Dominique Méda, sociologue : « Les Français ne refusent pas le travail, ils refusent d’y souffrir »

Philosophe de formation, Dominique Méda est énarque, haute fonctionnaire (elle a notamment travaillé à l’Igas). Ses recherches portent sur le travail, les politiques sociales, les indicateurs de richesse, les inégalités femmes-hommes dans l’emploi et la transition écologique. Depuis 2011, elle enseigne la sociologie à l’université Paris-Dauphine et préside depuis 2020 l’institut Veblen, qui promeut des réformes économiques. Son dernier ouvrage, Une société désirable. Comment prendre soin du monde (Flammarion/France Culture, 2025), ouvre des pistes pour construire un mode de développement soutenable et une économie socialement juste.

La notion de travail est au cœur de vos recherches depuis le début des années 1990, qu’est-ce qui vous a amenée à ce thème auquel vous restez fidèle ?

À l’ENA, où j’ai été formée entre 1987 et 1989, l’économie était reine, le travail était principalement envisagé comme un coût, sous l’angle de la compétitivité. Je découvrais un monde en complète contradiction avec ce que j’avais appris en philosophie. Après ma sortie de l’ENA, j’ai continué à m’intéresser à la question du travail dans la philosophie contemporaine : j’assistais aux séminaires de Toni Negri et de Jean-Marie Marx dans les sous-sols du ministère de la Recherche et je lisais la revue Futur antérieur.

J’ai ressenti la nécessité à partir de ce moment de faire une genèse du concept de travail, pour mettre en évidence qu’il s’agissait d’une catégorie historique. Mon premier livre, le Travail, une valeur en voie de disparition (1995), plaidait pour que chacun, femme et homme, accède à la gamme entière des activités diversifiées : activités productives, politiques, amicales, familiales.

Parallèlement à la rédaction de ce premier ouvrage, j’ai travaillé avec le Commissariat général au plan sur un rapport intitulé Le travail dans vingt ans. Nous réfléchissions sur la place occupée par le travail : une des conclusions était notamment qu’il fallait réduire le temps de travail. Un peu plus tard j’ai travaillé sur le PIB et j’y ai été conduite en raison du fait que le travail est la seule activité que le PIB prend en compte.

Le terme générique « travail » recouvre d’ailleurs des activités très variées et implique des degrés d’aliénation différents…

Effectivement, comme l’écrit John K. Galbraith dans son livre les Mensonges de l’économie, le paradoxe est là. « Le mot « travail » s’applique simultanément à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable, et à ceux qui y prennent manifestement plaisir et n’y voient aucune contrainte. Avec un sens gratifiant de leur importance personnelle, peut-être, ou de la supériorité qu’on leur reconnaît en plaçant les autres sous leurs ordres.

« Travail » désigne à la fois l’obligation imposée aux uns et la source de prestige et de forte rémunération que désirent ardemment les autres et dont ils jouissent. User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d’escroquerie. Mais ce n’est pas tout. Les individus qui prennent le plus de plaisir à leur travail – on ne le soulignera jamais assez – sont presque universellement les mieux payés. C’est admis. »

Votée il y a un quart de siècle, la loi sur les 35 heures a constitué la dernière avancée sociale majeure en date. Vos travaux ont-ils inspiré Martine Aubry ?

Je ne crois pas avoir influencé directement Martine Aubry, mais nous étions plusieurs à penser que la réduction du temps de travail était une réponse au chômage et une manière d’améliorer la qualité de vie. À partir de 1995, il y a eu plusieurs rapports sur ces questions. Le taux de chômage était très élevé. Il fallait tout mettre en œuvre pour le combattre. La RTT était une manière de s’attaquer au chômage, tout en ouvrant d’autres espaces pour les activités citoyennes et en tentant de redistribuer l’emploi et les tâches domestiques et familiales entre les hommes et les femmes.

Malheureusement, la deuxième loi Aubry a rendu le dispositif beaucoup moins vertueux sous la pression du patronat. Aujourd’hui on confond réduction du temps de travail et travail en quatre jours. À mon sens si nous parvenons à mettre en œuvre la transition écologique nous aurons besoin de plus de travail humain. Il faudra être capable de le répartir sur l’ensemble de la population active.

Dans votre dernier livre, vous réfutez notamment l’idée fausse selon laquelle les Français seraient des râleurs qui refusent de travailler.

Oui, car nier la réalité est dangereux. En France, nous battons le record des accidents de travail mortels par rapport à nos voisins européens. Les enquêtes, notamment celles de la Dares et d’Eurofound, montrent que les Français accordent beaucoup d’importance à leur travail, mais qu’ils souffrent d’une intensification des tâches et d’un manque de reconnaissance. Près de 40 % des actifs pensent ne pas pouvoir tenir jusqu’à la retraite. Dire qu’ils sont paresseux, c’est nier cette réalité.

Les conditions de travail se sont dégradées, avec une pression accrue, des objectifs toujours plus ambitieux et une gestion souvent toxique. Les Français ne refusent pas le travail, ils refusent de souffrir au travail. Par exemple, les enquêtes montrent que les travailleurs sont soumis à une intensification croissante : ils doivent faire plus en moins de temps, avec moins de moyens. Cela entraîne une souffrance physique et psychologique, mais aussi une perte de sens. Les gens veulent travailler, mais ils veulent un travail qui ait du sens, qui soit respectueux de leur santé et de leur vie personnelle.

Et les jeunes générations ?

Contrairement au discours ambiant, elles ne rejettent pas le travail. Elles veulent juste qu’il ait du sens et qu’il s’intègre harmonieusement à leur vie personnelle. Elles sont aussi plus conscientes des enjeux écologiques et refusent les logiques productivistes à tout prix. Les jeunes générations sont souvent qualifiées de « postmatérialistes » : elles accordent plus d’importance à l’épanouissement personnel et à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Elles aspirent à un travail qui contribue au bien commun, plutôt qu’à un travail simple source de revenus. Par exemple, elles sont nombreuses à refuser des emplois dans des secteurs polluants ou peu éthiques, même si ces emplois sont bien rémunérés. Cela montre une prise de conscience profonde des enjeux sociaux et environnementaux.

Les modifications récentes de l’organisation du travail ont été défavorables aux travailleurs ?

Oui, on assiste à une intensification du travail. Après une pause entre 1998 et 2005, elle reprend de plus belle. Une enquête comparative des conditions de travail au niveau européen montre que, par rapport au reste de l’Europe, la France présente des conditions de travail extrêmement médiocres. Elle est même souvent en queue de peloton. Plus de pénibilité physique, plus de charges émotionnelles, plus de discrimination, beaucoup plus de personnes qui considèrent qu’elles ne sont pas payées à la mesure de leur effort.

Et surtout, les salariés français ont très peu voix au chapitre. La hiérarchie peut changer l’organisation de leur travail sans les consulter. C’est cette verticalité qu’il faudrait changer. Le problème, c’est qu’on est en pleine régression : il y avait dix critères de pénibilité, et on n’en a plus que six. Je pense qu’on aurait dû ouvrir un grand chantier d’amélioration des conditions de travail, et qu’après seulement on aurait pu discuter de la retraite.

Vous inquiétez-vous de l’impact de l’intelligence artificielle sur le travail ?

Effectivement, car, au-delà de la question des emplois menacés – qui sont moins nombreux qu’annoncé –, l’IA renforce la surveillance, le contrôle et l’automatisation des tâches. Le management par algorithme, qui dicte les décisions de recrutement et de licenciement, est une tendance préoccupante. Il est urgent d’encadrer ces pratiques. Par exemple, les conventions collectives devraient inclure des clauses sur l’utilisation des algorithmes, pour garantir la protection des travailleurs et la transparence.

Les employeurs utilisent de plus en plus des outils de surveillance pour mesurer la productivité des employés, ce qui peut entraîner une pression insupportable et une perte d’autonomie. Il faut légiférer pour protéger les droits des travailleurs face à ces nouvelles technologies, et ne pas oublier les forçats du clic, ces petites mains chargées d’entraîner les algorithmes.

Vous critiquez aussi les réformes du marché du travail, notamment celle de l’assurance-chômage et de France travail. Pourquoi ?

Parce qu’elles reposent sur une vision erronée du chômage. L’idée sous-jacente est que si les chômeurs ne travaillent pas, c’est qu’ils ne le veulent pas. D’où la multiplication des contraintes : radiation plus rapide, obligation de travailler un minimum d’heures… Or les études montrent que le problème n’est pas un manque de motivation, mais un manque d’emplois de qualité et des conditions de travail dégradées.

Ces réformes ne font qu’accroître la précarité et la souffrance des chômeurs, sans résoudre les problèmes structurels du marché du travail. Par exemple, la réforme de l’assurance-chômage de 2021 a durci les conditions d’accès aux allocations, à partir de la supposition que cela inciterait les chômeurs à chercher du travail plus activement. En réalité, cela a surtout plongé des milliers de personnes dans la précarité, sans créer d’emplois supplémentaires.

Au contraire des libéraux, défendez-vous une économie planifiée ?

Je défends la nécessité d’une planification. Face aux défis climatiques et sociaux, nous avons besoin d’un cap clair et d’un État qui oriente les investissements. La transition écologique ne se fera pas spontanément, elle demande une volonté politique forte. Nous devons repenser notre modèle économique pour qu’il serve l’intérêt général et non les seuls intérêts financiers.

L’État doit investir massivement dans des secteurs clés comme les transports publics, l’isolation des bâtiments ou l’agriculture durable. Cela créera des emplois tout en réduisant notre impact environnemental. Mais la transition écologique ne se fera pas sans une coordination européenne forte, qui vient malheureusement de diminuer fortement son engagement.

Comment faire pour créer un avenir désirable et durable à l’heure où les dirigeants des plus grandes puissances mondiales cultivent la ploutocratie ?

Nous devons redonner aux citoyens l’envie de s’impliquer. Il faut redynamiser notre tissu politique et social. La démocratie ne doit pas être qu’un rendez-vous électoral tous les cinq ans, elle doit être vivante et continue. Le problème, c’est que les gens fragilisés économiquement et socialement ont tendance à croire les discours simplistes de l’extrême droite. Je pense que la meilleure politique de lutte pour la transition écologique, c’est l’égalité.

Une politique qui permette d’éviter que les personnes modestes, qui se sentent abandonnées, ne se jettent dans les bras des démagogues. C’est en luttant contre les inégalités et en mettant les classes populaires au cœur du projet politique que l’on parviendra à réorienter les politiques vers la transition écologique. C’est à cette condition que nous pourrons construire une société véritablement désirable.

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