Dominique Spenlehauer : « La dématérialisation des pourboires touche un point tabou »

À Paris, le paiement incitatif des pourboires, via une application sur les terminaux de paiement, est désormais très répandu. Qu’en est-il en Bretagne ?

Ici, ça ne prend pas du tout. Beaucoup de restaurateurs sont contre car cela induit une notion d’obligation, alors que le pourboire a toujours été « le petit plus » que le client accorde, s’il est satisfait et qu’il le souhaite. Côté serveurs, on peut avoir l’impression de « mendier » un complément. J’ai moi-même soumis la question du passage à la dématérialisation à mon équipe, l’an dernier, avant de céder mon affaire (« Le moulin à fouler », à Ploumagoar). Le personnel a unanimement préféré rester à la panière commune qu’ils vidaient et divisaient ensemble à la fin du mois, sans que je n’aie aucune vue dessus. Ils ne voulaient pas perdre la convivialité de ce moment.

La défiscalisation temporaire des pourboires numériques, engagée depuis le 1er janvier 2022 par le gouvernement pour relancer la filière, n’a donc pas eu un effet d’entraînement ?

Non, même dans les grandes villes, comme à Rennes, la mode des applis n’a pas pris le dessus. D’abord parce que les sommes générées doivent figurer sur la déclaration d’impôts. On transforme le pourboire en un nouveau revenu, alors que, depuis la nuit des temps, les petits sous apportent un complément. On touche là à un tabou. Et puis la défiscalisation, d’accord, mais jusqu’à quand ? Avec l’instabilité gouvernementale, les salariés peuvent légitimement se demander à quelle sauce ils vont être mangés demain. Si les sommes déclarées s’avèrent rondelettes, le ministère des Finances ne sera pas long à vouloir remettre la main dessus. Et puis, beaucoup de saisonniers que j’ai rencontrés craignent que les gains supplémentaires générés par les pourboires numériques ne rentrent, au final, dans la négociation salariale. Ce qu’ils gagneraient d’un côté, ils le reperdraient de l’autre.

Vous tordez le cou à l’idée que la clientèle n’a plus jamais de monnaie sur elle pour payer les pourboires ?

La carte bancaire gagne du terrain en Bretagne, comme partout. Mais on est encore loin d’un modèle à l’américaine, avec l’incitation systématique au pourboire. Dans nos secteurs touristiques, on a encore beaucoup d’étrangers qui donnent des billets. Comme les Allemands qui continuent à payer en espèces et ajoutent facilement une belle somme à la note. On dit que les pièces, c’est fini. Mais même les locaux donnent encore de la monnaie. Regardez les salariés qui paient avec des cartes professionnelles : ils ne peuvent pas intégrer le pourboire au paiement défrayé. J’en vois encore beaucoup donner des « petits euros ». Le liquide n’a pas dit son dernier mot !