est pourtant là, dans le hiatus entre ces deux façons de décrire le pays – entre l’anecdote et la moyenne – que résident les pistes de solutions.

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