En préambule au texte édité de la pièce, longtemps après sa création, Marguerite Duras notait : « Le premier acteur à entrer sur scène est Pierre Lannes. Il s’assied, il attend. C’est quand il est assis que l’Interrogateur apparaît : il était dans la salle parmi les spectateurs. Il n’a pas de place fixe au cours de la représentation. Il fait ce qu’il veut. Il marche. Il revient sur ses pas, il s’arrête, se tait, repart, s‘adosse aux portes, aux murs, quelquefois il se tait pendant de longues secondes . (..) Au Théâtre Gémier [ où la pièce avait été créée dans une mise en scène de Claude Régy, avec Madeleine Renaud (Claire), Claude Dauphin (Pierre Lannes, le mari de Claire) et Mikael Lonsdale, (l‘interrogateur)], « parfois il [Lonsdale]montait sur la scène et, lentement, il allait derrière elle et posait ses mains sur ses cheveux et il restait là jusqu’à la fin » se souvenait Duras.
Hormis ce dernier geste , la mise en scène d’Osinski au Théâtre de l’Atelier (lire ici) suivait cette ligne directrice : Grégoire Oestermann. (Pierre) s’asseyait sur la chaise et Frédéric Leidgens (l’interrogateur) restait longtemps assis parmi les spectateurs des premiers rangs pour interroger Pierre avant de bouger un peu. Puis, après la levée du rideau de fer faisant suite à l’interrogatoire de Pierre Lannes Claire s’asseyait là où avait été assis son mari, face au public et n’en bougeait plus (lire ici) .
Emilie Charriot balaie toutes ces indications scéniques de Duras. Pendant son interrogatoire ,Pierre Lannes interprété par Laurent Poitrenaux, n’est pas assis sur une chaise devant le public, mais assis ou debout parmi les spectateurs et assez haut sur l’ unique gradin des Ateliers Berthier. Si l’on est installé sur le bas du gradin (c’était mon cas) il faut se tordre le cou pour l’apercevoir avant qu’il ne finisse, plus tard, par gagner le plateau. L’interrogateur (ni flic, ni juge, ni avocat, Duras qui aime l’ambivalence ne le définit pas), interprété par Nicolas Bouchaud circule souvent sur le plateau et dans les travées latérales.
Et c’est lui, Bouchaud, qui est chargé par la metteure en scène d’ajouter une référence nullement durassienne au début du spectacle: celle d’une chanson des Stranglers chère à l’étudiant japonais qui,dans une chambre de la cité universitaire à Paris, a violé une étudiante avant de la manger par petits morceaux. Tout comme Emilie Charriot viole Duras et mange tout cru ses indications scéniques sauf une : lorsqu’elle apparaît en scène, Claire Lannes est assise et restera longtemps.
Cette chaise n’est pas positionnée de près, face au public (comme chez Régy et Osinski) mais, au milieu du plateau et latéralement, face à une autre chaise, celle de l’interrogateur. Le mari de la meurtrière viendra parfois rôder alentour comme un chien flairant une piste ou observant une proie ou une énigme.
Claire avait tout de suite dit aux enquêteurs que c’est elle qui avait assassiné une jeune femme sourde et muette venue de Cahors s’occuper du logis des Lannes à Viorne, un nom de village de la région parisienne inventé par Duras laquelle s’inspirant, en le transformant, d’un fait divers réel dont elle avait suivi la chronique dans le Monde. Des morceaux de corps avaient été retrouvés dans des trains qui avaient tous en commun de passer par Viorne. Le corps avait été reconstitué mais il manquait la tête. Où est-elle ? Claire Lannes, inlassablement interrogée, ne le dira pas. Ni à celui qui l’interroge, ni à son mari, ni aux spectateurs. Elle est au centre du monde, lequel est à ses pieds, c’est une reine, elle règne enfin.
Dirigée par Jacques Osinski, Sandrine Bonnaire ne bougeait pas, à peine si elle levait, une fois, un bras. Elle avait la force énigmatique d’une statue. Dirigée par Emilie Charriot, Dominique Reymond est maîtresse de ses dires, elle bouge les bras, la tête, se lève parfois. Le mari de loin, l’interrogateur de près, sont comme ses esclaves, autrement dit des faire-valoir, des histrions involontaires , ils sont à ses pieds. C’est à la fois la force et la faiblesse du spectacle.
Théâtre de l’Odéon Berthier, jusqu’au 13 avril.
A lire, Journaux de répétitions avec Klaus Mikael Grüber et Antoine Vitez par Dominique Reymond, Chez Kincksieck-Archimbaud
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